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La santé publique et sa vision de la santé comme complet bien être peut elle nous

apporter un cadre et des catégories pour

penser le bien- être dans son cadre vie ?

1.1 Discussion introductive autour de concepts clés

de la santé publique : maladie, santé et bien- être

La santé des populations et la manière dont elle est abordée au niveau collectif reflète l’histoire et l’évolution des connaissances scientifiques, mais aussi la culture et les men- talités des sociétés en question. La santé publique s’intéresse à la santé des populations et s’appuie sur des dispositifs collectifs et publics, mais en France et dans la plupart des pays occidentaux, l’exercice de la santé repose en grande partie sur la médecine clinique dont la fonction principale est de soigner des individus malades (Fassin, 2008, p.10). Si l’on en veut une preuve par les chiffres, il suffit de consulter les données relatives aux dépenses courantes de santé (DCS) en France et qui ont peu évolué en proportion : en 2018, les DCS s’établissent à 275,9 milliards d’euros en 2018, un total composé à 73,7 % par la consommation de soins et de biens médicaux, auxquels viennent s’ajouter des dépenses pour des soins de longue durée en direction de personnes âgées ou en situation de handicap à hauteur de 9,2 %1. De cette somme considérable, on peine à

distinguer les 2,2 % de dépenses consacrées à la prévention de la santé, une catégorie comprenant à la fois des actes médicaux comme le dépistage de certaines maladies, et des actions plus larges en lien avec les milieux de vie, les activités humaines, et les com- portements individuels. Pourtant, de nombreuses études mettant en scène les détermi-

1. Les dépenses courantes de santé comprennent à la fois les dépenses de Consommation de Soins et de Biens Médicaux (CSBM), des soins de longue durée, certaines prestations pour personnes âgées ou handicapées, mais aussi des dépenses de prévention et diverses dépenses liées au système de santé et les coûts de gestion. Référence : Panorama de la Direction de la Recherche, de l’Évaluation et des Statistiques, Santé, Les dépenses de santé en 2018, Résultat des comptes de la santé, édition 2019, 158 p.

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nants de la santé, montrent le rôle prépondérant de l’environnement (dont la définition varie d’un modèle à l’autre) dans l’état de santé des personnes, bien avant les facteurs biologiques et le système de soin. Là où des actions réparatrices ou de réhabilitation de la santé en aval ont leurs limites, les approches visant la prévention et la promotion de la santé apporteraient de multiples bénéfices (Wiesli et Simos, 2010). Une dissymétrie nous interpelle, celle entre le poids des déterminants sociaux et environnementaux, et les dépenses liées essentiellement aux soins et à la gestion des maladies et cela nous invite à interroger ce que l’on entend par santé.

1.1.1 Si la médecine soigne des individus malades,

qu’est- ce qu’un individu en bonne santé ?

Même si nous ne ferons pas l’historique de l’émergence de la santé publique comme science théorique et politique, le contexte scientifique et philosophique dont elle a hérité nous paraît un aspect essentiel qui marque profondément la manière de l’aborder. Ainsi, le positivisme scientifique qui a émergé au xixe siècle procède d’une conception du

monde où tout ce qui est dans la nature peut être observable et analysé rationnellement. Un tel raisonnement suppose plusieurs principes et conditions, parmi lesquels la défini- tion préalable d’une situation « normale » qui permettrait de repérer et d’étudier le cas posant problème. C’est précisément ce que fait la santé publique, quand elle considère l’état normal comme étant la santé ou l’individu sain, et qu’elle établit ce qui est patholo- gique à partir de ce témoin en santé (Klein, 2008). La « bonne santé » ou le « normal » ne sont pas définis, et se trouvent limités à « une abstraction, une moyenne chiffrée » (ibid.) à partir de laquelle on viendra définir une situation pathologique. C’est alors que l’on observe un premier paradoxe de la santé publique reposant sur un modèle biomédical forgé autour du paradigme de la biologie au xixe siècle : bien que visant la santé des

populations, celle- ci se trouve envisagée en creux, à travers le prisme de la pathologie, et l’objet d’étude est celle des maladies et non de la santé (Dubas dans Klein, 2008). Au final, la santé des bien- portants est un thème souvent négligé, considéré comme un « euphémisme des maladies ou des handicaps à soigner » (D’Houtaud, 1999, p.37).

Cette dialectique entre santé et maladie a été repérée par de nombreux philosophes de la santé à commencer par Georges Canguilhem dans sa thèse de médecine soutenue en 1943, intitulée « Essais sur quelques problèmes concernant le normal et le patholo- gique » (Joubert, 1999). Selon lui, « il est très difficile, sinon impossible, de poser les limites entre la santé et la maladie, entre l’état normal et l’état anormal. D’ailleurs, les mots santé et maladie sont très arbitraires. Tout ce qui est compatible avec la vie est la santé ; tout ce qui est incompatible avec la durée de la vie et fait souffrir est maladie. » (Canguilhem dans Giroux, 2010, p.5). C’est donc à la vie qu’il faut s’intéresser pour comprendre ce qui est normal et ce qui est pathologique, en raison du fait jugé irréductible et indépassable que « le vivant préfère la vie à la mort, la santé à la maladie » (ibid., p.23). C’est aussi ce que suggère Spinoza à travers son concept de conatus qui correspond à « l’effort de per- sévérer dans son être », et qui fait l’unité de l’homme comme de tout individu (Ricœur, 1990, p.367). Ceci nous suggère que l’état par défaut de la vie serait la santé, comme un état silencieux que l’on aurait tendance à oublier tant que l’on ne souffre d’aucune

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PRemièRe PaRTie – Chapitre 1 maladie, pathologie ou infirmité. On pourrait, comme le souligne Guillaume Le Blanc remarquer que la santé passe « pour une évidence non questionnée, une disposition quotidienne sur laquelle nous n'avons pas à revenir » (2010, p.28). Cependant, poursui- vant lui aussi la pensée de Canguilhem, il explique que la maladie n’est pas le fruit d’un savoir mais d’un sentiment immédiat : « Je ne me sais pas malade, mais je sens un certain rapport à la vie que je qualifie, à tort ou à raison, de déficient […] Ainsi la maladie est- elle au premier chef une question, non de conceptualisation mais d'expérience » (ibid.). Même si la connaissance de la médecine permet d’établir un diagnostic et de soigner, c’est bien parce qu’une expérience de la maladie par un autre malade a antérieurement suscité la connaissance du médecin que l’on a pu établir une connaissance (Canguilhem dans Giroux, 2010, p.32). Cette dialectique entre connaissance et expérience est au cœur de la pensée de Canguilhem et c’est aussi un aspect que nous allons retrouver dans toute la revue de la littérature.

1.1.2 La santé comme état de complet bien- être,

une vision positive jamais réalisée ?

Pour pouvoir apprécier et mesurer l’état de santé d’une population, il nous faut pou- voir s’accorder sur ce que l’on entend par santé. Il ne semble presque plus nécessaire de rappeler la définition de la santé selon l’OMS, inscrite au Préambule de sa consti- tution tant elle s’est répandue. Dans le champ de la santé publique, cette conception de la santé comme état de complet bien- être physique mental et social (OMS, 1946) semble un aphorisme, un énoncé que tout le monde pourrait interpréter de manière homogène. Mais est- ce vraiment le cas ? En proposant cette définition, l’OMS cherche à dépasser la vision réductrice de la santé limitée à ses composantes biomédicales, mais elle nous laisse avec une définition circulaire de la santé comme complet bien- être, avec ce concept de bien- être pour lequel nous ne disposons d’aucun repère laissant le lecteur libre d’en interpréter la signification.

Des auteurs, comme Wolinsky et Zusman ont proposé des pistes pour aborder le complet bien- être auquel l’OMS fait référence : selon eux, une manière de faire serait d’adopter une perspective médicale pour mesurer la santé physique, une analyse des performances pour évaluer la santé sociale, et une évaluation de la perception du bon- heur pour la santé mentale (Wolinsky et Zusman dans Larson, 1991 p.7). En première intention, la proposition semble intéressante mais elle nous laisse avec bon nombre de questions sur le plan scientifique et moral. Comment évaluer un concept aussi vague que la perception du bonheur ? Sur la base de quels présupposés conceptuels ? Comment trouver des catégories qui permettraient d’appréhender le sujet sans enfermer l’analyse dans des schémas a priori ou dans une vision normée de l’individu heureux ? Comment l’évaluation de performances qui suggère une lecture centrée sur l’individu pourrait- elle permettre d’accéder à une compréhension de la santé sociale qui suppose a minima une certaine prudence au regard d’une conception étriquée de l’individu extrait du col- lectif et de la société ? Enfin, une lecture ainsi fractionnée entre des composantes phy- siques, sociales et mentales semble négliger des connexions pourtant désormais bien établies. Pour ne prendre qu’un exemple, des événements sociaux peuvent affecter la

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santé physique, comme le stress qui peut avoir des impacts négatifs sur le fonctionne- ment biologique et dont on connaît désormais l’influence sur de nombreuses patholo- gies chroniques comme l’obésité et le diabète (Chaix, 2009).

Pour aborder la santé comme état de complet bien- être, l’OMS reconnaît l’existence de déterminants de la santé définis comme l’ensemble des « facteurs personnels, sociaux, économiques et environnementaux qui déterminent l’état de santé des individus ou des populations » (OMS, 1946). Différents modèles de déterminants ont été développés, chacun avec son vocabulaire, et une pondération variable des différents éléments du système, mais ceci pose en premier lieu la question de ce qu’est un déterminant. Tou- tefois, pour de nombreux modèles, nous trouvons deux points communs importants : les déterminants peuvent avoir des effets directs ou indirects sur la santé des individus, et par ailleurs, ils ne sont jamais indépendants et interagissent entre eux (Whitehead et Dahlgren, 1991 ; Ministère de la Santé et des Services Sociaux, 2012). Dans la plupart des modèles, on retrouve des catégories proximales (proches de l’individu et de son réseau familial) et distales (relatives à des facteurs structurels, des conditions globales environnementales, sociales et politiques) et aussi des catégories qui se rapportent à des dimensions physiques, mentales et sociales de la santé. Sauf à considérer les termes santé et bien- être comme synonymes et équivalents, pouvons- nous envisager d’aborder le bien- être avec le même raisonnement et les mêmes catégories que ceux déterminant l’état de santé des populations ?

1.1.3 Mais que fait la santé publique ?

À première vue, la santé publique, dans son fonctionnement actuel joue un double rôle, à la fois scientifique, avec la description et la compréhension des phénomènes de santé, et un rôle politique et moral, de prescription des actions nécessaires pour atteindre la bonne santé qui s’appuie sur une norme physiologique hypothétique moyenne ou idéale (Fassin, 1996, p.35). Même si elle se réclame de la science pour objectiver ses actions (fréquence, gravité, caractéristiques de la population concernée, rapport entre le coût et l’efficacité des mesures permettant de prévenir ou de traiter les problèmes etc.), elle se situe avant tout dans le champ politique, au regard de l’intérêt qu’elle accorde à certains sujets et des règles de bonne conduite qu’elle propose aussi de mettre en avant. C’est ce que montre remarquablement Didier Fassin en prenant l’exemple des problèmes sani- taires liés à l’exposition au plomb des enfants issus de familles africaines vivant dans des logements insalubres, et l’évolution de leur prise en compte par les autorités sanitaires et les pouvoirs publics (Fassin, 2008).

À cheval entre sciences et décisions, l’épidémiologie est au cœur du dispositif de santé publique. L’épidémiologie établit des associations statistiques, qui à elles seules ne peuvent pas remonter à la causalité des phénomènes observés (D’Houtaud, 1999, p.48) et ne permettent en aucun cas de trancher sur certaines dimensions politiques des choix en matière de santé. Autre caractéristique qu’il nous semble intéressant de rapporter ici, l’épidémiologie est par essence contrefactuelle, et elle nécessite donc l’apparition de problèmes de santé pour mettre en évidence des tendances statistiques. Elle est égale-

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PRemièRe PaRTie – Chapitre 1 ment en grande difficulté dans le cas des expositions à de faibles doses, situation la plus courante en matière d’exposition à des facteurs de risques environnementaux (Hubert, 2010). Par conséquent, outillée par l’épidémiologie, la santé publique aura donc toujours un coup de retard sur la vie et les problèmes de santé et malgré les signaux précoces en matière de risques pour la santé humaine et l’environnement, les leçons tirées et les décisions sont souvent tardives (European Environment Agency, 2013). Il ne s’agit en aucun cas de contester l’importance de l’épidémiologie en ce qui concerne la gestion

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