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2. Quantifier l’utilisation des produits phytosanitaires : Réflexions théorique et empirique

2.3. Quantification, mesure et modélisation de l’utilisation des produits phytosanitaires

2.3.1. Fondements théoriques : Quand répondre aux exigences croissantes de réduction de l’utilisation des produits phytosanitaires renvoie à un

2.3.1.1. Schumpeter où le rôle prépondérant de l’entrepreneur

Selon les canons de la théorie néo-classique, le comportement de l’entrepreneur est conditionné par les interactions entre offre et demande sur le marché. Dans ce cadre, l’innovation est considérée comme une « boîte noire » (Tremblay, 1997). Joseph Schumpeter a bouleversé cette vision passive de l’entrepreneur pour lui donner un rôle actif et décisionnel. Ses travaux considèrent en effet l'innovation comme un processus endogène (Schumpeter, 1935 ; Deblock, 2012) alors que celle-ci était considérée comme exogène par la théorie néo- classique. Cette endogénéité renvoie à l’idée selon laquelle les innovations ne sont pas subies par les agents mais, au contraire, impulsées par eux.

Pour comprendre cette nouvelle posture, il faut souligner le rôle prépondérant de l’entrepreneur dans la vision schumpétérienne. Schumpeter place au cœur de son analyse l’entrepreneur qui évolue dans un environnement incertain. Celui-ci est un agent économique qui présente certaines caractéristiques qui le distinguent de tout autre chef d’entreprise. Alors que la théorie libérale considérait les agents économiques de façon passive, Schumpeter les considère de façon active. Ils ont un rôle moteur dans le processus d’innovation. Plus précisément, l’entrepreneur est un acteur créatif, à l’origine du changement dont la dynamique est guidée par d’autres facteurs que le seul profit, tel que le plaisir de créer ou le goût de l’innovation (Deblock, 2012). Sa seule aptitude se résume alors à une prise d’initiative et à une volonté d’innover (Tremblay, 1997).

L’entrepreneur est un agent économique qui, en réalisant des combinaisons de facteurs de production, fait gagner à son entreprise du profit ou des parts de marché. En ce sens, Schumpeter se différencie de certains auteurs, comme Walras qui considère qu’à l’équilibre l’entrepreneur ne fait ni perte ni bénéfice (Walras, 1889). Le processus d’innovation s’inscrit alors plus précisément dans un cadre dynamique et non plus statique. Dans un premier temps, l’entrepreneur réalise une rente de monopole du fait du caractère novateur de l’innovation. Progressivement, la concurrence s’approprie l’innovation et la rente de l’entrepreneur diminue. Un nouvel équilibre s’établit au fur et à mesure que se diffuse l’innovation.

Schumpeter introduit donc avec la notion d’innovation le caractère dynamique sous- jacent au processus. Toute innovation modifie l’équilibre précédent. Ce caractère dynamique permet de comprendre dans quelle mesure l’introduction d’une innovation est toute à la fois temporaire et inévitable. Schumpeter souligne l’importance du déséquilibre et de ce qu’il qualifie de « destruction créatrice » puisque, sans innovation, l’économie est stationnaire. La notion de stationnarité est évidemment à entendre au sens économique du terme et non au sens économétrique. La dynamique observée est définie dans un premier temps au niveau

local avec l’appropriation de la rente par l’entrepreneur. Le niveau global correspond à la diffusion, encore qualifiée d’appropriation, de l’innovation par la concurrence.

Schumpeter (1935) identifie une multiplicité de formes d’innovation qui s’inscrivent plus précisément dans cinq types suivants : les innovations de produits, les innovations liées à la découverte d’une nouvelle source de matière première ou d’énergie, les innovations commerciales, les innovations liées à un nouveau type d’organisation et les innovations de procédés. C’est dans le cadre de ces deux derniers types que s’inscrivent les innovations relatives à la protection de l’environnement et donc à la réduction des produits phytosanitaires. Une innovation de procédé consiste en la mise en œuvre ou adoption de nouvelles méthodes de production. Une innovation organisationnelle consiste en la mise en œuvre d’une nouvelle organisation du travail dès lors qu’elle est définie de façon inter- organisationnelle49. Cette nouvelle organisation du travail conduit à une réorganisation des

méthodes de production. De fait, la notion d’innovation inter-organisationnelle s’assimile à la notion d’innovation de procédé.

Dans la mesure où dans un même secteur, au sein d’une même filière, plusieurs types d’innovations existent et coexistent, il est indispensable de prendre en compte la nature de l’innovation. Les innovations relatives à un mode de production relèvent d’une décision dite stratégique dans la mesure où elles s’inscrivent dans une logique de long terme. Ainsi, décider de produire sous label « Agriculture Biologique » plutôt que produire sans label est un exemple d’innovation stratégique (Janssen et Van Ittersum, 2007).

Alors que les enjeux environnementaux génèrent des impacts sur l’ensemble des acteurs de la filière, de nombreux travaux convergent sur le fait que le producteur joue un rôle central dans la gestion du risque sanitaire (Feder et Umali, 1993 ; Shiferaw et al., 2009). D’autres travaux se sont attachés à étudier les liens entre les différents acteurs d’une même filière, sans considérer le producteur au cœur de leur analyse. Les interactions entre la grande distribution et les producteurs, entre la grande distribution et les organisations de producteurs ou encore entre les organisations de producteurs et les producteurs ont été déclinées (Lemeilleur et Codron, 2011 ; Bonnaud et al., 2012 ; Aubert et al., 2013 ; Codron et al., 2014). Ainsi, il ressort notamment que « l’influence des intermédiaires entre la production et la consommation, ici les Organisations de Producteurs et les distributeurs, n’est pas négligeable » (Bonnaud et al., 2012, p. 100-101). Dans ces travaux, l’accent n’est pas directement porté sur les producteurs et plus précisément leurs caractéristiques individuelles ou les caractéristiques de leur exploitation. L’accent est davantage établi sur les modes de coordination entre ces acteurs, les contraintes, les incitations et autres sanctions fixés dans le cadre des règles établies. Ainsi, alors que la grande distribution peut exiger des niveaux de résidus de pesticides inférieurs aux seuils de LMR, les organisations de producteurs peuvent exiger des producteurs qu’ils produisent selon un cahier des charges établi.

Comprendre l’adoption de pratiques plus respectueuses de l’environnement nécessite donc d’appréhender les caractéristiques des exploitants. Schumpeter a caractérisé l’entrepreneur comme acteur clef qui impulse l’innovation. Toutefois, son approche s’enferme, selon Deblock (2012), dans une « impasse théorique ». Cette impasse tient au fait qu’une telle perception de l’entrepreneur ne permet pas de comprendre les origines de l’innovation. Les caractéristiques individuelles, objectives, ne permettent pas de comprendre ce processus. Seules des caractéristiques subjectives, non mesurables, le peuvent.