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La mutation du système monétaire américain

Introduction du premier chapitre

1. Du mode de production féodal au mode de production capitaliste : implications pour l’organisation monétaire

2.1. La crise de 1929 aux États-Unis et la réforme bancaire des années 1930 André Orléan note que « mutation politique et mutation monétaire vont de pair Elles

2.1.1. La mutation du système monétaire américain

a. Hoover dans l’incapacité de juguler la crise bancaire

A la fin du mois d’octobre 1929, le marché boursier américain s’effondre. Dans un premier temps, le choc est contenu dans la sphère financière, mais à partir du mois d’octobre 1930, une crise bancaire commence à se former : les banques rencontrent des difficultés à convertir les dépôts de leurs clients en billets, créant rapidement, par contagion, une crise globale de liquidité. En décembre 1930 la Bank of the United States fait faillite, aggravant la défiance envers le système bancaire. En Mars 1931, une seconde grande panique bancaire gagne le pays (Friedman, Schwartz, 1963, pp. 305-314). Le républicain Herbert Hoover, contre l’intervention de l’État dans l’économie et partisan du laisser-faire, préside alors les États-Unis. Pourtant, la crise va amener la majorité républicaine au Congrès à proposer des mesures qui vont à l’encontre du libéralisme économique. Par exemple, avant l’été 1930, est mis en place le

Smoot-Hawley Tariff Act qui hausse fortement les tarifs douaniers et qu’Hoover qualifia de loi

« vicieuse, exorbitante et odieuse » (Sobel, 1972, p. 87). Avec l’aggravation de la crise en 1931, Hoover va faire un pas de plus en faveur de l’interventionnisme étatique, en créant au début de 1932 la Reconstruction Finance Corporation (RFC), dotée d’un capital de 2 milliards de dollars. La RFC a permis d’offrir de nombreux crédits aux entreprises stratégiques, comme les chemins de fer, et de financer des travaux publics. La RFC eut aussi pour tâche d’offrir des liquidités aux institutions financières qui, bien que solvables, disposaient de collatéral qui ne remplissait pas les exigences de la Réserve Fédérale (Fed). En effet, le Federal Reserve Act de 1913, fondé sur la doctrine des effets réels (real bills doctrine) était restrictif en matière de collatéral et limitait la possibilité pour la Fed d’agir en tant que prêteur en dernier ressort :

« Under the Federal Reserve Act, commercial paper was the primary asset eligible for discount by the Fed. Given the decline in business borrowing in 1931, the amount of eligible paper had decreased to the point that the Fed could not take further actions to help the banks » (Phillips, 1995, p. 23)

C’est dans cette optique visant à favoriser la liquidité du système bancaire que Carter Glass et Henry Steagall, membres démocrates de la Chambre des Représentants, font passer ce qui est communément appelé le « premier » Glass-Steagall Act le 27 Février 1932. Celui-ci autorise donc la Fed à émettre des billets (Federal Reserve Notes) contre des Bons du Trésor et à offrir aux banques des réserves contre tout collatéral de qualité jugée suffisante. Ces mesures

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sont pensées comme temporaires, c’est-à-dire comme un moyen de sortir de la crise de revenir à une situation « normale ». Notons que la Fed se voit aussi autorisée en juillet 1932, par l’Emergency Relief and Construction Act, à faire directement crédit aux entreprises, ce qui anticipe assez largement certaines politiques monétaires dites non conventionnelles utilisées aujourd’hui. La présidence Hoover est donc celle d’un libéral contraint d’infléchir ses positions, d’autoriser un interventionnisme étatique plus fort. Cependant, Hoover reste profondément attaché à l’équilibre budgétaire et cherche à équilibrer le budget en augmentant les taxes au travers du Revenue Act de 1932. C’est dans ce contexte qu’il fait face à un changement de majorité en faveur des démocrates à la Chambre et à un affaiblissement des républicains au Sénat. Surtout, il subira un revers face à Franklin Delano Roosevelt (FDR) aux élections présidentielles de novembre 1932.

b. Roosevelt et la restauration de la confiance

A l’inverse d’Hoover, « président hésitant » (Lacoue-Labarthe, 2016, p. 207) qui ne prenait qu’à reculons les mesures d’intervention de l’État dans l’économie, Roosevelt va faire de l’interventionnisme le cœur de sa campagne. Si au moment de son élection le programme de Roosevelt, fondé sur le principe du New Deal, est encore imprécis quant aux moyens concrets de sa mise en œuvre, l’intention quant à elle est très claire. Il s’agit de relancer l’activité en vue de réduire le chômage et de réformer les institutions bancaires et financières pour favoriser durablement la stabilité financière. Roosevelt s’appuie évidemment sur l’électorat démocrate habituel, plutôt favorable à l’idée du New Deal et de la relance. Plus surprenant peut- être, Roosevelt réussit aussi à capter une part de l’électorat acquis au camp républicain, en isolant la frange républicaine ultra-libérale et fondamentalement libre-échangiste, et en attirant la frange libérale modérée, c’est-à-dire ayant conscience de la nécessité d’une intervention étatique (notamment autour de Walter Lippmann), ainsi qu’une frange sensible au discours nationaliste (Audier, 2012, p. 85-91). En se présentant comme leader charismatique et en jouant sur les sympathies de certaines élites pour le corporatisme fasciste de Mussolini, Roosevelt incarne alors un espoir national, celui d’une Amérique forte (Diggins, 1972).

La création de la National Recovery Administration (NRA) est un bon exemple de ce mélange des genres caractéristique de la montée en puissance de Roosevelt. La NRA se présente comme une agence de régulation des activités industrielles qui, au travers d’un ensemble de

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décrets73, vise à encadrer le fonctionnement des industries américaines pour permettre leur rétablissement. La NRA limitera la concurrence entre les groupes industriels et leur fournira des commandes publiques pour relancer leur activité. Ce faisant, Roosevelt s’attaquera à la lutte contre le chômage, mais aussi au rétablissement des profits industriels, en favorisant des structures oligopolistiques. FDR, investi le 4 mars 1933, s’était appuyé sur un groupe de conseillers connus sous le nom de Brains Trust74 pour préparer son investiture et la politique à mener dans le cadre du New Deal (Rosen, 1972, 1977 ; Edwards, 2017). Différents groupes d’économistes gravitent aussi autour de Roosevelt et formulent des recommandations pour mettre fin aux faillites bancaires et à l’effondrement de l’économie américaine. Si des divergences existent, un consensus semble néanmoins se dégager sur le fait qu’une réforme radicale du système bancaire est un préalable à la restauration de la confiance et à la lutte contre le chômage.

« [T]he general public was basically expecting measures to counter excess credit for stock market speculation and demanded insurance to compensate for depositor losses » (Lacoue-Labarthe, 2016, p. 207)

Trente-six heures après avoir pris ses fonctions, FDR ordonne la suspension immédiate de toutes les transactions bancaires, entamant ainsi la période dite de « bank holidays » :

« No such banking institution or branch shall pay out, export, earmark, or permit the withdrawal or transfer in any manner or by any device whatsoever, of any gold or silver coin or bullion or currency or take any other action which might facilitate the hoarding thereof; nor shall any such banking institution or branch pay out deposits, make loans or discounts, deal in foreign exchange, transfer credits from the United States to any place abroad, or transact any other banking business whatsoever” (Proclamation 2039)75.

Les banques resteront fermées jusqu’au 9 mars 1933, jour où sera voté l’Emergency

Banking Act. L’objectif de cette loi est de remettre sur pied le système bancaire et, au même

titre que le premier Glass-Steagall Act de février 1932, il s’agit d’une loi d’urgence apportant

73 Le National Industrial Recovery Act est adoptée en juin 1933.

74 On lit parfois « Brain Trust » également, les deux formulations sont équivalentes. Il s’agit surtout d’une

différence entre un anglais états-unien (sans s) et un anglais britannique plus ancien (avec un s) d’après le Cambridge Dictionnary.

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des solutions temporaires. Les autorités commencèrent par opérer un tri en classant les banques dans trois groupes (A, B, C). Les banques A étaient les banques solvables, les banques B étaient les banques insolvables mais dont on pensait qu’elles pourraient ouvrir à nouveau après une période de réorganisation et les banques C étaient les banques insolvables qui ne seraient pas autorisées à reprendre leur activité76. Le titre 2 de l’Emergency Banking Act autorise à examiner en détail la comptabilité de chaque banque et éventuellement à en prendre le contrôle si besoin, tandis que le titre 4 donne à la Fed le droit d’émettre d’urgence, contre n’importe quel actif bancaire, des billets. Ainsi, les banques solvables peuvent satisfaire toute demande de retrait de la clientèle dans la mesure où elles ont la possibilité de liquider leur actif, ce qui instaure, de fait, une forme de garantie indirecte et temporaire des dépôts à leur passif77.

A la date du 15 mars 1933, 50% des banques (ayant dans leurs comptes 90% des dépôts) sont ouvertes à nouveau, 45% sont maintenues en phase de réorganisation et 5% sont définitivement fermées (Kennedy, 1973, p. 187). Malgré l’annonce préalable de Roosevelt (Fireside Chat, March 12, 1933) assurant qu’il était « plus sûr de garder son argent dans une banque ré-ouverte que sous le matelas »78, un bank run se produisit. Cependant, Silber (2009,

p. 20) affirme que cette déclaration eut un effet très positif sur la confiance du public étant donné qu’à la fin du mois de mars « the public had returned to the banks two-thirds of the

currency hoarded since the onset of the panic ». Walter Lippmann remarque : « In one week, the nation, which had lost confidence in everything and everybody, has regained confidence in

the government and in itself » (Schlesinger, 1958, p. 13)79.

Comme nous l’avons signalé, il s’agit là de mesures pensées (et mises en place) comme des mesures d’urgence, n’ayant pas vocation à perdurer mais à mettre un terme à une panique

76Voir le rapport annuel de la Fed de 1933 pour de plus amples détails, plus particulièrement la page 14 en ce qui concerne les modalités de réouverture des banques.

https://fraser.stlouisfed.org/scribd/?item_id=2491&filepath=/docs/publications/arfr/1930s/arfr_1933.pdf

77 Silber (2009, p. 25) est opposé sur ce point précis à la lecture de Friedman et Schwartz (1963, pp. 421-422). Ces

derniers refusent de voir dans l’Emergency Banking Act la mise en place d’une garantie temporaire mais totale des dépôts. Nous penchons ici pour l’analyse de Siber qui s'appuie sur un télégramme du 11 mars 1933 du secrétaire au Trésor (William Woodin) au gouverneur de la Réserve Fédérale de New York (George Harrison) citant Roosevelt (Silber, 2009, p. 26). Ce dernier signale sans ambiguïté que les pertes pour le système de Réserve Fédérale liées à ces mesures de refinancement d’urgence sur la base d’un collatéral de moindre qualité seront prises en charge par le gouvernement. La garantie gouvernementale des banques de Réserve Fédérale ainsi que des banques membres de leur réseau aboutit en bout de chaîne à une garantie indirecte, mais totale, des dépôts de la clientèle.

78Notre traduction. Version originale : « I can assure you that it is safer to keep your money in a reopened bank

than under the mattress ». Audio et transcription accessible au lien suivant, consulté le 18/07/19 :

https://millercenter.org/the-presidency/presidential-speeches/march-12-1933-fireside-chat-1-banking-crisis 79 Cité dans Philipps (1995, p. 42).

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bancaire sans précédent. Cependant, on peut voir dans l’Emergency Banking Act, les prémices d’un nouvel ordre monétaire pour les États-Unis. D’une manière générale nous pourrions dire que nous nous situons à un moment historique particulier, moment de mutation profonde des institutions monétaires. Si Roosevelt à la fin du mois de mars 1933 a jugulé avec succès la crise bancaire, il lui reste encore à mettre en place dans le cadre du New Deal des dispositifs permanents permettant de relancer l’activité économique et de limiter les risques d’occurrence de ce type de crise bancaire et financière.

c. La marche vers une réforme bancaire pérenne

Certains dans l’entourage de FDR, notamment au sein du Brains Trust, sont favorables à une nationalisation du secteur bancaire (Phillips, 1995, p. 39). D’autres, comme le sénateur Glass, mettent l’accent sur la question de la séparation des banques commerciales et des banques d’investissement, et un dernier groupe insiste particulièrement sur le rôle des cycles du crédit dans l’instabilité financière. C’est la seconde de ces trois options qui va prendre l’avantage, avec la promulgation en juin 1933 du premier Banking Act. Ce texte prévoit deux éléments importants : (1) la séparation des banques commerciales et des banques d’investissement, (2) la mise en place d’une garantie fédérale des dépôts au travers de la FDIC

Federal Deposit Insurance Corporation). La séparation bancaire est un thème récurrent pour le

Sénateur Glass qui, depuis 1930, a fait une quinzaine de propositions de loi visant à séparer les activités des banques commerciales et des banques d’investissement. On parle des « Glass

bills » (Kennedy, 1973, pp. 50-53). Le principe élémentaire est de distinguer les banques

autorisées à faire des crédits et à collecter des dépôts (banques commerciales) et les banques autorisées à opérer sur les marchés financiers pour l’achat et revente de valeurs mobilières (banques d’investissement). Pour garantir la continuité du système de paiement, la mise en place d’une garantie des dépôts est un moyen de redonner aux déposants confiance dans le système bancaire. Pourtant, il est intéressant de noter que sur ce point, ni Glass ni Roosevelt n’étaient initialement favorables. Quelques semaines plus tôt, Roosevelt affirmait :

« The general underlying thought behind the use of the word 'guarantee' with respect to bank deposits is that You guarantee bad banks as well as good banks. The minute the Government starts to do that the Government runs into a probable loss.

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We do not wish to make the United States Government liable for the mistakes and errors of individual banks, and put a premium on unsound banking in the future »80.

Le fait que des mécanismes temporaires, partiels et/ou indirects de garantie des dépôts aient déjà été mis en place, notamment dans l’Emergency Banking Act, va favoriser le lancement de la FDIC. Le dispositif comprend une garantie complète des dépôts inférieurs au seuil de 2.500$81 et une garantie dégressive au-delà du seuil82. C’est Henry Steagall qui va porter ce projet au Congrès, où il bénéficiera d’une alliance entre deux groupes : d’un côté ceux qui voulaient mettre fin à la défiance devant la monnaie due aux faillites bancaires et donc préserver la devise, de l’autre ceux qui voulaient préserver les banques existantes et la structure du secteur (Golembe, 1960, p. 182).

Le Banking Act de 1933 offre une solution pour sécuriser le système de paiement en mettant en place la garantie des dépôts et la séparation bancaire. Le second Banking Act de 1935 aura quant à lui vocation à réviser et à pérenniser la garantie des dépôts. La nouvelle loi modifie l’organisation du FDIC83, le montant du plafond pour la couverture intégrale des dépôts (qui

passe à 5.000$) et donne un caractère permanent à cette garantie. De plus, le second Banking

Act pose les jalons d’une nouvelle politique de la monnaie et du crédit. Il s’agit, par une révision

du Federal Reserve Act, de donner à une autorité centrale le contrôle de la politique monétaire, notamment sur les opérations d’open market menées par le FOMC (Federal Open Market

Committee). Ainsi, pour être assurée par le FDIC, les banques doivent en contrepartie satisfaire

à des exigences réglementaires en termes de capitaux et les Banques de Réserve Fédérales se voient autorisées, de manière permanente, à faire crédit aux banques membres de leur réseau. En se donnant les moyens d’une politique monétaire opérante, les autorités espèrent alors pouvoir mener une politique expansionniste et relancer le crédit.

Le Banking Act de 1935 confirme donc l’orientation prise par les décideurs américains au cours des trois années ayant précédées. Il institutionnalise de manière durable et permanente deux éléments clés du système monétaire qui prévaudront par la suite : la séparation entre

80 Cité dans Phillips (1995, p. 38), FDR exprime son point de vue sur la garantie des dépôts en off à la suite de son

discours inaugural.

81 Ce qui couvre en mai 1933 96.5% des déposants et 23.7% du total des dépôts (Flood, 1992, p. 62). 82 75% jusqu’à 5.000$, 50% au-delà de 10.000$.

83 Initialement les banques assurées devaient prendre des parts dans le FDIC à hauteur de 1.5% du total des dépôts

à leur passif. Dans la nouvelle loi de 1935, elles n’ont plus de participation, le FDIC est détenu par le gouvernement fédéral et les Banques de Réserve Fédérales (Preston, 1935, p. 744).

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banques commerciales et banques d’investissement ainsi que la garantie des dépôts. De plus, il crée l’environnement institutionnel d’une politique monétaire moderne dans le cadre d’un système bancaire organisé autour d’une autorité centrale, posant les bases du système monétaire dit hiérarchisé. Cependant, ce que nous allons chercher à mettre en évidence maintenant, c’est que tout au long de cette période de remodelage du secteur bancaire américain, d’autres propositions de réforme ont coexisté avec la proposition de Glass et de Steagall. La crise de 1929 a fait émerger un vaste courant de contestation monétaire portant sur le mode d’émission monétaire par l’octroi de crédit84. Ceux que nous allons appeler « les partisans de la réforme monétaire » considèrent que la création monétaire par le crédit bancaire est pro-cyclique et favorise de ce fait l’instabilité financière. Ils souhaitent appliquer un taux de réserve de 100% sur les dépôts à vue transférables et confier à une autorité publique le monopole de la création monétaire. Si leurs propositions ne sont pas retenues pour la rédaction des deux Banking Acts, le rôle joué par les tenants de cette réforme radicale dans le processus est important.

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