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L’éthique de la joie chez Spinoza : une vision du bonheur tournée vers l’action

deux conceptions bien différentes du bien-être

2.1.2 L’éthique de la joie chez Spinoza : une vision du bonheur tournée vers l’action

Un autre philosophe qui occupe une place importante dans la pensée au sujet du bon- heur est Baruch Spinoza. Il propose une « éthique de la joie » qui conduit à une vie bonne et heureuse. Dans l’éthique, Spinoza rompt avec le dualisme corps et esprit qu’introdui- sait Descartes. Pour lui, « le corps a la même dignité que l’esprit. Il est essentiel à la crois- sance de l’esprit, comme l’esprit est essentiel à la préservation et à la croissance du corps.

1. Sur le plan étymologique, le mot bonheur en grec est composé de deux mots, l’un signifiant bon et l’autre signifiant chance. Ainsi, le concept de bonheur chez Aristote est l’idée de bonne chance. Cepen- dant, dans le contexte antique, sa conception de la chance n’a pas le sens contemporain qu’on pourrait lui donner, comme un jeu où la vie serait laissée au hasard. Pour Aristote, cette chance glisse vers le destin et l’investissement car cette bonne chance dont il parle, il faut la chercher car elle ne tombe pas du ciel. En cela, Aristote est bien un philosophe de l’action. Il faut dire aussi que sa pensée laisse place à une cer- taine ambiguïté car d’un côté il parle de suprême bien et d’empirisme avec l’action, tout en s’écartant du réductionnisme platonicien qui renvoie aux idées pures, aux choses immuables et éternelles. Enfin, pour ne pas être réducteur dans notre opposition entre hédonisme et eudémonisme, notons que ce qui distingue Épicure d’Aristote est le fait que la pensée aristotélicienne est orientée vers la politique et non pas centrée sur un individu extrait et isolé de son existence sociale et politique.

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En fait on ne peut ni les opposer ni les séparer. Ils fonctionnent ensemble, puisqu’ils ne sont que les deux faces d’une seule et même réalité » (Lenoir, 2017, p.143). Avec Spinoza, il n’existe pas non plus de dualisme entre raison et passions. Pour lui chaque être (humain ou animal) a un pouvoir d’affecter ou d’être affecté par les émotions ou les sentiments. En même temps, il considère que l’Homme doit être autonome, et que cette autono- mie dépend de sa capacité à exercer sa raison. La raison lui permettra de dépasser une connaissance imparfaite et imaginée du monde, et de voir la réalité telle qu’elle et non pas comme les penseurs voudraient qu’elle soit (ibid., p.148-156).

Un autre élément qui caractérise la philosophie de Spinoza est la notion de vie, cen- trale dans son concept de conatus. Le conatus correspond à l’effort de toute chose de persévérer dans son être, un dynamisme du vivant qui rompt avec le déterminisme de la nature (Ricœur, 1990, p.365-367). Pour Ricœur, le conatus précède la conscience de soi que Descartes utilise comme point de départ de toute réflexion philosophique (Ricœur, 1990, p.367, inspiré par Sylvain Zac, 1963). Il nous faut souligner que cette idée d’élan de vie est un concept métaphysique, rejeté par la science en raison de son inscription vitaliste. En effet, c’est une idée que l’on ne peut pas définir ou mesurer de manière empirique, qui n’a pas de matérialité biologique en quelque sorte, mais que nous considérons néanmoins comme une métaphore qui ajoute à une conception philosophique du bonheur tournée vers l’action. Par ailleurs, Spinoza apporte aussi des éléments nouveaux aux réflexions sur les différences entre hédonisme et eudémonisme. En effet, il parle bien de joies et de tris- tesses, mais se distingue fondamentalement de la pensée hédoniste classique qui conduit à une forme de passivité vis-à- vis du monde et dans la recherche des clés du bonheur. On retrouve là aussi une forme d’ancrage dans l’action et dans l’expérience d’être que nous évoquions précédemment avec Ricœur et la lecture qu’il fait de la pensée d’Aristote. Ainsi, pour Spinoza, l’âme peut être définie comme « l’idée d’une chose singulière existant en acte » (Spinoza, l’Éthique, II, prop. XI, dans Ricœur, 2017, p.365). C’est une idée que l’on retrouve aussi chez Robert Misrahi inspiré de la philosophie éthique du bonheur de Spinoza : « le bonheur est la synthèse de grandes joies substantielles : elles sont des actes et non des passivités extatiques » (Misrahi, dans Onfray, 2011, p.70-71). Le désir d’être heureux conduit l’Homme à essayer de progresser, grandir et parvenir à une plus grande perfection en augmentant sa puissance : « la joie est l’affect fondamental qui accompagne toute aug- mentation de notre puissance d’agir, tout comme la tristesse est l’affect fondamental qui accompagne toute diminution de notre puissance d’agir » (Lenoir, 2017, p.147).

Pour résumer l’esprit de la pensée de Spinoza, Misrahi propose trois contenus pour ces joies substantielles et qui sont trois chemins qui nous semblent aussi offrir des points d’appuis importants pour l’étude du bien- être dans son cadre de vie :

La première Joie, qui est celle de fonder sa propre vie, réside dans l’acquisition de l’autonomie par la connaissance et la réflexion. La deuxième Joie est celle de l’amour de tout autre. Il implique reconnaissance de l’autre dans son universalité de sujet et sa particularité personnelle. […] Un tel amour, comme acte absolu, préfère se déployer dans la beauté : celle de la demeure, celle de l’art, et celle du monde. Cette Joie rend toutes les autres [joies] possibles, c’est pourquoi elle est par excel- lence la jouissance d’être. La troisième Joie est la jouissance du monde : les plai- sirs sont des actes de la conscience. Chaque plaisir charnel marque l’unité de la conscience et du corps, en même temps que, parfois, leur éclat et leur splendeur.

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PRemièRe PaRTie – Chapitre 2 La jouissance, les jouissances peuvent être actives, comme dans l’amour ou l’action ; elles peuvent aussi être à la fois fictives et contemplatives comme dans l’amour ou dans l’art […] Mais toujours, est indispensable une base aussi solide qu’un rocher : une philosophie eudémoniste. (Robert Misrahi, dans Onfray, 2011, p70-71)

Tout cette discussion autour de la philosophie du bonheur, l’hédonisme et l’eudé- monisme est centrale pour notre recherche du bien- être dans son cadre de vie, car selon que l’on se place d’un côté ou de l’autre de ces conceptions, la manière d’abor- der la question sera nécessairement différente. Affirmons- le ici de manière claire pour la suite de ce travail : nous avons été inspirés par la pensée eudémoniste, les ouver- tures amenées par Paul Ricœur et sa phénoménologie de l’action, et ce que ces pro- positions pouvaient apporter pour dépasser certaines limites de la santé publique, les approches analytiques, déterministes et tournées vers la gestion des risques. Ainsi, une pensée de la vie bonne ancrée dans la praxis semble nous inviter à chercher le bien- être des habitants dans l’expérience vécue du quartier, et l’action d’habiter, dans une vision de « l’homme tout entier » qui poursuit son bien- être dans une perspective de bienveillance mutuelle et de réciprocité. Toutefois, il nous faut également garder une certaine prudence vis-à- vis de ces considérations axiologiques difficiles. En effet, l’enfermement dans des dualismes irréconciliables pourrait conduire au réduction- nisme de certaines idées, alors que les frontières entre les approches ne sont pas toujours aussi marquées. Ainsi, par exemple, la défense d’une vision eudémonique n’exclut pas de notre approche l’étude des joies ou des plaisirs tels qu’exprimés par les habitants, mais nous nous donnerons comme objectif d’adopter une pensée cri- tique au regard des présupposés associés à notre interprétation.

2.2 Les apports de la psychologie dans l’étude

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