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LA FORMATION HISTORIQUE DE L’INAMOVIBILITE

39. Ainsi que l’a souligné le Professeur Théron, l’indépendance du juge judiciaire « s’impose avec la force de l’évidence ». Il en va toutefois différemment des raisons qui en constituent le fondement. Cette garantie, dont l’inamovibilité est une composante essentielle, connaît effectivement une pluralité de significations. Pour certains, elle se résume à un principe d’aménagement interne de la justice, conditionnant « l’exercice de la fonction juridictionnelle » et garantissant les « droits

des citoyens »180. Pour d’autres, elle est une conséquence du principe de la séparation

des pouvoirs énoncé à l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. Elle s’entend alors, dans le cadre d’une séparation des fonctions de souveraineté, législative, exécutive et judiciaire. Ces deux premières acceptions peuvent être raisonnablement associées à la disposition précitée, suivant laquelle : « Toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée, ni la

séparation des pouvoirs déterminée, n’a point de Constitution ». Mais au-delà,

l’indépendance du juge est également associée à l’idée d’un « pouvoir judiciaire ». Il s’agit dès lors, de proclamer l’existence d’un « troisième pouvoir », aux côtés des Pouvoirs législatif et exécutif.

40. Cette idée d’un « pouvoir judiciaire » a bénéficié des faveurs d’une partie de la doctrine et de la classe politique, depuis la Révolution française jusqu’à l’avènement de la Vème République. Pour ses partisans, l’institution d’un tel pouvoir apparaissait nécessaire à l’effectivité du précepte énoncé par Montesquieu, dans

L’esprit des lois, suivant lequel : « Il n’y a point de liberté si la puissance de juger n’est pas séparée de la puissance législative et de l’exécutrice ». Dans cette

acception, l’indépendance des juges revêt un double sens. Elle est à la fois une condition et une conséquence de l’existence du « pouvoir judiciaire »181. Quant à

l’inamovibilité, celle-ci a le plus souvent été associée à un critère de reconnaissance du « pouvoir judiciaire », voire substituée à l’indépendance dans cette finalité. Ainsi, le Professeur Jacquelin estimait que les trois éléments constitutifs d’un tel pouvoir, résidaient dans la tradition constitutionnelle, l’inamovibilité des juges, et l’existence

180 J.-P. Théron, De l’indépendance du juge…, op. cit., pp. 647-648. 181 Ibid., p. 648.

d’une Cour de cassation unique182. Selon le Professeur Ducrocq, certains auteurs sont

allés plus loin en érigeant cette garantie en critère décisif pour la reconnaissance du « pouvoir judiciaire »183. Les Professeurs Barthélémy et Duez se sont d’ailleurs

prononcés en ce sens, en évoquant : « La magistrature inamovible, la magistrature

assise, celle qui peut être considérée comme incarnant le pouvoir judiciaire »184. La

doctrine administrative s’est paradoxalement inscrite dans cette logique, en réfutant l’existence de ce pouvoir, après avoir souligné qu’une telle conception, reviendrait à exclure les juges administratifs, non bénéficiaires de cette garantie185.

41. Cependant, depuis la Révolution française, l’histoire de la justice a d’abord été celle d’un « pouvoir refusé »186. La doctrine comme la classe politique,

se sont « déchirées en un vain débat sur l’existence d’un hypothétique pouvoir

judiciaire »187, pour finalement aboutir à un compromis dilatoire consacrant une

simple Autorité judiciaire. Ce dénouement est moins lié au refus d’un « de ces

« pouvoirs » dont la trinité mystérieuse constitue la souveraineté »188, qu’à la crainte

de voire émerger un « pouvoir soustrait à l’indivisibilité de l’autorité de l’Etat »189, voire encore, un « gouvernement des juges »190. Loin de constituer des hypothèses d’école, de telles situations ont déjà connu un précédent en France, avec les parlements d’Ancien Régime.

Or, en garantissant l’indépendance des magistrats de ces juridictions souveraines, l’inamovibilité est apparue comme l’une des causes essentielles des excès commis par ces dernières (Chapitre 1). En conséquence, elle été l’un des principaux tributaires de la volonté de prévenir un retour des parlements, au lendemain de la chute de l’Ancienne Monarchie (Chapitre 2).

182 R. Jacquelin, Répétitions écrites de droit administratif, Les cours de droit, Paris, 1933-1934,

pp. 32-43.

183 T. Ducrocq, Cours de droit administratif, t. 1, éd. Ernest Thorin, Paris, 1877, pp. 35-36. 184 J. Barthélémy, P. Duez, op. cit., p. 854.

185 T. Ducrocq, op. cit., p. 36 ; J. Barthélémy, P. Duez, op. cit., p. 849 ; voir également les

exemples cités par R. Jacquelin, répétitions écrites…, op. cit., pp. 35-36.

186 J. Foyer, Justice : histoire d’un pouvoir refusé, Revue Pouvoirs, n° 16, 1981, p. 17.

187 T. S. Renoux, Le Conseil constitutionnel et l’autorité judiciaire – L’élaboration d’un droit

constitutionnel juridictionnel, thèse de doctorat, Economica-Puam, Paris, 1984, p. 12.

188 J. Barthélémy, P. Duez, op. cit., p. 848.

Chapitre 1. Une condition de l’essor d’un pouvoir judiciaire sous l’Ancienne Monarchie

Chapitre 2. Une victime du rejet d’un pouvoir judiciaire depuis la Révolution française

190 E. Lambert, Le gouvernement des juges et la lutte contre la législation sociale aux Etat-

Unis : l’expérience américaine du contrôle judiciaire de la constitutionnalité des lois, éd. Giard &

CHAPITRE 1 . Une condition de l’essor d’un

pouvoir judiciaire sous l’Ancienne Monarchie

42. « Il ne faut pas perdre de vue cette crainte du despotisme des juges,

égale à celle du despotisme du souverain, si l’on veut comprendre comment, depuis la Révolution, ont évolué les juridictions françaises détentrices de la puissance de

juger »191. Ce jugement porté par le futur Président de la Cour européenne des droits

de l’homme, Jean-Louis Costa, met en exergue la proximité des relations entre la magistrature et le monarque, sous l’Ancienne monarchie. Pendant cette longue période, qui s’étend de la fin de la Monarchie franque à celle de l’Ancien Régime, la justice et la souveraineté ont été étroitement liées. La fonction justicière apparaissait alors comme le principal attribut, sinon comme une composante essentielle de la souveraineté royale. Or, ainsi que l’a souligné le Professeur Renoux-Zagamé : «

Dans une économie de pensée où la souveraineté est conçue comme nécessairement indivisible, la fonction de juger, qui en est pour tous une prérogative essentielle, ne

peut en aucune manière être dissociée du pouvoir souverain »192. Un lien

indissoluble était en conséquence, réputé attacher les magistrats institués par lui, au monarque. En tant qu’émanation d’une souveraineté indivisible, les juges faisaient « partie du corps du Prince ».

Cependant, afin d’affirmer sa souveraineté sur le royaume, suite à la décomposition de l’Etat carolingien, le roi a progressivement délégué à des juges professionnels, le seul attribut de souveraineté qui ne lui était pas contesté par les grands seigneurs. Cette dévolution s’est opérée par le truchement des offices de judicature, considérés au sens propre, comme des « morceaux de l’Etat ». Soucieux de renforcer la stabilité des juges, sans pour autant les rendre irrévocables comme les comtes de la Monarchie franque, le monarque devait asseoir l’inamovibilité de la magistrature (Section 1). Toutefois, en raison de l’introduction de la vénalité et de l’hérédité des offices, et de l’encadrement insuffisant de cette garantie, l’inamovibilité a constitué le terreau d’un « quatrième ordre » revendiquant la possession de la souveraineté (Section 2). Ainsi, pendant cette première phase de l’histoire de l’inamovibilité, l’essence politique de la justice a largement contribué à

191 J.-L. Costa, Nécessité, conditions et limites d’un pouvoir judiciaire en France, RFSP, 1960,

p. 263.

façonner celle-ci, dans le sens d’une garantie d’indépendance personnelle du magistrat, dirigée contre le Pouvoir royal.

SECTION 1 . Une garantie de stabilité associée à la

dévolution de la fonction judiciaire

43. Une partie non négligeable de la doctrine lie l’inamovibilité des magistrats à l’essor de la vénalité et de l’hérédité des offices, et fait découler celle-ci de celles-là193. Ainsi, pour le Professeur Flammermont : « Les anciens magistrats

n’étaient pas inamovibles dans le vrai sens du mot ; ils étaient propriétaires de leur office, dont on ne pouvait les priver sans leur en rembourser le prix, à moins de

violer le droit de propriété »194. Certains auteurs se sont notamment appuyés sur le

caractère prétendument despotique de l’Ancienne Monarchie, pour justifier cette solution. Celle-ci aurait été poussée par « sa nature même », à « porter atteinte à

l’indépendance des magistrats »195, de sorte qu’il apparaissait en substance

inenvisageable qu’une garantie telle que l’inamovibilité puisse être explicitement consacrée. Or, si la patrimonialité des offices a effectivement contribué à renforcer l’inamovibilité des titulaires de ceux-ci, cette garantie n’en conserve pas moins une existence distincte et antérieure à cette première. L’inamovibilité des magistrats est née de la communication de la fonction judiciaire à des juges professionnels (§ 1), avant d’être consacrée juridiquement par les parlements et le Pouvoir royal (§ 2).

§ 1 . La dévolution de la fonction judiciaire à des juges

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