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La seconde révolution bancaire en France à partir de

Introduction du premier chapitre

1. Du mode de production féodal au mode de production capitaliste : implications pour l’organisation monétaire

1.3. Le mode de production capitaliste et la mutation des systèmes monétaires Nous avons cherché à faire une histoire de l’essor du mode de production capitaliste Il

1.3.1. La seconde révolution bancaire en France à partir de

a. Seconde révolution bancaire et régulation concurrentielle du mode de production capitaliste (fin XIXe – début XXe)

La seconde moitié du XIXe siècle est marquée par des innovations techniques notables, telles que le moteur à explosion et la maîtrise de l’énergie électrique, qui alimentent une seconde révolution industrielle. L’amélioration des techniques permet d’augmenter la production agricole et la démographie. La main d’œuvre agricole va alors se « déverser » sur les industries urbaines, pour reprendre l’expression d’Alfred Sauvy (1980) : c’est l’exode rural46 qui va

favoriser la généralisation du rapport salarial. Comme le note Straus (2011, p. 36), à partir du milieu du XIXe siècle et compte tenu des progrès sur le plan technique et de l’accélération du processus d’industrialisation, « il ne fut plus question [pour les capitalistes] d’entrer dans la profession en créant un petit établissement. La constitution en société anonyme permit alors de réunir un noyau d’actionnaires ». Dans ce contexte, les besoins en capital fixe augmentent et les profits industriels sont compressés compte tenu de la forte concurrence entre les unités productives, encore faiblement concentrées (Boyer, 2015, p. 53). Dans ce capitalisme industriel concurrentiel, la nature de la demande de financement a évolué ; il ne s’agit plus pour les

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établissements bancaires d’offrir du crédit commercial à brève maturité mais de financer du capital fixe sur de longues échéances.

La Haute banque prendra des prises de participation dans des sociétés anonymes aux côtés d’industriel ou pilotera l’émission de valeurs mobilières pour leur compte. Elle apporte ainsi du capital et/ou son savoir-faire financier aux industries de la seconde révolution industrielle. Ces financements sont souvent intrinsèquement liés à des réseaux informels et familiaux, et la Haute banque parisienne, dont l’activité est fondée sur la rotation rapide des capitaux (Bonin, 1992, p. 53), n’est pas, dans ce contexte d’industrialisation rapide nécessitant de longues immobilisations, en mesure de satisfaire les besoins de financement. Les banques locales et régionales vont jouer un rôle complémentaire, puisant leurs ressources dans les fonds déposés par la petite bourgeoisie provinciale, les notables et les entreprises de leur territoire. Ces banques vont, d’après Straus (2011, p. 39), « satisfaire en partie les besoins des nouveaux entrepreneurs assez hardis pour se lancer dans des secteurs innovants », ces besoins nouveaux consistant en du crédit à l’investissement et en des avances en compte courant.

Cependant, Haute banque et banques locales de la première révolution bancaire ne sont pas en mesure de satisfaire les besoins de l’industrialisation. C’est dans ce contexte que la seconde révolution bancaire prend un tournant déterminant avec la création des grandes banques de dépôts, essentiellement à partir des années 1860, avec le Crédit Lyonnais (1863) ou la Société Générale (1864), et des années 1870, avec Paribas (1872) notamment. Si ces grandes banques naissantes sont à cette époque des « banques mixtes », dont les pratiques chevauchent la distinction usuelle entre banques de dépôt et banques d’affaire, la distinction entre ces deux types d’activités va s’établir plus clairement à partir des années 1880. À la fin du XIXe et au début du XXe, les grandes banques se concentrent sur la gestion des ressources à brève échéance. L’atout principal de ces grandes banques est de mettre en place leur réseau d’agence à l’échelle nationale47 pour collecter l’épargne thésaurisée et offrir aux ménages ainsi qu’aux

entreprises des services bancaires comme les comptes courants et les carnets de chèque. En

47 Pour développer leur réseau à l’échelle nationale, les grandes banques ouvrent des agences, soit en les créant de

toutes pièces, soit en absorbant les banques locales (Bonin, 1992, p. 97). Ces dernières voyaient par ailleurs leurs activités se rapprocher de celles des banques de dépôts au début du XXe siècle (Straus, 2011, p. 46).

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somme, il s’agit de faire converger le « numéraire flottant »48, vers les banques de dépôts en

offrant des services bancaires gratuits et en rémunérant l’épargne thésaurisée.

Les banques de dépôts sont donc exposées à un risque d’illiquidité. Sur le plan des pratiques monétaires l’usage du billet devance celui du dépôt transférable et la contrainte de convertibilité des dépôts en billets rend complexe la transformation des maturités, dans un contexte où les banques peuvent faire face à tout moment à des ruées au guichet. Les grandes banques de dépôts mettent en place des stratégies pour rester liquides, en mettant en adéquation leurs emplois et leurs ressources. Ce sont alors les banques d’affaires qui vont se spécialiser dans les opérations « capitalistes », c’est-à-dire dans « les opérations liées au marché financier, à l’émission en Bourse d’actions et d’obligations » (Bonin, 1992, p. 105), afin de fournir les entrepreneurs en capitaux longs. Elles réalisent les émissions de valeurs mobilières en se regroupant en syndicats d’émission.

« Ces syndicats sont d’abord dominés par la Haute banque […]. Cependant, le grossissement de la taille de l’économie industrielle impose un changement d’envergure des « opérations capitalistes » : désormais, les grandes entreprises lancent de grosses émissions pour lesquelles la force de placement doit être ample ; aussi nombre de maisons de Haute banque s’unissent-elles pour constituer ensemble des « syndicats d’émission » et, peu à peu, ces alliances quasi permanentes en « pôles d’affaires » débouchent sur la création des « banques d’affaires » » (Bonin, 1992, p. 109).

Ainsi, au début du XXe siècle, le système bancaire est organisé en deux grands types de banques : les banques de dépôts (dont le développement est lié à celui des banques locales et régionales) et les banques d’affaires (qui émergent à partir de la Haute banque). Ces banques, et particulièrement les banques de dépôts qui doivent faire face à des retraits en billets, ont accès au vaste réseau de la Banque de France pour réescompter leurs actifs courts.

b. Implications sur le plan des instruments monétaires et du mode général d’émission

Cette bancarisation progressive des particuliers et des entreprises permet, sur le plan des pratiques monétaires, de développer le recours au dépôt bancaire transférable et au billet de

48 Voir « Première notice publicitaire du Crédit lyonnais » (1863). Cité par Jean Bouvier dans Un siècle de banque

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banque, relativement aux pièces métalliques. Si au début du XIXe siècle, les pièces représentent la quasi-totalité de la masse monétaire, les billets de banque et des dépôts à vue se développent progressivement au cours du XIXe siècle. L’usage encore très limité du dépôt à vue comme moyen de paiement en fait un instrument monétaire tout à fait secondaire comparativement au billet de banque qui n’est lui-même utilisé que par les commerçants et pour des transactions importantes jusqu’à la fin du XIXe siècle (Hautcoeur, 2011, p. 3-5 ; Leclercq, 2010). D’après Plessis (1996, p. 86), quand des particuliers souhaitent, au début du XXe siècle, réaliser un paiement, « ils vont à la banque effectuer un retrait, sous forme de billets de banque, qui leur servent de moyen de règlement ». Ainsi, si au début du XXe siècle les dépôts bancaires dépassent, en proportion de la masse monétaire, les espèces métalliques (Nishimura, Yago, 2006, p. 205), ils restent peu utilisés dans la réalisation des paiements et les virements sont rares (Hautcoeur, 2011, p. 6). Sur le plan de l’évolution du poids relatif des instruments monétaires, le billet de banque connait un essor plus rapide que les dépôts à vue. Ceci s’explique par le fait qu’une partie de la population n’est pas encore bancarisée et n’utilise donc que la forme papier (et les pièces). D’autre part, le billet convertible à vue est directement dérivé des espèces métalliques, tandis que les dépôts bancaires ajoutent une étape de conversion : du dépôt au billet, puis du billet au métal. Il ne faut pas négliger à quel point le passage à une monnaie de papier peut s’avérer difficile à faire accepter aux utilisateurs, dans la mesure où les pièces métalliques étaient au cœur des systèmes monétaires européens du Xe jusqu’au début du XIXe siècle.

« Au fond le billet et le chèque ont bien la même racine – la mobilisation d’un avoir en compte bancaire – mais le billet élargira très vite son aire de circulation bien au- delà du cercle restreint des titulaires d’un compte bancaire. La forme papier sera alors le moyen de gagner la population non bancarisée à la nouvelle monnaie, la monnaie fondée sur le crédit bancaire » (Servet et al., 1991, p. 331).

La mutation qui s’opère à la fin du XIXe et au début du XXe n’est donc pas totale ; les instruments monétaires évoluent mais la logique fondamentale de l’étalon métallique n’est pas altérée. Dans le système d’étalon-or qui prévaut alors, l’émission de billets doit se faire sur la base d’une contrepartie en or, garantissant la possibilité de convertir en métal précieux, au même titre que les pièces métalliques devaient contenir un certain poids en métal précieux lors de leur émission. Sur le plan du mode général d’émission, la contrainte de la convertibilité or

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des billets (et des dépôts en billet) est encore un frein notable à l’émission par la monétisation des créances. Le billet permet de se défaire de la contrainte stricte qu’opère le métal précieux quand il est utilisé sous forme de pièces, dans la mesure où quand les billets circulent il n’est pas nécessaire de repasser systématiquement par la forme métallique. Ainsi, il est possible pour la Banque de France d’émettre davantage de billets qu’elle ne dispose de réserves d’or, tout comme il est possible pour une banque de réaliser des emplois sans disposer des ressources correspondantes. Tant que la Banque de France et les banques de dépôts restent liquides, la monétisation des créances peut être réalisée et la masse monétaire peut s’étendre. Cependant, le risque de ruée, que ce soit au guichet des banques pour convertir des dépôts en billet, ou au guichet de la Banque de France pour convertir des billets en or, amène à limiter l’émission. Au niveau de l’émission de billets notamment, la Banque de France recourt à des politiques de limitation, qui passent successivement par des plafonds d’émission (1870 – 1928) puis par un taux minimum de couverture (1928 – 1939). Dans ces régimes d’émission, il y a donc un contrôle quantitatif de l’émission de monnaie.

Les épisodes successifs de suspension de la convertibilité des billets, c’est-à-dire les épisodes où est mis en place un cours forcé des billets, notamment à l’occasion des guerres (1870, 1914), va favoriser la généralisation de l’usage du billet comparativement aux pièces métalliques. Cette dynamique de déconnexion progressive aboutit à la suspension définitive de la convertibilité en métal des billets émis par la Banque de France en 1936. Cependant, la contrainte de convertibilité des dépôts en billet n’est pas levée, et la monétisation des créances doit se faire prudemment car, en l’absence de prêteur en dernier ressort, c’est-à-dire tant que la Banque de France ne garantit pas la fourniture de billets à toutes les banques illiquides mais solvables, une augmentation de la demande de billets de la part du public peut mettre en faillite les établissements bancaires. Or, dans la première moitié du XXe siècle, la Banque de France ne joue pas encore pleinement ce rôle, comme l’illustre la crise bancaire de 1914 :

« La Banque de France a déjà joué le rôle de prêteur en dernier ressort (PDR) par le passé en 1889 en accordant à la demande du ministre des Finances un prêt de 100 millions de francs pour éviter la contagion des difficultés du Comptoir d’escompte de Paris, établissement en faillite frauduleuse. En 1914, il ne s’agit plus de faire face au défaut d’un établissement, même de grande taille, mais d’affronter une crise plus globale de liquidité, produit de l’inquiétude des déposants et des

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possédants. […] [E]n décrétant un moratoire des dépôts bancaires plutôt qu’en déployant une stratégie de large réescompte, la France « rate » son entrée dans ce qu’on appelle en anglais le modern central banking » (Blancheton, 2016, p. 200).

Si la crise bancaire déclenchée à la suite de la crise de 1929 « est demeurée, relativement aux autres grands pays capitalistes pendant la crise mondiale, très modérée » (Bouvier, 1989, p. 313-314)49, elle fut le théâtre de paniques bancaires et la Banque de France ne semble pas non plus avoir été en mesure de jouer son rôle de prêteur en dernier ressort. La Banque n’est pas encore une banque centrale à proprement parler :

« [E]lle est gênée par le conflit d’intérêts qu’engendre le chevauchement de sa propre activité de banque privée (elle prête à sa clientèle particulière), avec sa fonction de prêteur ordinaire aux banques qui se refinancent auprès d’elle (par le réescompte du papier commercial escompté à leurs propres clients). Dès lors, la Banque de France, lors des paniques, s’interdit d’augmenter ses prêts à toutes les banques illiquides » (Lacoue-Labarthe, 2005).

C’est dans la seconde moitié du XXe siècle que la Banque de France assumera plus franchement son rôle de banque centrale moderne et que la contrainte de l’or sera pleinement relâchée. C’est aussi dans cette seconde moitié du XXe siècle que les systèmes monétaires modernes, fondés sur des systèmes bancaires hiérarchisés, vont se généraliser et que le mode d’émission va pouvoir achever sa mutation pour s’exprimer pleinement.

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