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Partant du constat d’un niveau élevé et persistant d’inégalités sociales et territoriales de santé en France, la Stratégie nationale de santé 2018- 20221 s’est donné comme objectif prioritaire de réduire ces inégalités.

Dans le cas des territoires urbains, il est vrai que les populations ne bénéficient toujours pas partout de conditions de vie et de logement décentes et suffisantes (des déterminants bien connus de la santé), et des écarts considérables en termes de qualité des aménagements urbains ou d’équité d’accès à des services et aménités sont observés. Même s’il est admis que des différences socio- spatiales ont toujours existé, les iné- galités sont moralement condamnables, et affectent le vivre- ensemble (Rosanvallon, 2011). Parmi les territoires en situation de défaveur, nous nous intéressons plus particulièrement à la vie des habitants des quartiers dits « sensibles », repérés par l’administration française selon les principes (évolutifs) de la géographie prioritaire. Pour ces territoires, les pouvoirs publics tentent de répondre depuis plusieurs dizaines d’années par les interventions de « la politique de la ville », visant à rétablir la cohésion sociale et urbaine, et à restaurer « l’égalité républicaine ». Ces quartiers défavorisés sont devenus une cible de l’action publique à part entière (Tissot, 2007), de sorte qu’ils semblent avoir une existence propre, indé-

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QUaTRième PaRTie – article intégral 3 pendante des trajectoires et des conditions politiques responsables de ces situations dégradées. L’identification des « quartiers prioritaires de la politiques de la ville » (QPV) repose d’ailleurs sur une grille de lecture centrée sur les problèmes sociaux et urbains (Avenel, 2009). Les indica- teurs conventionnels fournissent une image instantanée, mais sommes- nous certains qu’elle donne à comprendre l’histoire complète du film qui se joue dans la réalité de la vie de ces quartiers ?

Dès les années 1930, des sociologues comme Whyte ont montré que la plupart des écrits sociologiques de l’époque présentaient les com- munautés des quartiers pauvres américains en termes de problèmes sociaux, et qu’une observation participante en immersion au sein de ces groupes révélait une autre image des communautés, en tant que sys- tèmes sociaux organisés (2007, p.318). Wacquant dans ses travaux sur les quartiers défavorisés aux États- Unis et en France, souligne la persistance de fragilités sociologiques des recherches qui tendent à confondre les traits « constitutifs » et « dérivatifs » de ces territoires (2005). Le sociologue déjoue aussi les symétries souvent établies de manière dogmatique entre ghettoïsation, pauvreté urbaine et ségrégation (ibid.). Pour lui, ghettos noirs américains et quartiers pauvres des banlieues françaises présentent des similitudes en termes de situations d’enclavement, d’indices de jeunesse élevée, ou de sentiments de relégation, mais diffèrent sur le plan des trajectoires socio- historiques qui ont conduit aux mécanismes d’exclusion sociale et de sédimentation de ces quartiers (2006). Pour Lapeyronnie (2008) ou Kokoreff (2009), il existe bien une forme de ghet- toïsation en France, soutenue par une dynamique institutionnelle qui produit et maintient enclavement, paupérisation, et stigmatisation. Mais pour d’autres auteurs, les théories du ghetto tendent à figer l’analyse des quartiers dans des situations extrêmes (Gilbert, 2011), alors que d’autres pistes scientifiques existent, plus sensibles aux contrastes et aux attentes des habitants (Avenel, 2016).

Depuis le début des années 1980, dans un contexte de luttes urbaines et de critique des modèles des grands ensembles, les interventions publiques qui étaient alors orientées vers un modèle de développement social, vont progressivement se concentrer sur le bâti, l’environnement urbain et la diversification de l’habitat, avec une ambition de rééqui- librage de la population et de la mixité sociale (Bellanger et al. 2018). Les bilans de ces interventions montrent aujourd’hui des résultats mitigés. Ainsi, le Comité d’évaluation et de suivi de l’Agence Nationale de Renou- vellement urbain (2013) constatait l’amélioration générale des conditions d’habitat suite aux opérations de rénovation, mais des résultats partielle- ment atteints en ce qui concerne la réduction des inégalités et la mixité sociale. Pour rompre avec la logique antérieure qui visait à « casser les ghettos pour les adapter à une norme hypothétique », le rapport pré- conise de partir des potentialités et des atouts des quartiers et de leurs

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habitants (ibid.), comme le suggère d’ailleurs d’autres études (Kirszbaum, 2010 ; Bacqué et Mechmache 2013). Malgré la fragilité des hypothèses reliant transformations de l’enveloppe physique et amélioration de la qualité de vie, les vertus des opérations de démolition- reconstruction sont encore mises en avant, « au prix d’une confusion entretenue entre réalisations et résultats » (Epstein, 2014). Ces observations semblent rejoindre le besoin de « soumettre à l’épreuve des faits non seulement les objectifs d’une action, mais aussi les hypothèses et préjugés qui la fondent et les stratégies d’action de ceux qui sont chargés de la mettre en œuvre » (Perret, 2016).

On pourra considérer que l’invitation à recueillir l’expérience des popu- lations précaires des quartiers populaires pour orienter les politiques publiques n’est pas une entreprise nouvelle. Elle n’est d’ailleurs pas sans rappeler les récits de vie analysés et mis en lumière dans « La misère du Monde » (Bourdieu, 1993). D’autres publications plus récentes renouvellent aussi l’interpellation des pouvoirs publics, comme cette initiative de la Fédération des centres sociaux et socioculturels de France qui avec Ques- tion Banlieue, tente de « [faire] entendre toutes les voix [des] cités » (2012). Dans le cadre d’un appel à projet autour des questions de qualité du cadre de vie, une équipe de chercheurs proposait quant à elle d’appréhender le sujet en s’appuyant sur une lecture ethno- écologique, à partir du recueil des récits de vie des habitants pour explorer les milieux urbains face aux enjeux d’équité sociale et environnementale (Manusset et al., 2007).

L’ensemble des éléments de contexte que nous venons d’esquisser nous semble converger vers le besoin d’ouvrir l’étude des conditions de vie des quartiers prioritaires sur le vécu de leurs habitants. Notre recherche propose donc d’explorer ce que le recueil, l’écoute et l’inter- prétation de l’expérience d’un territoire peut nous dire du rapport des habitants à leur cadre de vie, et ce que ces données pourraient apporter comme points d’entrée pour l’action publique.

Méthodologie

Notre recherche rassemble les données d’enquêtes et d’expérimen- tations menées dans quatre quartiers prioritaires en lien avec les col- lectivités locales. À Trappes, la démarche commanditée par l’Agence de l’Environnement et de la Maîtrise de l’Énergie (ADEME) portait sur l’étude de la qualité environnementale perçue par les habitants d’un quartier dégradé et multi- exposé. Aux Mureaux, Nanterre et La Rochelle, la commande provient des municipalités qui s’interrogeaient sur leurs pratiques dans différents domaines : gestion urbaine de proximité, pro- jets d’aménagement ou de renouvellement urbain.

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QUaTRième PaRTie – article intégral 3 Les approches ethnographiques ont inspiré notre travail de recueil des récits de vie des habitants de ces quartiers. Les entretiens sont guidés, mais s’appuient sur des questions ouvertes conçues de manière à laisser la personne « raconter son histoire ». Le canevas d’entretien organisé en catégories de questions avec une formule principale et des relances en cas de mauvaise compréhension, permet de ne pas oublier de sujets, tout en suivant la dynamique d’une discussion (De Sardan, 1995). Les questions sont formulées de manière à susciter la narration, comme par exemple l’arrivée dans le quartier, la manière de parler de son lieu de vie à des proches, les lieux fréquentés ou la vie sociale autour de soi. Les personnes enquêtées ont été recrutées en porte à porte, ou inter- pellées dans l’espace public (parcs, pieds d’immeubles, écoles, etc.), à différentes heures de la journée, et différents jours de la semaine pour limiter les biais de sélection. Une diversité de répondants a été recher- chée : âge, sexe, activité, situation résidentielle (locataire/propriétaire), lieu d’habitation, éventuels freins linguistiques. Les entretiens sont tou- jours anonymes. Nous avons eu recours à des cartes du quartier pour s’assurer d’une couverture géographique équilibrée. La décision de mettre fin à l’enquête ne relève pas d’une question de représentativité, mais du principe de « saturation » des données, lorsqu’à chaque interview supplémentaire, on obtient de moins en moins d’informations nouvelles, même si une infinité d’autres témoignages pourrait être collectée (ibid.). La durée moyenne de nos entretiens est d’environ une heure. Les inter- views sont transcrites puis soumises à une lecture interprétative s’inspi- rant des principes de la théorisation ancrée (Charmaz, 2006). Notre point de départ est un sujet qui interroge la collectivité, et pour lequel nous ne formulons aucune hypothèse définitive. La logique suivie n’est donc pas strictement inductive : tout n’émerge pas spontanément du terrain, et nos recherches bibliographiques donnent aussi quelques points d’en- trée à l’élaboration du cadre d’enquête. La collecte et l’analyse des don- nées se fait de manière itérative, l’interprétation est enracinée dans les données du terrain, et les tâtonnements conduisent à regrouper les pro- pos selon des thèmes qui les unissent tout en permettant une remise en question des résultats provisoires (Luckerhoff et Guillemmette, 2012). L’in- terprétation relève aussi de l’expertise de l’enquêteur et de sa capacité à mobiliser des connaissances pour soutenir une lecture critique et rigou- reuse des données. Des restitutions aux instances citoyennes locales ont été proposées, avec l’aval de la collectivité, afin de rendre compte des travaux aux habitants, et pour renforcer le poids des conclusions grâce à l’approbation ou les commentaires du groupe.

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