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Qu’entendons-nous par « cadre de vie », et que peuvent apporter les études urbaines

3.2 Les limites des approches urbaines fonctionnalistes

3.2.1 L’espace fonctionnel des urbanistes,

les lieux habités des êtres humains

De nombreux auteurs se sont employés à dénoncer les méfaits de l’urbanisme fonc- tionnel, sa déconnexion avec la réalité humaine et sociale d’habiter un lieu, et ses consé- quences également sur la perte de la qualité du cadre de vie. Il nous semble fondamental de commencer ici par souligner la différence entre les concepts d’espace et de lieu, en raison des hypothèses épistémologiques qu’ils sous- tendent et des conséquences pratiques en termes de politiques d’aménagement et d’urbanisme. « L’espace n’est ni une enveloppe, ni un vide dans lequel prend place un drame ou une intrigue » (Joseph, 2004), et nous ne vivons pas dans des milieux abstraits dans lesquels nos ancêtres et les urbanistes auraient posé des objets, des bâtiments et des activités. Comme le mon- trait Henri Lefebvre à la fin des années 1960, l’espace urbain est un lieu rempli des sens que les habitants lui accordent. Il insistait sur le fait que « nous ne vivons pas seulement dans un monde de matérialités mais que notre imagination, nos rêves, nos idées et nos représentations sont de puissants médiateurs de l’univers matériel » (Lefebvre, 1968 dans Labbé, 2016). Comme nous l’évoquions dans l’introduction, le fait d’habiter doit être appréhendé comme un fait anthropologique car « l’habitation, la demeure, le fait de se fixer au sol (ou de se détacher), le fait de s’enraciner (ou de se déraciner), le fait de vivre ici ou là (et par conséquent de partir, d’aller ailleurs), ces faits et cet ensemble de faits sont inhérents à l’être humain […] » (Lefebvre 2001 [1966], p.183-195). Les idées de

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PRemièRe PaRTie – Chapitre 3 Lefebvre rejoignent aussi celles de Ivan Illich qui écrivait : « habiter est le propre de l’es- pèce humaine », « habiter est un art », « l’art d’habiter fait partie de l’art de vivre » « une demeure n’est ni un terrier, ni un garage » (Illich, 2005 (1984), p.755). Nous pourrions citer encore les propositions de François- Xavier Bellamy dans un texte autour « d’habiter le monde » dans lequel on retrouve la distinction de Lefebvre entre habitat (le logement avec ses mètre- carrés) et habiter (l’expérience anthropologique), une distinction que l’on retrouve aussi dans la langue anglaise entre les termes « house » et « home » qui est fina- lement assez proche du terme « demeure » :

Habiter le monde est tout autre chose que s’y abriter. Il ne suffit pas à l’être humain de trouver un refuge qui le protège des intempéries, qui lui garantisse une protec- tion contre les dangers extérieurs. Aucun être humain n’a simplement besoin d’un « toit ». Nous avons besoin d’une demeure, d’un lieu où se retrouver, qui devienne un lieu familier, un point fixe, un repère autour duquel le monde entier s’organise. La maison est le centre construit par une liberté, par une mémoire, une expérience, et autour duquel s’organise la conscience que j’ai de l’univers entier ; elle est le foyer qui détermine la différence entre le proche et le lointain le connu et l’inconnu, l’ordinaire et l’exotique. Dans une conférence prononcée en 1951, intitulée « Bâtir habiter penser », Heidegger montre combien la conscience se mêle à la matière pour former ce que nous appelons un monde, un monde vivable, un monde qui convienne à l’homme. Nous ne sommes pas des corps en déplacement dans un décor géométrique indifférencié ; nous sommes des sujets qui déterminent par leur mémoire collective et personnelle, par leur pensée, ces points fixes toujours singu- liers où s’enracine chacune de leurs vies.

Cette pensée philosophique autour du concept d’habiter nous semble très fertile pour notre étude, mais il nous faut rappeler que sur le plan historique et pratique, elle s’op- pose aux logiques fonctionnalistes des urbanistes. Les opérations de Le Corbusier en sont l’exemple le plus connu et le plus radical, mais la plupart des opérations urbaines actuelles semblent encore bien souvent imprégnées d’une vision fonctionnaliste. Or des auteurs comme Jane Jacobs ont depuis plusieurs décennies dénoncé le caractère déter- ministe de certaines approches d’urbanisme. Ainsi, écrivait- elle à propos des espaces publics et plus particulièrement des espaces verts, « il faut bien comprendre que les gens ne fréquentent pas les espaces verts simplement parce que ceux- ci existent et parce que les urbanistes et architectes ont souhaité qu’ils les fréquentent » (2012 [1961], p. 88). Au contraire, elle affirmait que « les jardins publics des villes, tout comme leurs trottoirs, ne sont pas des abstractions, ce ne sont pas des lieux où l’on rencontre automatiquement la vertu et l’élévation morale. Ils n’ont aucune signification, séparés de leurs modes d’utili- sation pratique ; et partant, ils n’ont aucune signification, séparés des effets tangibles que produisent sur eux en bien ou en mal les quartiers et les activités environnants. » (Ibid. p.105).

D’autres auteurs se sont également opposés à cet urbanisme fonctionnel qui a émergé dans les années 1960. Ainsi Lefebvre y voyait le résultat d’une pensée rationnelle où l’es- pace devait « s’adapter à des « besoins » définis -selon des grilles- traduits en chiffres et formulés sous formes d’injonctions : « il faut » construire tant de logements, « il est néces- saire » d’aménager tant de mètre- carrés d’espace de loisirs, « il est impératif » d’avoir tant d’équipements culturels, de bureaux de postes, de centres médico- sociaux » et il voyait

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dans cette manière de faire de la planification et de l’aménagement par les spécialistes une opposition avec « la vie sociale des citadins et l’urbanité des lieux » (Lefebvre dans Stébé et Marchal, 2019, p.117-118). Pour Thierry Paquot qui s’est beaucoup inspiré des travaux de Lefebvre (2009), les experts qui façonnent la ville n’imaginent pas le cœur des humains qui se moquent des plans, des classifications et des logiques de l’urbanisme fonctionnel classique qui enferme les espaces dans des « c’est prévu pour » (Paquot, 2019, p.56). Pour le philosophe de l’urbain, « une ville, par définition, est composite, sensorielle, rythmique ; elle ne peut se résumer à un plan- masse et une grille d’équipements, chacun d’entre eux rapporté à un ratio (dans le sens latin de raison) valable en tout temps et en tous lieux » (ibid.).

Dans ces espaces divisés en fonctions urbaines, c’est l’être humain qui se trouve comme « mutilé », considéré tantôt comme membre d’une famille monoparentale, occu- pant d’un logement, usager de la bibliothèque ou client du supermarché du coin. On retrouve également cette idée chez Mickaël Labbé (2016), pour qui l’urbanisme fonc- tionnaliste ne considère l’individu « qu’en tant qu’occupant d’une certaine portion d’es- pace, devant circuler pour se rendre à son travail, mais pas du tout dans la totalité des dimensions de son existence individuelle ». Pour Olivier Mongin, il se joue une « rup- ture anthropologique » comme si les politiques urbaines successives avaient consti- tué un « urbanisme antiville » de sorte que la ville est pensée comme objet technique, dominée par la pensée fonctionnaliste (Mongin, 2013 dans Zembri, 2017). D’autres auteurs comme Raymond Ledrut ont également travaillé sur les parties symboliques des espaces urbains, en s’appuyant sur l’étude des perceptions des habitants. Ainsi, en partant d’études empiriques menées à Toulouse ou à Pau, Ledrut était interpellé par la tendance des habitants à définir la personnalité de leur ville à partir des monuments anciens ou qualifiés comme tels, alors que ceux- ci n’avaient pas ou peu de rapports avec leur vie de citadins (Ledrut dans Stébé et Marchal, p.130-134). Le sociologue montre notamment comment la part symbolique s’organise dans la ville historique (qui s’es- tompe avec l’histoire récente) et comment la réalité vivante actuelle de nature socio- économique se déploie dans un autre cadre (les centres d’affaires, de commerce, qui concentrent le pouvoir administratif et économique), comme si le vécu quotidien du citadin se trouvait séparé de sa construction symbolique.

Finalement, les approches théoriques fonctionnalistes tendent à mettre le champ physique (la nature, le cosmos), le champ mental (la logique et l’abstraction formelle) et le champ social dans des mondes séparés (Lefebvre, dans Stébé et Marchal, p.125). Mais les études portant sur les dimensions humaines des territoires tendent également à se multiplier, et certaines ont permis de mettre en évidence l’impossibilité de dissocier l’espace physique des dimensions psychosociales et l’identité des lieux (Hunziker et al., 2007). Nous pourrions nous demander également comme le suggère Jacques Donzelot, si l’urbanisme fonctionnel, à force de rationnaliser l’espace de vie, n’en a pas tout sim- plement détruit l’urbanité (1999). Enfin, ne retrouvons- nous pas dans cette approche de l’urbain fragmenté et rationnalisé, le même problème que nous relevions précédemment au sujet de la vision holistique de la santé, lorsqu’elle tente de recomposer une vision de la santé comme complet bien- être en superposant des dimensions physiques, mentales et sociales abordées de manière analytique ?

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3.2.2 Réintégrer les humains et les dimensions sociales

de l’espace

Des réactions théoriques à l’endroit de l’urbanisme fonctionnel des années 1960-1970 vont également être rejointes par des réactions d’habitants des territoires « fonctionnali- sés » engagés dans des luttes urbaines à la même époque. Pour Jacques Donzelot (1999) c’est à cette époque que l’on va commencer à parler de « cadre de vie, les espaces qui manquent à la vie publique », et qui avaient été perdus sous l’effet d’une « rationalité fonctionnelle » et d’une « intention politico- morale de diminuer la vie collective au profit de celui de la vie privée » (Donzelot, 1999). Pour le sociologue, la notion de cadre de vie introduit à cette époque « une dimension qualitative dans le domaine des conflits sociaux qui ne s’ordonnaient jusque- là qu’autour d’enjeux strictement quantitatifs et catégoriels. Ce n’est pas seulement ce que l’on gagne – le niveau de vie – qui est propre à chaque catégorie sociale et la sépare des autres. Il y a aussi ce que l’on partage – la qualité du cadre de vie » et qui va donner lieu à des formes d’autogestion de la ville et des quartiers par des organisations associatives locales. Or cette idée de partage et de vivre ensemble dans des espaces fonctionnalisés est un sujet qu’il nous faut impérativement question- ner. Thierry Paquot voit dans l’urbanisme fonctionnaliste et les « grands ensembles » un profond paradoxe : conçu « pour le bonheur d’habitants- abstraits par des décideurs qui ne connaissent pas ces habitants- en- vrai et qui s’étonnent de leur ingratitude, du moins ce qu’ils jugent comme tel », « le « grand ensemble » dépossède tout résident de son art d’habiter et lui impose avec la remise des clés de son appartement un mode d’emploi normé et normalisateur. C’est « grand », oui cela ne fait aucun doute. Mais « ensemble » ? Non, pas « ensemble », plutôt « identique » (Paquot, 2019, p.56).

Dans cette pensée sur l’urbain dont les habitants eux- mêmes ont été expulsés, il faut redonner une place aux citoyens. Mais pour Thierry Paquot, il faudra « une véritable révo- lution pour que les usagers – ces hommes ordinaires – acquièrent, dans l’urbanisme, dans l’urbain plus exactement, les droits que personne ne leur conteste, que tout le monde veut leur accorder, leur élargir, mais qui, dans les opérations d’urbanisme où se produisent les urbanistes, leur sont systématiquement déniés » (Paquot, 1999 dans Stébé et Marchal, 2019, p.114). Pour lui, le problème est que les experts ne se posent même pas de question sur leur propre ignorance, et en opposant la complexité du sujet, ils négligent de partir de la vie quotidienne dont les habitants ont une bien meilleure exper- tise d’usage.

Si les approches technocratiques ont tendance à exclure les humains de la ville, ne faut- il pas revoir notre manière d’aborder l’urbain et ce qui fait urbanité ? C’est une idée que l’on va retrouver chez de nombreux auteurs qui cherchent à rétablir les dimensions sensibles de l’urbain. On peut citer par exemple les apports de Pierre Sansot qui propo- sait une approche phénoménologique de l’urbain dans sa Poétique de la Ville (1973), en réponse au langage conceptuel et urbanistique qui introduisait neutralité, fade et raison- nable (Stébé et Marchal, 2019, p.207). Mais il nous faut bien distinguer la différence ici entre l’exercice cognitif, rationnel de donner un sens aux choses, et le fait d’y investir ses sens, de s’y inscrire complètement, dans le sens d’une expérience y compris corporelle du monde. Pour Pierre- Henri Chombart de Lauwe à la fin des années 1970, le souci est

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également de comprendre l’espace social subjectif (l’espace représenté et vécu) dans son rapport avec l’espace social objectif (l’espace matériel). Pour lui, c’est « dans sa relation évolutive et multidimensionnelle à l’espace que l’individu parvient à construire de façon plus ou moins heureuse son rapport au monde » (Stébé et Marchal, 2019, p. 103). Pour Stébé et Marchal (2019) qui accompagnent nombreux de nos cheminements au sein des études de sociologie urbaine, on retrouve bien ici une approche phénoménologique de l’espace urbain, dont il serait question « d’analyser au niveau individuel l’expérimentation vivante, psychique, corporelle et sociale de l’espace tantôt intime tantôt impersonnel » (ibid.). Précisons également que de cette relation de l’être humain à l’espace, il nous faut également considérer qu’il ne s’agit pas d’une conduite passive car « un environnement n’est pas un banal contenant, c’est un ensemble agissant qui génère du contenu en modifiant le contenant et exaltant leurs interactions. Il est actif et réactif, esthétique et éthique » (Paquot, 2013, p.37).

De nombreuses tentatives de participation citoyenne ont vu le jour dans le champ de l’aménagement urbain, certainement en raison de la proximité des sujets avec ce que vivent les citoyens dans leur quotidien. Il y a en France de nombreux chercheurs qui se sont consacrés à ces questions sous l’angle des enjeux démocratiques, une dimension fondamentale qu’il nous semble nécessaire de rappeler, mais de laisser provisoirement de côté. Au- delà des réflexions éthiques, nous intéressent ici les aspects épistémolo- giques retenus par les penseurs de l’urbain pour réintégrer les êtres- humains dans leur raisonnement. On trouve par exemple chez Henri Raymond (dès la fin des années 1960) la volonté de réhabiliter le vécu des usagers dans le raisonnement sociologique, en remet- tant en cause la tradition épistémologique française attachée à la séparation entre le sens savant et le sens commun (Marchal et Stébé, 2017). De l’autre côté de l’Atlantique, l’intérêt porté au vécu des habitants dans les études sociologiques existe depuis un peu plus longtemps. On peut citer à titre d’exemple l’ouvrage de William Foote Whyte, Street Corner Society (2007, première édition 1943) qui démontre l’intérêt et la portée de l’observation participante et des approches ethnographiques en immersion pour comprendre ce que vivent les habitants d’un quartier. Son travail porte sur la vie d’une communauté italienne dans un quartier populaire de la banlieue Nord de Boston et il a montré qu’une approche par le vécu des habitants présentait des décalages avec la plu- part des écrits sociologiques de l’époque, qui présentaient ces quartiers uniquement en termes de problèmes sociaux (ibid. p.318).

3.3 Des inspirations pour dépasser l’enfermement

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