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C Le modèle d’indépendance

1°) Une garantie synonyme d’indépendance

24. Dans ces conditions, l’inamovibilité paraît figurer au premier rang des garanties d’indépendance statutaire accordées aux agents publics. En effet, comme cela a été indiqué précédemment, l’inamovibilité bénéficie en droit positif français, aux seuls magistrats. En d’autres termes, elle est une garantie qui semble bénéficier uniquement à des personnes dont l’indépendance est inhérente, à la fois à leur statut de magistrat et à leurs attributions juridictionnelles. Ce sentiment se trouve renforcé par l’exclusion de certaines catégories de « magistrats », du bénéfice de l’inamovibilité. D’une part, les textes refusent cette garantie aux magistrats chargés de requérir la justice au nom de l’Etat, et qui se trouvent en conséquence soumis à l’autorité hiérarchique du garde des Sceaux. Ainsi, alors même que leur statut relève de la loi organique en vertu de l’article 64 de la Constitution, les magistrats du parquet de l’ordre judiciaire ne sont pas inamovibles. A contrario, cette garantie est

127 CE, arrêt du 5 novembre 2003, « Syndicat de la juridiction administrative, Mme Balbin »,

AJDA, 19 avril 2004, p. 827.

128 Les membres de la Cour des comptes, des chambres régionales des comptes, et du corps des

tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel, sont également concernés. Bien qu’ils soient formellement qualifiés de « magistrats », ils demeurent avant tout des fonctionnaires, en partie soumis au statut général de la fonction publique.

129 Il en est allé ainsi pour les membres du corps des tribunaux administratifs et de cours

administratives d’appel. Tandis que les tribunaux administratifs ont été créés par un décret du 30 septembre 1953, leurs membres se sont vu reconnaître la qualité de magistrats, uniquement avec la loi du 6 janvier 1986. Les juges des conseils de prud’hommes, institués sous le Premier Empire, ont seulement été conçus comme des magistrats au sens de l’article 34 de la Constitution, avec la décision du Conseil constitutionnel n° 91-166 DC du 13 juin 1991. Par assimilation, les juges des tribunaux de commerce, trouvant leur origine au XVIe siècle, devraient également pouvoir être considérés comme des magistrats. Enfin, les membres du Conseil d’Etat, qui n’ont reçu cette qualification ni des textes ni de la jurisprudence du Conseil constitutionnel, ont été assimilés à des magistrats dans les conclusions sur l’arrêt « Syndicat de la juridiction administrative, Mme Balbin ».

seulement accordée aux magistrats chargés de fonctions de jugement, c’est à dire aux juges. Or, ces derniers constituent le cœur même de l’activité juridictionnelle. D’autre part, cette garantie n’est jamais attribuée par les textes, aux personnes que ces derniers ne qualifient pas expressément de « magistrat »s. La situation des membres du Conseil d’Etat et des « magistrats » non professionnels, en constitue une parfaite illustration. Ceux-ci sont certes, sans aucun doute des magistrats au sens de la définition proposée par Rémi Schwartz. Néanmoins, faute de recevoir cette qualification de la Constitution ou de la loi, l’inamovibilité ne leur a pas été formellement reconnue jusqu’ici.

Cette importance de l’inamovibilité se trouve pleinement relayée et même amplifiée par la doctrine. Elle n’y est plus seulement représentée comme « une » garantie de premier rang, mais comme « la » première garantie d’indépendance statutaire du magistrat. Dans l’énumération de celles-ci, l’inamovibilité figure traditionnellement à la première place. Il en va par exemple ainsi, dans les écrits de Raoul de La Grasserie, Charles Eisenmann, Marcel Waline, Victor Silvera, ou encore Roger Perrot130. Une partie de la doctrine est allée plus loin, en considérant que l’inamovibilité ne constitue pas simplement « la première », mais « la » garantie d’indépendance statutaire des magistrats. En ce sens, René Jacquelin voyait dans l’inamovibilité, un élément essentiel, voire suffisant de l’indépendance du juge131.

Adhémar Esmein estimait en conséquence qu’il importait peu d’encadrer le mode de nomination des magistrats, dans la mesure où l’inamovibilité suffisait à les faire échapper à l’emprise du Pouvoir exécutif132. Au début de la Vème République, Charles Eisenmann relevait également que : « la tradition des juristes occidentaux a

été de mettre l’accent, de concentrer toute l’attention ou presque sur une seule

question, sur un seul point, l’inamovibilité »133. Enfin, beaucoup plus récemment,

Roger Perrot soulignait que : « Les garanties d’indépendance sont dominées par un

principe essentiel qui semble les résumer toutes : le principe de l’inamovibilité »134.

130 R. de La Grasserie, La justice en France…, op. cit., vol. 1, p. 168 ; C. Eisenmann, La justice

dans l’Etat, VII La justice, PUF, Bibliothèque des centres d’études supérieures spécialisées,

Université d’Aix-Marseille, 1961, p. 48 ; M. Waline, Pouvoir exécutif et justice, op. cit., p. 100 ; V. Silvera, La fonction publique et ses problèmes, éd. de L’actualité juridique, 1969, p. 40 ; Monique Pauti, op. cit., p. 164 ; G. Wolff, op. cit., p. 1653 ; J.-M. Varaut, Indépendance, op. cit., p. 624 ; R. Perrot, Institutions judiciaires, op. cit.12e éd., 2006, p. 300.

131 R. Jacquelin, La juridiction administrative dans le droit constitutionnel, éd. Giard, Paris,

1881, p. 387, cité par J.-P. Théron, De l’indépendance du juge judiciaire dans la doctrine française, Gazette du Palais, 1976, p. 650.

132 A. Esmein, Eléments de droit constitutionnel français et comparé, t. 1, Recueil Sirey, Paris,

8e éd., 1927, p. 559, cité par J.-P. Théron, De l’indépendance du juge…, op. cit., p. 650. 133 C. Eisenmann, La justice dans l’Etat, op. cit., p. 48.

Or, comme cela a déjà été souligné, le système juridictionnel français s’insère dans un modèle européen-continental, qui privilégie une approche « personnelle » de l’indépendance judiciaire, et qui relègue au second rang l’indépendance « fonctionnelle ». Dès lors, l’inamovibilité ne fait plus seulement figure de garantie « suffisante » de l’indépendance « individuelle » du magistrat, mais également de condition essentielle de l’indépendance judiciaire.

2°) Une garantie érigée en modèle

25. Ainsi érigée en synonyme d’indépendance, l’inamovibilité est de nature à apparaître comme un véritable « modèle » pour d’autres catégories d’agents publics, c’est-à-dire comme une garantie qui : « grâce à ses caractéristiques, à ses

qualités, peut servir de référence à l’imitation ou à la reproduction »135. Déjà

considérée comme un « antique et tutélaire principe »136 au milieu du XIXe siècle,

l’inamovibilité des magistrats a traversé les âges et les régimes politiques, depuis l’époque médiévale jusqu’à aujourd’hui. Erigée en Loi fondamentale du royaume à la veille de la Révolution, elle a été reprise et consacrée dans la presque totalité des Constitutions qui se sont succédées depuis 1791. De ce fait, l’inamovibilité bénéficie d’un prestige qui dépasse la seule magistrature judiciaire elle-même. Il semble que lui soit reconnue, pour reprendre la définition du « modèle » juridique137 donnée par

le Professeur Cornu, cette « valeur exemplaire » susceptible d’en faire une « source

d’inspiration » pour l’élaboration et l’amélioration du statut d’autres catégories

d’agents publics. Force est d’ailleurs de constater que pour la plupart de ces dernières, la jouissance de cette garantie apparaît comme un idéal à atteindre. Et parmi elles, certaines n’hésitent pas à se proclamer bénéficiaires d’une « inamovibilité de fait » ou d’une « inamovibilité coutumière », faute de s’être vues expressément conférer une telle garantie statutaire. Au-delà, une tentative d’inventorisation des « personnes (qualifiées d’)inamovibles dans les services

publics français »138, révèle une liste qui dépasse largement celle des « magistrats

inamovibles », au sens strict du terme.

Parmi les personnes appartenant au service public de la justice, sont tout d’abord qualifiés d’« inamovibles », en application des articles 64 in fine de la Constitution, et 4 alinéa 1er de l’ordonnance organique du 22 décembre 1958, les

135 Dictionnaire Trésor, Centre national des ressources textuelles et lexicales, www.cnrtl.fr. 136 Etrait du discours prononcé par le Premier avocat général Berville, à la cour d’appel de

Paris, le 5 novembre 1849, Gazette des tribunaux, 6 novembre 1849.

137 G. Cornu, Modèle, op. cit., 8e éd., 2007, p. 595. 138 Titre de l’article de P. Lavigne, op. cit., pp. 157-169.

magistrats du siège de l’ordre judiciaire. Les membres de la Cour de comptes sont également qualifiés de magistrats « inamovibles », par l’article L. 120-1 du code des juridictions financières. Les magistrats des chambres régionales de comptes se sont formellement vus reconnaître le bénéfice de cette garantie, par le dernier alinéa de la loi du 2 mars 1982, au moment de la création des juridictions du même nom. Le terme « inamovible » n’est en revanche pas utilisé à l’égard des membres du corps des tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel, qualifiés de magistrats par l’article 1er du 6 janvier 1986, lorsqu’ils exercent des fonctions juridictionnelles. Selon la doctrine, ce texte en admettrait néanmoins le contenu, en reprenant la formule de l’article 4 alinéa 2 du Statut organique précité. Les membres du Conseil d’Etat bénéficieraient quant à eux, d’une inamovibilité découlant d’une « coutume plus que séculaire »139. Enfin, les juges non professionnels désignés par la

voie de l’élection, disposeraient d’une inamovibilité de fait pendant la durée de leur mandat140.

Au-delà du service public de la justice, certaines catégories d’agents publics sont également qualifiées d’inamovibles, en dépit du silence des textes. Il en irait ainsi des membres du Conseil constitutionnel. Par exemple, le Professeur Waline s’était exprimé en ce sens, dans sa préface de la première édition des Grandes

décisions du Conseil constitutionnel141. Cette garantie serait également reconnue aux

membres de certaines autorités administratives indépendantes, tels que ceux de l’Autorité de sécurité nucléaire142, de l’Autorité de contrôle technique de

l’environnement sonore des aéroports143, de la Commission de contrôle des assurances et de l’Autorité de régulation des télécommunications144, ou encore au

139 J.-M. Auby, R. Drago, Traité de contentieux administratif, t. 1, LGDJ, 1ère éd., 1962, p. 169. 140 G. Wolff, op. cit., p. 1653.

141 Texte repris dans : L. Favoreu, L. Philip, Les grandes décisions du Conseil constitutionnel,

Dalloz, Grands arrêts, Paris, 13 éd., 2005, p. XVI ; Service des études juridiques, La composition des

cours constitutionnelles, Les documents de travail du Sénat, série droit comparé, n° 179, novembre

2007, p. 5.

142 H. Revol et B. Sido, rapport n° 231 fait au nom de la commission des affaires économiques

et du plan, relatif à la transparence et à la sécurité en matière nucléaire, Sénat, 1er mars 2006, p. 27 ;

propos de Nelly Olin, ministre, lors de la séance du 7 mars 2006 au Sénat, et de la 2e séance du 28

mars 2006 à l’Assemblée nationale.

143 J.-F. Legrand, avis n° 68 réalisé au nom de la commission des affaires économiques, sur le

projet de loi de finance pour 1999, t. 19, Sénat, 19 novembre 1998.

nouveau Défenseur des droits145. Dans le domaine universitaire, une « inamovibilité

de fait » aurait bénéficié aux recteurs sous les IIIème et IVème Républiques146, et

l’inamovibilité s’étendrait aujourd’hui aux professeurs, aux maîtres de conférences147, voire à l’ensemble des enseignants-chercheurs148. Enfin, dans la

sphère connexe de la recherche, il conviendrait de citer encore, les membres de l’Académie française149 et plus largement ceux de l’Institut de France, les

professeurs du Muséum national d’histoire naturelle, du Conservatoire national des arts et métiers, et du Collège de France150, ainsi que les chefs de département du Palais de la découverte151.

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