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La monarchie absolutiste des XVIe et XVIIe siècles : une extension de la logique féodale

Introduction du premier chapitre

1. Du mode de production féodal au mode de production capitaliste : implications pour l’organisation monétaire

1.2. La transition vers le mode de production capitaliste du XVIe au XIXe siècle

1.2.1. La monarchie absolutiste des XVIe et XVIIe siècles : une extension de la logique féodale

a. Centralisation des pouvoirs politiques et influence mercantiliste

La puissance royale continue à empiéter sur les pouvoirs et les richesses de la noblesse féodale au XVIe siècle. La perte d’influence militaire, juridique et économique des nobles sur leurs fiefs fut contrebalancée par l’intégration de cette noblesse féodale dans l’absolutisme monarchique centralisé. Plutôt qu’une rupture avec la logique féodale, la monarchie absolutiste française apparaît d’abord comme sa continuité, une montée en intensité. La puissance de la classe aristocratique non seulement se maintient mais se renforce, au prix d’une réorganisation interne. Au XVIe siècle, la cour royale rassemble alors les conseillers du Roi et devient le lieu du pouvoir. À mesure que le pouvoir se centralise, il se personnalise autour de la figure du Roi : au début du XVIIe siècle le principe du pouvoir de droit divin est officiellement consacré. Louis XIV, arrivé au pouvoir en 1654, incarne l’absolutisme français. Si tout le pouvoir est concentré entre ses mains, il est cependant entouré d’une immense cour32. La noblesse féodale, désarmée,

devient courtisane. En acceptant de se soumettre au Roi, les nobles maintiennent leur privilège

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de classe33 : la « société de cour », c’est une noblesse féodale « domestiquée » (Elias, 1969)34. Sur le plan de l’organisation politique, l’absolutisme peut être compris comme un moyen de maintenir la structure de la société féodale, fondée sur la domination de l’aristocratie, à l’échelle d’un État centralisé.

Cette mutation politique du royaume s’accompagne d’un renouvellement sur le plan de la pensée économique dans le sillage des penseurs mercantilistes. Pour pouvoir offrir des faveurs aux nobles de sa cour, le monarque absolu doit mettre en place un système économique supérieur à celui de la société féodale. Pour ce faire, le pouvoir royal va s’appuyer sur la classe marchande émergente. La pensée mercantiliste se donne pour finalité de conseiller le souverain afin de mettre en place les conditions économiques à même de renforcer sa puissance politique. Il s’agit alors pour la puissance royale, à partir du XVIe siècle, de créer sciemment les conditions favorables à l’expansion économique sur le territoire national afin d’en tirer parti par la fiscalité : c’est en ce sens que la monarchie absolutiste va s’appuyer sur le dynamisme de la classe marchande pour s’affirmer. Les mercantilistes portent une attention particulière à la balance commerciale ; celle-ci doit être excédentaire pour faire croître la richesse du royaume et accumuler des métaux précieux. Pour ce faire, la puissance royale peut mettre en place des mesures visant à protéger l’économie de la concurrence extérieure en restreignant les importations. L’accumulation de richesse peut permettre à l’État de développer une stratégie d’investissement et de spécialisation, orientée vers les exportations, afin de tirer davantage bénéfice du commerce international. Pour construire un marché intérieur d’échelle nationale35,

la monarchie absolutiste doit uniformiser les règles du commerce sur le territoire et limiter les droits de douanes intérieurs. Pour s’intégrer efficacement dans le commerce international, les mercantilistes recommandent de ne pas exporter de matières premières pour favoriser leur transformation sur le territoire et leur exportation sous une forme plus élaborée, générant davantage de recettes.

33Le surplus que prélevaient localement les seigneurs est prélevé à l’échelle nationale.

34 « Dans ce nouvel environnement très fermé, les conflits de rang et de statut ont pu être adroitement exploités

par le détenteur du pouvoir pour créer des rapports de concurrence. Les nobles se sont alors livrés à des batailles symboliques, attisées par les stratégies du seigneur régnant. Entre-temps, le roi avait pris soin de placer aux postes de commande des experts roturiers qui dépendaient de son bon vouloir pour obtenir protection et promotion » (Duindam, 2004).

35 Le XVIe marque un tournant en ce qu’il cherche à penser la production à l’échelle du royaume, comme si celui-

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C’est dans cette volonté de renforcer la puissance du souverain que les mercantilistes ont mis sur pied, dans différents pays d’Europe, donc selon diverses versions et avec un succès variable, les bases d’une proto-industrialisation. Les Manufactures Royales mises en place par Colbert en sont un exemple. À la fin du XVIIe il existe de nombreuses manufactures publiques en France, dont la classe des marchands-transporteurs exporte la production à l’étranger. Une production manufacturière privée était aussi possible, encouragée même. Un marchand- transporteur pouvait fournir, par exemple, de la laine à un travailleur qui produisait avec cette matière première des draps. Le marchand remboursait son investissement initial lors de la vente du produit manufacturé. Ces productions manufacturières sont encore étroitement liées à l’artisanat et sont faiblement mécanisées. La classe des marchands-transporteurs entretient ainsi un rapport de quasi-salariat avec la classe des petits artisans-marchands, dans la mesure où elle contrôle l’approvisionnement en matières premières et les débouchés extérieurs (Polanyi, 1944), conformément mouvement de « prolétarisation des petits artisans » identifié par Le Goff (1969, p. 49).

Nous avons évoqué précédemment comment et pourquoi, à partir du XIVe siècle les marchands-transporteurs se sont détournés des routes terrestres au profit des voies maritimes. À la fin du XVe siècle, Christophe Colomb propose à la couronne d’Espagne une expédition visant à relier les Indes Orientales par l’ouest pour court-circuiter les intermédiaires vers l’Orient. En contrepartie, Colomb demande un titre de noblesse et des droits sur les profits de l’expédition. Apparaît ici assez clairement une alliance entre la classe marchande et la puissance royale dans le lancement des premières expéditions. Dès avant la fin du XVe, les espagnols et les portugais commencent à se partager le Nouveau Monde, notamment avec le traité de Tordesillas en 1494. Les autres puissances européennes, comme la France ou la Grande- Bretagne, entament aussi une phase de colonisation au XVIe siècle, portée plutôt sur le Nord des Amériques. Les espagnols trouvent en Amérique du Sud d’immenses gisements de métaux précieux au cours du XVIe siècle. Le pouvoir royal espagnol qui importe les métaux de ses colonies américaines, soit les revend aux marchands-banquiers européens, soit s’en sert pour se procurer d’onéreuses marchandises étrangères à destination de ses colons. Selon l’expression

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de Galeano, « les espagnols possédaient la vache, mais c’étaient d’autres qui en buvaient le lait »36.

L’Espagne semble ainsi avoir adopté une stratégie passive, rentière, proche en ce sens de l’attitude des seigneurs féodaux. D’ailleurs, sur le plan interne, l’Espagne se distingue de la France par l’absence de centralisation politique37. La différence avec la pratique seigneuriale

du prélèvement est que dans le mode de production féodal stricto sensu, le surplus était dépensé en grande partie sur place. Non seulement la couronne espagnole ne développe pas les colonies américaines d’où elle prélève ses richesses, mais elle ne développe pas de manufactures sur son territoire non plus, dépensant sa rente en produits étrangers. Ses partenaires commerciaux européens, comme la France, qui avaient adopté une stratégie d’industrialisation plus active, purent alors tirer indirectement profit des colonies espagnoles tandis que l’émergence de l’industrie fut rendue difficile en Espagne38.

La stratégie coloniale des autres pays, si elle ne négligeait pas l’exploitation minière quand elle en avait l’occasion, visait surtout à spécialiser les colonies dans la fourniture de matières premières à la métropole en cours d’industrialisation, afin d’en faire des produits manufacturés et d’en tirer un bénéfice supérieur dans le commerce. Dans les mines, la main d’œuvre gratuite des indigènes va être très largement exploitée au cours du XVIe siècle dans les colonies espagnoles. Au Brésil, territoire portugais, se développe la culture du sucre au début du XVIIe, en recourant ici aussi au travail forcé de la main d’œuvre indigène, au point que cette force de travail va devenir insuffisante. C’est dans ces conditions que les portugais vont importer les premiers esclaves africains sur le continent américain39, afin de maintenir et même

36 « Los españoles tenían la vaca, pero eran otros quienes bebían la leche. […] La Corona estaba hipotecada.

Cedía por adelantado casi todos los cargamentos de plata a los banqueros alemanes, genoveses, flamencos y españoles. […] Sólo en mínima medida la plata americana se incorporaba a la economía española. […] La plata se destinaba también al pago de exportaciones de mercaderías no españolas con destino al Nuevo Mundo » (Galeano, [1971] 2004, p. 41).

37 « Dès la Reconquête sur les musulmans, les rois catholiques ne rassemblent que hâtivement les territoires repris

à l’Islam, en les gérant comme une série de fiefs personnels plutôt que comme un État unique en gestation. Leur domaine s’étend bientôt de l’Allemagne à l’Amérique. Mais ils le gouvernent à la manière d’une confédération lâche » (Hermet, 1989, p. 15).

38 Par exemple, de la laine espagnole pouvait être exportée en France, puis, une fois la laine transformée, les

espagnols importaient les tissus contre du métal rapporté des colonies. Le retard industriel de l’Espagne tient en partie « à la façon dont les Habsbourg cassent l’industrie textile naissante de la Castille afin d’y freiner l’essor d’une bourgeoisie frondeuse » (Hermet, 1989, p. 25).

39 Notons qu’avant même la découverte des Amériques, dès 1441, les portugais avait entamé une forme de traite

négrière depuis l’Afrique vers les îles où leurs navires faisaient escales, à des fins de production alimentaire (de Almeida Mendes, 2008 ; H. Thomas, 2006). Entre 1600 et 1625, Hugh Thomas (2006, p. 137) dénombre 200.000 esclaves africains déportés vers l’Amérique, dont la moitié à destination des plantations sucrières portugaises.

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d’étendre la production sucrière. Dans la seconde partie du XVIIe siècle, avec la mise en place du commerce triangulaire, la traite des noirs va prendre une ampleur considérable, notamment avec les plantations de coton des colonies anglaises40. Les navires partaient d’Europe, chargés de marchandises (notamment des armes à feux, des alcools, mais aussi des tissus…). Sur la côte ouest du continent africain, ils échangeaient ces marchandises contres des esclaves. Après avoir traversé l’Atlantique, les marchands vendaient les esclaves aux colons, puis retournaient en Europe chargés de métaux, de sucre, mais aussi de coton et de tabac.

Ainsi, à partir du XVIe siècle et pendant tout le XVIIe siècle, les puissances européennes bénéficient de l’appropriation des terres américaines et du travail africain. Si les pouvoirs royaux tirent bien évidemment parti de ce développement, notamment avec l’exploitation des mines, les marchands-transporteurs européens se placent au cœur du processus de mondialisation des échanges, les ports du Vieux Continent permettant la jonction entre l’Orient et le Nouveau Monde.

b. Organisation monétaire et financière

Le renforcement des réseaux marchands ne modifient pas drastiquement l’organisation monétaire en Europe au cours des XVIe et XVIIe siècles. La centralité des métaux dans l’organisation monétaire n’est pas remise en cause à un moment où les puissances aussi bien royales que marchandes (particulièrement son compartiment financier) tirent profit des mines américaines. L’intensification des relations commerciales va de pair avec l’intensification des opérations de crédit et de change. L’utilisation des instruments de crédit va donc croissante au XVIe siècle, d’autant qu’à cette époque le contrat écrit devient une pratique plus courante. L’endossement, c’est-à-dire le transfert, entre marchands, des créances commerciales prend alors un essor notable à partir des cités méditerranéennes (Le Goff, 1969, p. 33). Les marchands- banquiers italiens, flamands et hollandais, centralisent sur les places financières ces opérations de compensation et de change, se positionnant ainsi, très progressivement, comme tiers de confiance au centre de vastes systèmes de compensation multilatérale (Plihon, 2013a, p. 12).

La place d’Anvers est un centre financier de prime importance au XVIe siècle. S’y développe la pratique de l’escompte (De Roover, 1946, p. 112) qui consiste à racheter un effet avant son échéance et à le payer par sa propre dette. Avec la pratique de l’escompte, un

40 Les estimations les plus récentes situent à plus de 10 millions le nombre d’esclaves déportés depuis l’Afrique

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marchand peut faire d’une créance commerciale sur un autre marchand une créance sur une banque, convertible en métal précieux sur demande. L’escompte, en ce qu’il permet de transformer des créances commerciales peu liquides en créances convertibles à vue, confère aux effets de commerce un degré croissant de transférabilité. C’est, en substance, le procédé moderne de « monétisation des créances », selon la formule de Denizet (1982, p. 18), qui est à l’œuvre ici.

Toutefois, si les créances commerciales circulent davantage, cette circulation demeure circonscrite aux réseaux de grands marchands et les systèmes monétaires européens restent fondés sur les pièces métalliques, émises par les pouvoirs royaux. Les banques naissantes, précisément, s’engagent à assurer la convertibilité des créances commerciales en pièces. Le déposant n’a aucune garantie de récupérer ses dépôts en cas de faillite. Les instruments de crédit ne peuvent plus être considérés comme de simples substituts, localisés, temporaires, à la monnaie métallique. Ils sont à ce stade dans un rapport plein et entier de complémentarité avec celle-ci. Si la logique fondamentale n’est pas altérée, les XVIe et XVIIe siècles, avec cette complémentarité entre monnaies publiques et instruments de crédits transférables, marquent probablement le début d’une forme de débordement du pouvoir monétaire public par les puissances privées. Sans rupture majeure sur le plan monétaire, les XVIe et XVIIe siècles sont en revanche un moment où les marchands européens se mutent progressivement en financiers. L’encastrement des systèmes monétaires européens dans le système financier se voit renforcé. Les monnaies européennes sont cotées sur les différentes places, et ces marchés réagissent presque immédiatement aux manipulations monétaires des souverains, en modifiant les taux de change entre les monnaies, procédé dans lequel les spéculateurs cherchent à tirer un profit41.

Au XVIIe c’est la place d’Amsterdam qui prend une place centrale sur le plan financier. Les marchands hollandais sont alors au centre du commerce mondial et ont accumulé une immense richesse. Pour faire fructifier cette richesse, tout en continuant à commercer leurs marchandises, « les négociants hollandais vont devenir marchands de crédit pour l’ensemble de l’Europe » (Chavagneux, [2011] 2013, p. 19). C’est dans ce contexte que la place d’Amsterdam

41 De Roover (1946, p. 128) note que les pratiques sur le marché des changes sont parfois sciemment dirigées par

les spéculateurs contre certaines monnaies nationales : « Les cours [de change] étaient aussi sensibles aux manœuvres des spéculateurs comme, au XVIe siècle, les machinations de Gaspard Ducci sur la bourse d'Anvers. Ducci et d'autres agioteurs ligués avec lui se mirent à vendre des devises étrangères à découvert dans le but d'en abaisser le prix ».

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devient le théâtre de la « tulipomania » de 163642. Le crédit, quand il se déconnecte de l’activité commerciale qui le sous-tend initialement, génère des bulles financières. Le cas des tulipes l’illustre parfaitement. Mais dans la mesure où le système monétaire n’a pas fondamentalement changé de nature, cette crise n’affecte pas les transactions courantes, ni les puissances publiques. Celles-ci ne prennent pas part aux activités financières, et ne se voient pas contraintes (contrairement à aujourd’hui) de sauver les acteurs bancaires et financiers pour maintenir la continuité du système de paiement.

« L’étroitesse des milieux concernés par la spéculation […] [conduit] à penser que ses conséquences économiques sont restées très restreintes. […] [A]ucun des auteurs ayant travaillé sur le sujet ne signale un quelconque soutien financier public à quelque type d’acteur que ce soit. […] [P]lusieurs riches marchands avaient absorbé la crise sans difficulté » (Chavagneux, [2011] 2013, pp. 17-27).

Si les puissances publiques royales vont par la suite chercher elles aussi à tirer profit des instruments financiers qui se développent, comme nous le verrons avec le système de Law au début du XVIIIe siècle, les risques inhérents à ces pratiques nuiront durablement à la généralisation de certaines innovations pourtant prometteuses.

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