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2. Quantifier l’utilisation des produits phytosanitaires : Réflexions théorique et empirique

2.1. Quantification versus mesure

2.1.3. Limites de la quantification ou la mesure de la réalité perdue en route

La description du processus de quantification a mis en évidence le fait que la définition des conventions et la mesure induite ne sont pas neutres sur leur objet. Ce processus est indirectement au cœur de recommandations et la définition des conventions établies peut avoir des implications importantes. Les exploitants dont la surface est légèrement inférieure à une demi-SMI qui travaillent à temps plein sur leur exploitation pourraient en témoigner. Les limites du processus de quantification sont abordées par la suite suivant de grandes interrogations : Est-il possible de tout quantifier ? Quelle(s) information(s) perd-on en quantifiant ? Quelles sont les implications de la quantification, au-delà de son effet sur l’objet étudié ? Pourquoi refuser de quantifier revient à quantifier quand même ? Et, comment peut- on faire évoluer le processus de quantification dès lors que la mesure a supplanté la quantification ?

2.1.3.1. Est-il possible de tout quantifier ?

« Il peut être pire de s’efforcer de quantifier à tout prix ce qui n’est (pas) correctement quantifiable » (Alcaras, 2011, p. 177). La remarque formulée ici par Alcaras souligne l’importance de mener une réflexion en amont de toute quantification sur la pertinence même de la mise en œuvre de ce processus et compte-tenu de l’objet considéré. Tous les objets et certaines réalités humaines ne peuvent en effet pas être quantifiés (Desrosières, 2008). Pour illustrer ce point, considérons le bonheur et sa définition. Ce concept peut, à première vue, être considérée comme une notion philosophique. Or, il a été démontré que le bonheur a un impact sur l’activité économique, au travers de nombreux leviers (Kenny, 1999 ; Diener et Sush, 2000). Des individus plus heureux sont notamment plus créatifs et gèrent mieux les difficultés auxquels ils doivent faire face. Prospérité et croissance sont soulignées comme allant de pair avec des économies constituées d’individus plus heureux. Ainsi, du fait de son impact sur l’activité économique, le bonheur devient un objet d’étude. Toutefois, dans ce contexte, deux courants de pensées s’opposent. Ceux qui d’une part considèrent le bonheur comme une notion subjective et donc non quantifiable (Winterberg, 2007 ; Vatin, 2010) ; et ceux qui d’autre part le considèrent comme un concept mesurable (Veenhoven, 1997).

Dans La République, Platon demande à Glaucon : « Sais-tu de combien la condition du tyran est moins heureuse que celle du roi ? »42. Cette question souligne à elle seule les implications fortes de la quantification du bonheur. Toute mesure du bonheur doit être d’une part quantifiable et d’autre part comparable d’un individu à l’autre. Cette mesure doit être par ailleurs définie indépendamment de tout niveau de vie économique puisqu’il a été démontré que « l’argent ne fait pas le bonheur » (Desrosier, 2005). Depuis cette réflexion menée par Platon, de nombreux indicateurs du bonheur ont été construits : The « Subjective Well Being Measurement », le « Bonheur National Brut », l’« Indice de Développement Humain »... Or, l’unité d’analyse ou encore l’hétérogénéité individuelle sont autant de facteurs qui suscitent le débat autour de ces indicateurs (Winterberg, 2007 ; Lascoumes et Simard, 2011). Réduire le bonheur à une valeur et arriver au résultat, jugé exact, que le roi est 129 fois plus heureux que le tyran souligne l’importance de la réflexion à mener avant toute quantification (Platon, 1845

42 ; Vatin, 2010). Cependant, comme le souligne Aristote, tout « n’est pas déterminable par

addition ou soustraction » (Vatin, 2010, p. 21). Quantifier renvoie à une forme de rationalité où la mesure possède un sens clairement défini sur la base de conventions socialement admises. Décider de quantifier un objet repose inévitablement sur la connaissance des limites inhérentes à sa mesure. Après s’être interrogé sur la possibilité de la quantification, le processus en lui-même doit également être interrogé. Quel est l’impact des conventions retenues sur l’objet étudié et quelle information perd-on potentiellement en adoptant ces conventions ?

2.1.3.2. Quelle(s) information(s) perd-on en quantifiant ?

Les conventions dessinent les contours de la mesure (Desrosières, 2007, 2008). Leur traduction en critères permet de caractériser l’objet étudié (Thévenot, 1983 ; Vatin, 2010). Or, cette traduction n’est pas sans susciter des discussions. Les conventions établies pour la mesure doivent être considérées non seulement en termes d’enjeux auxquels elles souhaitent répondre mais aussi et surtout en termes de contours. La question posée par Desrosières prend alors ici tout son sens : Quelle réalité a été « perdue en cours de route ? » (Desrosières, 2008).

Comme souligné précédemment, quantifier un objet revient à le réduire à une forme numérique. Toute donnée construite s’avère être plus ou moins « fragile, incomplète, imparfaite voire totalement contestable » (Alcaras, 2011, p. 178). La mesure faite des objets quantifiés découle directement des conventions établies et des critères retenus pour sa définition. Comme mentionné précédemment, la mesure peut être déclinée sous forme quantitative ou sous forme qualitative. Dans le premier cas, la mesure indique un niveau qui permet de décrire l’objet étudié, alors que dans le second une population est caractérisée au regard de cet objet.

Nous nous proposons de discuter ici non pas les mesures quantitatives, puisque cela reviendrait à discuter les critères établis et donc les conventions, mais les limites relatives à la catégorisation. La catégorisation d’une population doit reposer sur des critères d’exclusion et

d’homogénéité (Thévenot, 1983). Tout individu doit être uniquement identifié dans une catégorie et les individus d’une même catégorie doivent être homogènes au regard du, ou des, critère(s) retenu(s). Dans le cas de la différentiation établie par la MSA entre exploitants agriculteurs et exploitants cotisants solidaires, le premier critère est respecté : un exploitant est, soit reconnu comme agriculteur, soit comme cotisant solidaire. Toutefois, le second critère peut être discuté. Est-ce que deux exploitants dont la surface est très proche (l’un étant supérieur et l’autre inférieur au seuil d’une demi-SMI) ne sont pas davantage identiques ou comparables, que deux autres exploitants qualifiés de cotisants solidaires dont le premier aurait une surface d’un dixième de SMI alors que le second aurait une surface très proche, tout en étant inférieure, à une demi-SMI ?

La catégorisation repose sur une différentiation directe ou indirecte de la population au regard d’un critère. Ainsi, il est possible de distinguer les exploitations localisées en Occitanie de celles localisées en Provence-Alpes-Côte d’Azur, directement sur la base de leur localisation géographique, ou encore différencier les exploitants agriculteurs des exploitants cotisants solidaires, indirectement à travers la comparaison de leur surface à la SMI. Il est à noter que toute différentiation, aussi évidente soit-elle, mérite un approfondissement puisqu’elle s’inscrit dans un contexte particulier et renvoie alors à des enjeux différents. A titre illustratif, considérons le rattachement géographique des exploitations agricoles françaises. Selon que l’objet d’étude - en l’occurrence les exploitations agricoles et plus spécifiquement les exploitations viticoles - est considéré du point de vue des aides européennes, de leur proximité à un bassin de consommation ou de leur rattachement à un bassin de production, le découpage géographique devra être basé respectivement sur la délimitation des zones défavorisées, les bassins de consommation ou les petites régions viticoles. Une même exploitation, localisée en un seul lieu, peut donc être appréhendée sous différents angles selon les enjeux relatifs au contexte de l’étude. Ainsi, aucun découpage géographique ne peut rendre compte de la complexité et des implications d’une simple localisation. De ce fait, aucune catégorisation ne peut refléter les multiples facettes d’un même objet.

La contextualisation apparaît comme un élément clef de compréhension de la quantification retenue et des conventions établies pour la catégorisation. Les limites inhérentes à cette catégorisation découlent en partie du contexte dans lequel le processus de quantification s’inscrit. L’information « perdue en route » est alors implicitement adossée à ce contexte. Appréhender correctement la mesure d’un objet non directement mesurable implique non seulement de comprendre les règles de codages définies sur la base des conventions établies mais aussi et surtout de le contextualiser pour en saisir les enjeux et les limites. Sans cette vision globale du processus, les quantifications souvent « élevé(e)s au rang de mythe » ne sont plus considérées pour elles-mêmes mais pour le seul objet qu’elles étudient (Jany-Catrice, 2012). Or, ces mesures « tien[nent] les hommes entre eux » (Desrosières, 2007, p. 12). Les mesures faites sont le socle des recommandations établies. La question qui se pose alors est la suivante : Une fois établies, quelles sont les implications de l’utilisation de ce processus, au-delà de son implication directe sur l’objet étudié ?

2.1.3.3. Quelles sont les implications de la quantification, au-delà de son effet sur l’objet étudié ?

Nous postulons dans cette sous-section que toute mesure est collectivement reconnue puisque définie sur des critères objectifs issus de conventions socialement admises. L’attention porte alors non pas sur la définition de la mesure elle-même mais sur l’importance qui lui est accordée. De nombreux auteurs soulignent la dangerosité de la trop grande attention portée aux données chiffrées, au détriment d’autres indicateurs plus difficilement quantifiables (Lemoine, 2008 ; Alcaras, 2011 ; Jany-Catrice, 2012). Ces auteurs soulignent que les objets quantifiables ne doivent pas être les seuls éléments décisionnels. Or, il semblerait qu’aujourd’hui les chiffres, « prétendument neutres », gouvernent nos sociétés (Jany-Catrice, 2012).

Au-delà de la quantification et de l’assimilation de la notion de mesure à celle de quantification, un des points de vigilance à porter à un tel processus est l’utilisation qui en est faite. De la même façon qu’une quantification ne traduit pas toutes les facettes d’un objet, une mesure ne rend pas compte à elle seule de tout un contexte et des enjeux auxquels elle se rapporte. S’intéresser à la quantification revient à s’interroger sur l’ensemble du processus, à le contextualiser pour en saisir toute la portée et à le considérer pour ce qu’il représente. Ce n’est qu’ainsi positionnée que la mesure d’un objet non quantifiable prend tout son sens.

Il est également indispensable de souligner que tout objet quantifiable ne fait pas nécessairement l’unanimité du point de vue du processus de quantification. Ce dernier peut être source de débat mais dans tous les cas, nous allons montrer que discuter ce processus revient à en identifier implicitement un autre qui répond parfois à d’autres enjeux.

2.1.3.4. Quand refuser une quantification revient à quantifier quand même Refuser une quantification revient à contester la vision particulière d’un objet réduite à une mesure synthétique qui ne rend compte ni de sa complexité ni de sa multi- dimensionnalité. Or, refuser cette quantification revient à réfuter les conventions sous- jacentes à cette mesure et donc à mesurer l’écart entre l’objet et sa mesure. Ainsi, « critiquer une mesure, c’est encore mesurer » (Vatin, 2010). De nombreux auteurs, conscients des limites inhérentes au processus de quantification, s’accordent tout de même sur son importance et sur la philosophie de Sartre : « Ne pas choisir, c’est encore choisir » (Sartre, 1943 ; Caillé, 2010 ; Favereau, 2010 ; Vatin, 2010).

Quantifier des objets non mesurables, au sens premier du terme, revient à les approximer. Cet « art de la mesure » renvoie à l’environnement incertain dans lequel cet objet évolue (Guilbaud, 1985). Les objets étudiés sont quantifiés pour pouvoir être caractérisés, mais aussi pour pouvoir être améliorés. A quoi servirait de mesurer un consentement à payer pour des biens plus respectueux de l’environnement si l’objectif sous-jacent n’était pas de renforcer le développement de ces biens ? Ainsi, la nécessité d’agir sur un objet contraint à le quantifier de la façon la plus précise possible, même si sa complexité et sa multi-dimensionnalité ne

peuvent pas être complètement intégrés à cette mesure (Favereau, 2010). Cette réduction du réel est alors un mal nécessaire qui permet non seulement de construire de l’information mais aussi de la faire évoluer (Vatin, 2010). Dans ce contexte, des consensus apparaissent. Le processus de quantification apparaît préférable, malgré ses limites soulignées, à la non-action. Le processus de quantification se définit donc dans un contexte particulier et à une période donnée. Il doit toutefois pouvoir être réévalué pour prendre en compte la dynamique dans laquelle évolue l’objet étudié. Le processus de quantification ne doit donc pas être figé. La question qui se pose alors est celle de l’évolution de ce processus, notamment lorsque quantification et mesure se confondent.

2.1.3.5. Comment faire évoluer le processus de quantification dès lors que la mesure a supplanté la quantification ?

Il a été souligné précédemment que la mesure peut supplanter la quantification de par son usage et sa diffusion. Or, inscrite dans un environnement non figé, cette mesure est susceptible d’évoluer et, plus précisément, les conventions ayant permis sa construction sont et doivent être réinterrogées (Jany-Catrice, 2012). Si la définition du processus de quantification n'est pas évidente, il en est de même pour sa remise en question. En théorie, les débats suffisent à le faire évoluer. En pratiques, seules les controverses ré-ouvrent la « boite noire » et le réinterrogent (Desrosières, 2007, 2008).

Si nous reprenons l'exemple des exploitants cotisants solidaires identifiés par la MSA, les contours de leur identification ont été modifiés au cours du temps. Historiquement, ils étaient perçus comme une population dont l’activité agricole n’était pas principale et qui, de fait, était un soutien au monde agricole. Or, l’évolution de l’activité de cette population a conduit la MSA à lui accorder avec la Loi d’Orientation Agricole du 5 Janvier 200643 le droit à une

assurance pour les accidents du travail et des indemnités journalières. Ainsi, les cotisants solidaires dont la surface exploitée est supérieure à un cinquième de SMI sont considérés comme ayant une activité agricole qui peut les amener à avoir besoin d’une telle assurance. De la même façon, la loi du 14 Novembre 200944 relative à l’orientation et à la formation

professionnelle tout au long de la vie accorde à ces cotisants le droit de bénéficier de formations continues dans le cadre de la loi sur les orientations et la formation professionnelle45. Progressivement, l’évolution du contexte dans lequel évoluent les exploitations françaises conduit le Ministère de l’Agriculture, de l’Agroalimentaire et de la Forêt à mener une réflexion sur ces exploitants et sur leur reconnaissance. Le processus de quantification est un dynamique puisqu'il s’inscrit dans un contexte lui-même en perpétuelle évolution. La première quantification d’un objet n’est alors qu’une étape de sa caractérisation qu’il est indispensable de réinterroger pour que la mesure reste au plus près du réel étudié.

43https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000000264992 44https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000021312490 45https://www.senat.fr/questions/base/2012/qSEQ120801487.html