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A Une inamovibilité sous tutelle avant l’institution d’un Conseil supérieur de la magistrature

Dans le document L'inamovibilité des magistrats : un modèle ? (Page 184-189)

181. Entre la Révolution et l’enracinement de la République au début des années 1880, la préoccupation des pouvoirs publics a été de soumettre la discipline des magistrats à une tutelle politique, et notamment de pouvoir de sanctionner les abus politiques de ceux-ci. Initialement réservée au Pouvoir législatif jusqu’au Consulat (1°), cette surveillance a ensuite été appropriée par Pouvoir exécutif sous le règne de la loi du 20 avril 1810 (2°).

1°) La tutelle parlementaire pendant la Révolution

182. Correspondant à la première phase de la Révolution, l’année 1790 apparaissait comme celle de la « régénération de l’ordre judiciaire »513. Le décret des 7 et 11 septembre 1790 avait supprimé l’ensemble des juridictions de l’ancienne France, et avait invité les officiers des parlements tenant les chambres de vacations à cesser leurs fonctions. Dans son prolongement, le décret des 6 et 12 octobre 1790 avait expressément défendu à toute compagnie judiciaire de s’assembler de nouveau, à peine de forfaiture. Dans ce contexte, le principe d’inamovibilité résultant de l’ordonnance de 1467 se trouvait sinon abrogé, du moins suspendu. Néanmoins, la proclamation du principe de la séparation des pouvoirs à l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789, faisait logiquement obstacle à ce que le Pouvoir exécutif puisse s’immiscer dans le fonctionnement de la distribution de la justice. En outre, la volonté des Constituants d’instaurer l’élection des juges, afin de conférer à ceux-ci une légitimité populaire comparable à la leur, faisait obstacle à l’idée d’un contrôle de nature hiérarchique. Cependant, refusant de voir les quatre cents cinquante tribunaux de district et les milliers de justices de paix fonctionner de manière anarchique, l’Assemblée constituante adopta une solution de compromis fondée sur une distinction entre l’organisation administrative de l’institution judiciaire et la distribution de celle-ci.

C’est ainsi que le Pouvoir exécutif se vit confier des prérogatives en matière d’administration de la justice. L’article 6 du titre VIII de la loi des 16 et 24 août 1790 prévoyait ainsi que : « Le commissaire du roi en chaque tribunal veillera au maintien

513 Expression utilisée dans le rapport présenté par Thouret lors de la séance du 22 décembre

1789, cité in P.-J.-B. Buchez, P.C. Roux-Lavergne, Histoire parlementaire de la Révolution…, t. III,

de la discipline et à la régularité du service dans le tribunal selon le mode qui sera déterminé par l’Assemblée nationale ». Cependant, aucune précision ne fut apportée

quant aux modalités d’exercice de cette surveillance, ni sur les conséquences du constat d’éventuelles irrégularités par le commissaire. Par ailleurs ce dernier, représentant du roi auprès des juridictions, n’exerçait théoriquement pas de fonctions de poursuite, en raison de la création concurrente de la fonction d’accusateur public. La loi des 27 novembre et 1er décembre 1790 créant le Tribunal de cassation, ne devait pas pallier cette lacune du droit, en confiant à celui-ci une compétence disciplinaire. La loi des 27 avril et 25 mai 1791, précédant de quelques mois la Constitution monarchique, confia au ministère public nouvellement créé, quelques compétences en matière de surveillance. En ce sens, le ministre était chargé d’entretenir une correspondance habituelle avec les tribunaux et les commissaires, d’adresser aux juges des tribunaux de districts et des tribunaux criminels, ainsi qu’aux juges de paix et de commerce, les avertissements nécessaires, « de les

rappeler à la règle, (et) de veiller à ce que la justice fût bien administrée ». Mais

aucun véritable mécanisme de responsabilité ne semblait prévu, si ce n’est l’obligation pour le ministre de rendre compte auprès du législateur, de l’état de l’administration de la justice et des abus qui auraient pu être commis dans l’exercice de celle-ci514. Ainsi, le principe de la séparation des pouvoirs, cher aux

révolutionnaires, avait permis de préserver les premiers juges du nouvel ordre, de toute sanction disciplinaire.

183. Cependant, cet état de grâce se révéla de courte durée. En effet, si la conception initiale du principe de la séparation des pouvoirs faisait obstacle à l’exercice d’un contrôle poussé du Pouvoir exécutif sur les juges, l’essor de la conception française de la séparation des pouvoirs rendait légitime celui du Parlement. En effet, sa qualité d’auteur de la loi revenait à confier à celui-ci une certaine primauté sur les Pouvoirs exécutif et judiciaire515. Cela ressort clairement de

la première phrase de l’article 3 chapitre II de la Constitution du 3 septembre 1791 : « Il n’y a point en France d’autorité supérieure à celle de la loi »516.

514 J.-J. Clère, L’exercice du pouvoir disciplinaire dans la magistrature depuis les débuts du

Consulat jusqu’à la loi du 30 août 1883, in AFHJ, Juger les juges…, op. cit., pp. 116-117.

515 La notion de « pouvoir judiciaire » fut expressément utilisée pour l’intitulé du chapitre V du

titre III de la Constitution du 3 septembre 1791, et du titre VIII de la Constitution du 5 fructidor an III.

516 Les conséquences de cette disposition sur les autres pouvoirs sont immédiates. S’agissant de

l’Exécutif, la seconde phrase du même article prévoyait : « Le roi ne règne que par elle (la loi), et ce

n’est qu’au nom de la loi qu’il peut exiger l’obéissance ». Concernant le Judiciaire, l’article 9 du

chapitre V du titre III, relatif aux fonctions du juge, disposait : « L’application de la loi sera faite par

C’est ainsi que dans le cadre de la Constitution de la Monarchie constitutionnelle, l’exercice de la compétence disciplinaire fut essentiellement confiée au Corps législatif : « Le Ministre de la justice dénoncera au tribunal de

cassation, par la voie du commissaire du Roi, et sans préjudice du droit des parties intéressées, les actes par lesquels les juges auraient excédé les bornes de leur pouvoir. – Le tribunal les annulera ; et s’ils donnent lieu à la forfaiture, le fait sera dénoncé au Corps législatif, qui rendra le décret d’accusation, s’il y a lieu, et

enverra les prévenus devant la haute Cour nationale »517. A la différence d’une

lecture littérale de cette disposition, susceptible de laisser penser le contraire, une appréhension de celle-ci replacée dans le contexte plus global de la Constitution, fait nettement apparaître la réunion de la compétence disciplinaire dans les mains du Parlement. Il n’existe effectivement aucune indépendance du ministère de la justice, du Tribunal de cassation et de la haute Cour nationale à son égard. La fonction de dénonciation du ministre est présentée comme une obligation, étant donné que la sanction de son non respect est susceptible d’entraîner la mise en jeu de sa propre responsabilité518 devant la haute Cour nationale. De la même façon, le Tribunal de cassation ne se présente pas à cette époque comme la juridiction suprême de l’ordre judiciaire, mais comme un organe « établi auprès du Corps législatif »519. Il était en

conséquence chargé de sanctionner en cassation et uniquement en droit, les applications erronées de la loi par les tribunaux, sous réserve du référé législatif520.

Plus précisément, l’article 22 du même chapitre prévoyait l’obligation pour une députation de membres de ce tribunal, de rendre compte chaque année devant le Parlement, de l’état des jugements rendus.

En conséquence, c’est en tant qu’organe subordonné au Corps législatif, et responsable devant lui de son action, que le Tribunal de cassation était tenu de dénoncer les excès de pouvoir susceptibles d’être qualifiés de forfaiture. Enfin, s’agissant de la haute Cour nationale, celle-ci se trouvait composée en vertu de l’article 23 du chapitre sur le « pouvoir judiciaire », notamment des membres du tribunal de cassation, ce qui conduit également à un amoindrissement de son indépendance. La Constitution du 5 fructidor an III va franchir une étape supplémentaire en faveur du renforcement de la compétence disciplinaire du

517 Article 27 du chapitre V du titre III.

518 Article 5 alinéa 1er, de la section IV du chapitre II du titre III : « Les ministres sont

responsables de tous les délits par eux commis contre la sûreté nationale et la Constitution ». Article

6 de la même section : « En aucun cas, l’ordre du roi, verbal ou par écrit, ne peut soustraire un

ministre à la responsabilité ».

519 Article 19 alinéa 1er du chapitre V du titre III. 520 Article 20 et 21 du chapitre V du titre III.

Tribunal de cassation, en disposant à son article 264 : « Le corps législatif ne peut

annuler les jugements du tribunal de cassation, sauf à poursuivre personnellement les juges qui auraient encouru la forfaiture ». Ainsi, le Parlement se voyait érigé en

autorité de poursuite des juges présumés coupables de forfaiture, dans l’hypothèse où il annulerait des jugements rendus en contravention de la loi. Or, la Constitution omettait de désigner la juridiction compétente pour connaître de la responsabilité des juges. En effet, la Haute Cour de justice qui avait remplacé la haute Cour nationale, était uniquement compétente à l’égard des membres du Corps législatif et du Directoire exécutif, et était composée de plusieurs juges issus du Tribunal de cassation. Aussi, il est possible de s’interroger sur la compétence du Corps législatif. Une solution positive ne saurait être exclue, eu égard à la double signification du verbe « poursuivre ». Dans un sens restreint, il signifie : « Agir contre quelqu’un par

les voies de la justice ». Mais au sens large, il exprime l’idée de : « faire toutes les procédures, toutes les diligences nécessaires pour faire juger un procès, une affaire ». Selon cette seconde acception, le Corps législatif pourrait en conséquence

aller jusqu’à juger lui-même les juges, dans le silence des textes. 2°) La tutelle exécutive pendant le siècle des césars

184. L’avènement du Consulat devait marquer un tournant dans l’exercice de la compétence disciplinaire à l’égard des juges. En effet, le coup d’Etat du 18 brumaire an VIII avait entraîné la restauration d’un Pouvoir exécutif fort. Le système de l’élection des juges avait été abandonné au profit de celui de la nomination de ceux-ci par le chef de l’Etat, comme l’illustrent les Constitutions successives de la France depuis 1799. L’inamovibilité, réaffirmée à travers la conjonction des articles 41521 et 68522 de la Constitution du 22 frimaire an VIII, était « conçue en contrepartie

à la nomination par le pouvoir comme une garantie indispensable de stabilité et

d’indépendance »523. En conséquence, l’autorité de nomination se voyait

théoriquement privée du pouvoir de suspension et de révocation des juges. Néanmoins, cette incompétence n’a pas eu pour effet de confier la fonction disciplinaire au Parlement, déjà réduit à un état de multicamérisme.

Il fut préféré à cette solution, un système hybride faisant intervenir à la fois le Tribunal de cassation et les juridictions inférieures, sous le contrôle du ministère de

521 « Le Premier consul…nomme tous les juges criminels et civils autres que les juges de paix

et les juges de cassation, sans pouvoir les révoquer ».

522 « Les juges, autres que les juges de paix, conservent leurs fonctions toute leur vie, à moins

qu’ils ne soient condamnés pour forfaiture, ou qu’ils ne soient maintenus sur les listes d’éligibles ».

523 J.-P. Royer, Histoire de la justice en France de la monarchie absolue à la République, PUF,

la justice. Ainsi, l’article 74 de la Constitution du 22 frimaire an VIII prévoyait que : « Les juges civils et criminels sont, pour les délits relatifs à leurs fonctions,

poursuivis devant les tribunaux auxquels celui de cassation les renvoie après avoir annulé leurs actes ». Cependant, il faut attendre le Sénatus-consulte des 14 et 16

Thermidor an X pour qu’une procédure disciplinaire soit réellement instituée. Le « grand-juge ministre de la justice » se voit attribuer, par l’article 81 de ce texte, un pouvoir de surveillance et de réprimande à l’endroit des membres des tribunaux. De la même manière, l’article 83 confiait aux tribunaux d’appel, un droit de surveillance sur les tribunaux civils de leur ressort, et aux tribunaux civils, un droit identique sur les juges de paix de leur arrondissement. Mais cette compétence de contrôle se limitait, pour les tribunaux civils et les tribunaux d’appel, à un simple droit d’avertissement vis-à-vis des juridictions subordonnées, des sanctions plus importantes supposant d’en déférer au « grand-juge ». Enfin, l’article 82 attribuait au Tribunal de cassation, présidé par le ministre de la justice, un « droit de censure et de

discipline sur les tribunaux d’appel et les tribunaux criminels », et l’autorisait, en cas

de « cause grave », de « suspendre les juges de leurs fonctions, les mander près du

grand-juge, pour rendre compte de leur conduite ».

Le Sénatus-consulte fut complété et précisé par la loi du 20 avril 1810. Sans déterminer les faits susceptibles de donner lieu à l’ouverture de l’action disciplinaire, son article 49 précisait que ferait l’objet de poursuites, tout juge qui « aura

compromis la dignité de son caractère ». Dans cette dernière hypothèse, le même

article disposait que le président de la cour d’appel, lorsqu’était en cause un conseiller, ou le président du tribunal civil, si était concerné un membre de ce tribunal ou d’une justice de paix, était tenu de lui adresser un avertissement. Celui-ci pouvait être donné d’office par le président de la juridiction, soit sur réquisition du ministère public agissant en tant que représentant du pouvoir exécutif. Afin que cet avertissement ne demeure pas sans suite, la cour ou le tribunal dont le juge intéressé faisait partie, pouvait statuer sur la peine disciplinaire en chambre du conseil, en vertu de l’article 50 de la loi. Cette chambre pouvait alors prononcer trois sanctions : la censure simple, la censure avec réprimande et la censure simple.

185. Plus largement, le système, issu de la loi de 1810 assurait un renforcement notable du contrôle du ministère de la justice sur le déroulement de la procédure disciplinaire. En premier lieu, l’article 57 autorisait désormais de manière générale, le ministre de la justice à mander devant lui, tout magistrat, afin que celui- ci s’explique sur les faits qui lui seraient reprochés. Par ailleurs, suivant un principe hiérarchique, dans le cas où les tribunaux de première instance auraient négligé ou semblé négliger d’engager une procédure disciplinaire à l’égard d’un de leur membre ou d’un juge de paix, la cour d’appel du ressort pouvait se substituer à leur action, en convoquant le juge concerné à sa barre (article 54). Les décisions rendues aussi bien

devant les tribunaux de premier ressort que devant les cours, devaient être transmises au « grand-juge », étant entendu que celles prononçant une censure avec réprimande ou une suspension provisoire, nécessitaient l’approbation préalable de ministre, pour pouvoir être exécutées. Celui-ci avait alors la faculté, lorsque la gravité des faits imputés l’exigeait, de déférer le juge concerné devant la Cour de cassation. Cette dernière, présidée par le ministre lui-même, avait la possibilité de prononcer la suspension ou la déchéance du juge des ses fonctions (article 59)524. La Cour était alors en mesure de se prononcer sur la déchéance de l’intéressé. De cette manière, le gouvernement disposait d’un levier efficace en vue d’une révision des sentences des tribunaux et cours. Le décret du 1er mars 1852 devait encore renforcer ce mécanisme

en accordant au garde des Sceaux, la faculté de traduire directement les magistrats de tout ordre devant la Cour de cassation. Celle-ci pouvait alors prononcer la déchéance de tout magistrat ayant fait l’objet d’une mesure de suspension.

Ainsi, malgré l’affirmation pendant toute la période comprise entre le Sénatus- consulte des 14 et 16 thermidor an X et la loi précisée du 20 avril 1810, du principe d’inamovibilité des magistrats impliquant que ceux-ci ne puissent être destitués sans jugement, les sanctions prononcées à leur égard, dont la déchéance, restaient étroitement subordonnées à l’emprise du Pouvoir exécutif.

B . Une inamovibilité sous contrôle avec l’institution d’un Conseil

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