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La seconde difficulté à laquelle l’inamovibilité des magistrats se trouve confrontée, dans sa capacité à constituer un modèle, réside dans l’aversion dont elle

D L’appréciation du modèle

30. La seconde difficulté à laquelle l’inamovibilité des magistrats se trouve confrontée, dans sa capacité à constituer un modèle, réside dans l’aversion dont elle

fait paradoxalement l’objet. Cette garantie est en effet souvent associée, dans l’imaginaire collectif, à l’idée d’un magistrat soustrait à toute autorité. Cette idée ressort notamment de l’assimilation du terme « inamovible », aux termes « irrévocable » et « irresponsable ». La première association semble s’inscrire dans une tradition plus que séculaire. Ainsi, tandis que dans son Traité des lois de 1825158,

Guillaume Carré écrivait que le meilleur moyen d’assurer « l’indépendance des

juges », était de les « constituer…inamovibles », il poursuivait en écrivant que :

« …l’irrévocabilité est bien moins une prérogative des magistrats qu’un droit de la

nation ». Beaucoup plus récemment, en 1998, Jean et Olivier Douvreleur relevaient

encore, à propos des autorités administratives indépendantes, que : « Cette garantie

essentielle (l’inamovibilité) est quelquefois formulée par les textes…qui prévoient que les membres de ces institutions « ne peuvent être révoqués » ou « ne sont pas

révocables » »159. L’amalgame entre l’« inamovibilité » et l’ « irresponsabilité »

revêt quant à lui un caractère plus ponctuel, étant principalement associé aux crises cycliques que traverse la justice française depuis l’Ancienne Monarchie. C’est ainsi qu’au moment des travaux préparatoires à la loi du 30 août 1883, le Député Gerville- Réache était intervenu devant la chambre basse, en déclarant que : « Les magistrats

inamovibles rendent la justice sans avoir à rendre de compte à personne de ce qu’ils

157 E. Raoult, question écrite n° 105554 publiée au JO de l’Assemblée nationale du 3 octobre

2006, et demeurée sans réponse du ministère de la justice.

158 G. Carré, Traité des lois de l’organisation judiciaire et de la compétence des juridictions

civiles, t. 1, éd. P. Dupont et Cailleux, Paris, 1833, p. 126.

décident…ils jugent et ils ne seront pas jugés. Il est évident qu’ils sont

irresponsables »160.

« Irrévocable » et « irresponsable », le magistrat inamovible est dès lors suspecté de pouvoir exercer ses fonctions de manière arbitraire. Ce dernier terme revêt d’ailleurs historiquement une double signification, susceptible de prêter à confusion. Est arbitraire : « un pouvoir souverain qui n’a pour règle que la volonté

de celui qui le possède », mais également : « ce qui dépend de la volonté des

juges »161. Cette suspicion se trouve renforcée par l’image, souvent dommageable,

véhiculée à l’égard des magistrats au sein de la société. En ce sens, pendant la présidence italienne de l’Union européenne, en 2005, le Président du Conseil, Silvio Berlusconi, aurait déclaré : « …les juges sont mentalement dérangés, pour faire un

travail de juge, il faut avoir des troubles psychiques, et si les juges font ce travail, c’est parce qu’ils sont anthropologiquement différents du reste de la race

humaine »162. L’inamovibilité acquiert ainsi automatiquement, du fait du lien étroit

qu’elle entretient avec la magistrature, une dimension péjorative. La limitation de la durée de certaines fonctions juridictionnelles, a ainsi été votée afin d’éviter « toute

appropriation » par le juge de celles-ci. De même, la dernière réforme du Conseil

supérieur de la magistrature, intervenue à l’occasion de la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008, a essentiellement été entreprise dans un souci de limiter le « corporatisme judiciaire ». Cette vision dépasse y compris la sphère juridictionnelle proprement dite. C’est ainsi qu’à l’occasion de l’examen du projet de loi relatif à la transparence et à la sécurité en matière nucléaire, le Sénateur Voynet a pu affirmer devant le Sénat, que : « L’inamovibilité des membres…sont autant d’éléments qui me

paraissent être de nature à jeter un doute sur l’indépendance » de l’Autorité de

sûreté nucléaire163. Enfin, dans un article de 2008 consacré à « L’affaire Siné », un

journaliste du Monde diplomatique s’est référé au « tribunal de l’inquisition et ses

juges inamovibles », pour critiquer certaines personnalités du monde littéraire164.

Mais cette défiance se trouve encore exacerbée, en raison de la place occupée par la justice dans la société. Celle-ci apparaît effectivement comme l’une de ces

160 G. Gerville-Réache, JO, Débats, Chambre des députés, 1883, p. 138. 161 Dictionnaire de l’Académie française, 1ère éd., 1694.

162 Cité in Syndicat national de la magistrature, La justice au défi de la démagogie, J’essaime,

n° 13, septembre 2005, p. 1.

163 D. Voynet, séance du 7 mars 2006, Sénat.

magistratures « dont la trinité mystérieuse constitue la souveraineté »165. Le Conseil

constitutionnel n’a pas manqué de le rappeler dans sa décision du 5 mai 1998, en jugeant que : « les fonctions juridictionnelles sont inséparables de l’exercice de la

souveraineté nationale »166. Or, cette justice connaît une véritable montée en

puissance depuis les années 1970, expliquée par la juridicisation et la judiciarisation croissantes de la société. L’inamovibilité apparaît dans ces conditions associée à la crainte d’un « pouvoir judiciaire », dont l’essor représenterait un danger pour le Pouvoir politique. Dans une question écrite au ministère de la justice, le Sénateur Hamel dénonçait ainsi en 1994 : « …une dérive…une tentation de certains juges de

créer une jurisprudence contraire à la loi…Les magistrats ne sont pas là pour faire la loi. Ils sont là pour l’appliquer et la faire respecter…il n’y a rien de plus irritant pour les forces de police et pour la population que de constater que la loi n’est pas

appliquée »167. Après lui avoir répondu qu’il ne lui appartenait pas de porter une

appréciation sur les décisions rendues par les « magistrats du siège indépendants et

inamovibles qui statuent souverainement », le ministère devait connaître, trois ans

plus tard, d’une autre question beaucoup plus explicite en ce sens. Selon le sénateur Balarello : « De plus en plus d’auteurs, magistrats, avocats, professeurs de droit

s’inquiètent de ce qu’il est connu d’appeler l’apparition d’un troisième pouvoir qu’est le pouvoir judiciaire…Au moment où le Président de la République est partisan de rompre le lien existant entre la chancellerie et les parquets…il est évident…que le troisième pouvoir sera établi, avec toutes les dérives possibles pour

un pouvoir non soumis au suffrage du peuple et de surcroît inamovible »168.

3°) Un modèle contesté

31. Mais l’objection la plus importante à la reconnaissance d’un « modèle » dans l’inamovibilité des magistrats, réside dans l’affirmation de sa valeur mythique. Le Garde des Sceaux Michel Debré avait défendu cette thèse avec une rare intensité, à l’occasion des travaux préparatoires à la Constitution de la Vème République. En

1958, celui-ci avait effectivement pu déclarer, devant les membres du Comité consultatif constitutionnel : « Je voudrais vous dire…que, depuis des années et des

années, l’affirmation d’inamovibilité n’a en aucune façon assuré l’indépendance de

165 J. Barthélémy, P. Duez, Traité élémentaire de droit constitutionnel, Dalloz, Paris, 1926, p.

848.

166 CC, décision n° 98-399 DC du 5 mai 1998, cons. 13-18.

167 E. Hamel, question écrite n° 05879 publiée au JO du Sénat du 21 avril 1994, et réponse du

ministère de la justice publiée au JO du Sénat du 30 juin 1994.

168 J. Balarello, question écrite n° 01675 publiée au JO du Sénat du 24 juillet 1997, et réponse

la magistrature. Nous sommes en présence d’une sorte de mythe »169. L’année

suivante, le Professeur Hébraud devait s’inscrire dans son sillon, en évoquant à son tour : « la valeur mythique de l’inamovibilité ». En 1960, l’Union fédérale des magistrats publia en conséquence dans Le Pouvoir judiciaire, un article intitulé : « L’inamovibilité…Un mythe ? »170.

Pour les partisans de cette thèse, il est pour partie possible de reprocher à l’inamovibilité d’avoir été dépassée par les garanties attachées au système de la carrière. En ce sens, Michel Debré soutenait devant le Comité consultatif constitutionnel, que : « depuis qu’il y a la carrière des fonctionnaires et le statut de

la fonction publique, le principe de l'inamovibilité a paru une bien petite chose à côté des garanties de carrière que pouvaient donner une organisation de la carrière ou un statut de la fonction publique ». Il conviendrait donc à l’agent public de

rechercher principalement son indépendance, dans l’assurance d’un déroulement normal de sa carrière. Cette idée a par suite été reprise par le Professeur Casamayor, qui écrivait non sans raison que : « L’inamovibilité peut être un moyen parmi

d’autres, mais on ne saurait la confondre avec l’indépendance pas plus que le muscle ne se confond avec le mouvement…Elle n’est plus qu’une sorte d’apanage…Les assurances de l’avancement sont plus appréciées que celles de

l’inamovibilité »171. Franchissant une étape supplémentaire, certains auteurs ont

également estimé que le système de carrière assurait au fonctionnaire une indépendance statutaire supérieure à celle du magistrat inamovible. Suivant cette approche, le Professeur Hébraud écrivait : « …la dégénérescence de l’inamovibilité

tient à ce qu’elle est purement statique…les fonctionnaires ont dans cette perspective

(celle de la carrière), conquis des garanties de plus en plus solides ; c’est désormais

en liaison avec elles, parfois par imitation que progresse le statut de la

magistrature »172.

32. A l’occasion de ce mouvement de « désacralisation de l’inamovibilité »,

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