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Inégalités d’accès à un cadre de vie de qualité et justice environnementale

Comment les études sur les inégalités et les politiques d’intervention dans les

4.1 Inégalités d’accès à un cadre de vie de qualité et justice environnementale

4.1.1 Le constat des inégalités sociales plus marquées

pour les habitants des quartiers dits prioritaires

Dès la fin des années 1970, le constat des mauvaises conditions de vie dans les quar- tiers emblématiques d’habitat social construits à partir des années 1950, ont conduit à développer des politiques publiques d’amélioration des conditions de vie des habitants de ces quartiers, dont le Programme Habitat et Vie Sociale (HVS) constitue une pierre fondatrice. Depuis, malgré les programmes successifs, les réformes structurelles, et les ressources exceptionnelles allouées à ces quartiers, les situations d’inégalités sociales et de conditions de vie semblent toujours aussi marquées. Depuis 2003, l’État s’est doté d’un Observatoire national des Zones Urbaines Sensibles (ONZUS) devenue Observa- toire National de la politique de la ville (ONPV) en 2014, permettant de suivre à l’échelle nationale l’évolution d’indicateurs classiques de précarité et d’inégalités sociales.

Dans son dernier rapport de 2014, l’ONZUS fait état d’un revenu fiscal moyen de 12 752 € dans les zones urbaines sensibles (ZUS). Le taux de chômage est deux fois supérieur en ZUS (23,2 %) par rapport au reste du pays (9,3 %), et l’échec scolaire que l’on mesure par exemple au pourcentage d’élèves qui entrent en 1ère générale est plus important dans les ZUS (27,1 %) qu’ailleurs (40,4 %). Ce sont des indicateurs classiques de la précarité des populations dans ces quartiers mais les constats n’ont malheureusement guère évolué en quarante ans, et des rapports font aussi état de l’accentuation des inégalités sociales de manière générale en France, comme par exemple le rapport 2019 de l’INSEE qui fait état d’une aggravation du taux de pauvreté en France et des indicateurs d’inégalités en 2018. Dans son rapport de 2018, l’ONPV note que 42,6 % des habitants en QPV vivent sous le seuil de pauvreté à 60 % du niveau médian (soit 1009 euros mensuels) au lieu de 14,3 % dans le reste du territoire métropolitain. Dans les QPV, les bénéficiaires du RSA sont également deux fois plus nombreux que dans le reste de la France (27,1 % contre 13,6 %), alors que le taux de chômage y est aussi deux fois- et- demi supérieur (24,6 % contre 9,2 %).

Quand on consulte le site de l’ONPV1 il est difficile de trouver les bonnes nouvelles

parmi les publications qui font état des multiples fragilités de ces quartiers : « les lycéens des quartiers prioritaires aspirent moins à rejoindre l’enseignement supérieur », « les fran- çais portent un regard sombre sur les quartiers « sensibles » » ou encore « des moyens supplémentaires alloués aux établissements scolaires, mais des résultats toujours en retrait ». Voilà certainement de quoi désespérer. Mais au- delà de ces constats, ces visions donnent- elles à comprendre ce qui se passe dans les quartiers ? Que nous disent ces données sur l’origine de ces inégalités, et la capacité des gouvernements et politiques successives à répondre aux situations d’inégalités sociales et territoriales ?

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4.1.2 D’une description anhistorique, à une compréhension

des effets territoriaux de politiques inégalitaires

Les études populationnelles et les données statistiques sur les quartiers ne permettent pas vraiment de comprendre ce qui se passe à l’échelle d’une personne, et de son par- cours de vie. En théorie, les politiques de logement voudraient favoriser les mobilités résidentielles et l’on pourrait espérer que les quartiers défavorisés soient une étape dans le parcours de vie des personnes. L’ONZUS montrait par exemple que la mobilité rési- dentielle dans les zones urbaines sensibles entre 1990 et 1999 était importante (c’est à dire qu’un nombre important de personnes ont changé de logement en 10 ans), mais que les trajectoires résidentielles ne démontrent pas un rattrapage social (ONZUS, 2005, p.118-153). Les personnes les moins favorisées (au chômage, ouvrier ou employé non qualifié, élevant seul ses enfants, locataire, etc.) auront moins de chance de trouver un logement ailleurs que dans une autre ZUS. Ce rapport de l’ONZUS montre finalement que la politique de la ville contribue certes à une forme de mobilité résidentielle, mais elle renforce la concentration spatiale de la pauvreté, car « ceux qui restent sont ceux qui ne trouvent pas ailleurs » (Avenel, 2016 à propos de ONZUS, 2005). En confondant le taux de mobilité résidentielle avec l’analyse nécessairement plus complexe des trajectoires des gens, les données statistiques de mobilité résidentielle produisent donc « une illu- sion d’optique : entre deux photographies du territoire, ce ne sont plus les mêmes gens qui habitent » (ibid.). Pour Cyprien Avenel, les recherches nécessiteraient de décaler le regard de l’étude des inégalités comme « un stock » vers une approche révélant « les flux » pour mieux appréhender les mécanismes de ségrégation à l’échelle non pas des quar- tiers mais de la ville (2016).

La multitude de phénomènes sociaux et urbains apparus avec l’évolution des villes modernes ont donné lieu à une infinité de travaux de la grande famille de la sociologie. Il existe à ce niveau une ligne de crête entre des approches qui tendent à se focaliser sur les quartiers défavorisés, quitte à isoler les phénomènes du contexte plus général, et celles qui réfutent l’autonomie de la question urbaine au regard d’autres enjeux et cherchent à éviter l’essentialisation des problèmes des quartiers (Wacquant, 2006 ; Tissot, 2007 ; Ave- nel, 2016). Jacques Donzelot montre également l’enchevêtrement des questions sociales et urbaines au fil de l’évolution de la société, et il interroge la capacité de la ville à faire société (1999). Par le passé, le logement social a pu jouer un rôle d’intégration sociale en récompense de la stabilité de l’emploi, mais avec la désindustrialisation, les quartiers défavorisés éloignent des opportunités d’accès à l’emploi. De manière générale le quar- tier est présenté comme un problème puisqu’il apparaît dans une forme de rupture avec le reste de la société, au prix d’une confusion classique entre l’origine sociale structurelle des problèmes, et les tensions qui se concentrent dans certains espaces urbains (ibid.). Dans un autre papier (2004), Jacques Donzelot observe les tendances à une tripartition de la ville, entre relégation des cités d’habitat social, périurbanisation des classes moyennes, et gentrification. Les études urbaines font également largement état de phénomènes de fragmentation ou de ségrégation au regard des tendances à la différenciation sociospa- tiales que l’on peut observer dans les métropoles (Cary et Fol, 2013). À travers la notion de ségrégation, différentes théories sont discutées, mais poussent généralement l’ana- lyse plus loin que le simple constat d’une différenciation sociospatiale pour tenter d’en

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mettre en évidence les sources, les manifestations et les effets. Nous verrons dans les parties suivantes que malgré des tentatives importantes des politiques publiques, la ségrégation sociospatiale et les autres phénomènes évoqués précédemment sont tou- jours bien présents sur le territoire national.

Retenons que les tendances observées sur les territoires tels que les quartiers défavorisés, ne sont pas des phénomènes naturels, comme s’ils avaient émergé spontanément. Leur origine tient aux trajectoires sociopolitiques des sociétés et cela en fait des problèmes politiques à part entière. À l’instar de Jacques Donzelot, il nous semble percevoir dans la question de la capacité d’une ville (d’un territoire, d’un quartier) à faire société, une dimension intéressante pour explorer ce qui fait bien- être dans son cadre de vie.

4.1.3 Des inégalités d’accès à un cadre de vie de qualité

aux multiples manifestations de sentiments d’injustice

Dans la partie précédente, nous avons abordé les phénomènes d’inégalités au niveau macro, mais les effets réels et perçus au niveau des conditions de vie des habitants de territoires en situation de relégation occupent également une place importante dans de nombreuses études.

Pour commencer, il est désormais établi que les situations d’inégalités sociales génèrent également de nombreux effets cumulatifs, même si ces derniers restent difficiles à mettre en évidence (Diebolt et Helias, 2005). Les effets d’un environnement dégradé sur la santé des personnes ont été mis en évidence par de nombreuses études, comme nous l’avons déjà évoqué dans le premier chapitre. Soulignons pour compléter qu’en prenant comme point de départ des phénomènes de relégation et de polarisation sociale des territoires, on observe également une distribution inégale de la qualité de vie (Laigle et Oehler, 2004). On observe par exemple une corrélation entre habitat dégradé ou sur- occupé dans des quartiers en situation de relégation urbaine et des risques pour la santé (Laigle, 2009). Pierre Chauvin et Isabelle Parizot (2009) montrent également que vivre dans un quartier populaire peut constituer une double peine pour les populations : à la disqua- lification sociale s’ajoutent les effets cumulés d’éloignements de pôles d’emploi et de services mais aussi les effets de la stigmatisation et l’intériorisation possible d’une image négative du quartier avec des retentissements possibles sur la santé psychosociale.

Les effets cumulatifs observables sont également moins évidents de premier abord lors- qu’ils concernent des dimensions psychosociales par exemple. Jacques Donzelot montre comment les habitants des quartiers en situation de relégation se trouvent coincés dans la « nature contrainte de l’entre soi », et porte à ce titre une attention particulière aux possi- bilités de choix de son voisinage et des relations sociales de manière plus générale (1999). Dans les années 1980, les émeutes urbaines dans les quartiers défavorisés révèlent les sentiments de déconsidération dont les habitants s’estiment être l’objet ; en même temps,

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PRemièRe PaRTie – Chapitre 4 le sociologue note l’apparition d’un « urbanisme affinitaire » pour désigner des transfor- mations urbaines conduisant à la prévalence de relations électives, sélectives et parfois excluantes dont les gated communities (communautés fermées) sont un exemple bien connu (ibid.). De la même façon, Cyprien Avenel observe la différence entre une forme de ségrégation volontaire caractéristique des « beaux quartiers » (dont les gated communities sont une forme exacerbée), et la ségrégation subie par des habitants qui n’ont pas le choix de leur lieu de vie et qui vivent alors cette ségrégation comme une forme de violence et une « assignation à résidence » (Avenel, 1996 ; Avenel, 2009). Toutefois, la réalité est aussi plus complexe, et l’on observe également que les habitants de ces quartiers développent aussi des sentiments d’attachement pour leur lieu de vie, lorsque par exemple, le quartier joue le rôle d’un point d’ancrage ambigu pour les jeunes, « à la fois objet de protection et de mobilisation, mais aussi le lieu de l’enfermement » (Avenel, 2016).

Pour positionner plus clairement le sujet du côté de ceux qui subissent les inégalités et pour comprendre ce que cela signifie pour eux dans la vie quotidienne, de nombreux travaux sur la justice environnementale se sont attachés à étudier les questions d’ex- position aux contraintes environnementale et à l’accès équitable à des services et des aménités1. Il est généralement établi que les pauvres sont plus soumis et vulnérables aux

dégradations de l’environnement ou aux risques de leur survenue. Toutefois, les données mobilisées pour faire apparaître les situations d’inégalités découlent de l’appareil éva- luatif hérité d’une manière techno- centrée de penser l’environnement et donnant alors la primauté de l’attention à des critères de types seuls d’expositions à des polluants, probabilités d’occurrence de risques, distances métriques, niveaux acoustiques comme des prédicteurs d’une gêne acoustique etc. (Faburel, 2012). Il y a dans cette conception de l’environnement, une orientation cognitive « conditionnée par la possibilité de lui faire correspondre une mesure normative » (Charvolin, 2003 dans Faburel, 2012). Une telle manière d’aborder l’environnement, comme quelque chose d’extérieur (Remvikos, 2019) est une distorsion de la réalité, que Guillaume Faburel propose de dépasser en s’intéres- sant aux « différences qualitatives de situations », une vision reconnaissant les attaches et rapports affectifs des sociétés à leur environnement, ce qui suppose une ouverture aux vécus et aux expériences sensibles des habitants (Faburel, 2012). La manière de penser les inégalités environnementales et de les observer sur un territoire donné sont des ques- tions capitales qui interpellent également les politiques locales et leur conception de la justice en particulier dans les politiques d’aménagement urbain (Faburel, 2015). Dans cette perspective, le concept de justice dépasse alors largement les dimensions (re)dis- tributives des volets « fonctionnels » des espaces urbains pour embrasser d’autres dimen- sions, comme nous l’avons vu avec le concept de « droit à la ville » de Henri Lefebvre ou d’autres propositions plus récentes autour de la justice sociale (Honneth, 2013 ; Fraser, 2011). Les capacités et les moyens d’action individuels et territoriaux pourraient être un marqueur capital des inégalités ce qui conduit Guillaume Faburel à proposer de consi- dérer l’environnement dans une forme « plus actante », c’est à dire selon les leviers et opportunités de participation effective des habitants dans leur lieu de vie (Faburel, 2008).

1. Le terme aménités est entendu comme un ensemble d’éléments contribuant à rendre le lieu de vie appréciable et agréable. Même si nous ne donnons pas de liste précise de ces éléments, nous pouvons au moins avancer qu’il peut s’agir d’éléments à la fois tangibles et intangibles du cadre de vie, des aspects qui nous rapprochent également des approches urbaines sensibles.

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Mickaël Labbé (2016) propose d’aborder la critique sociale de l’espace en s’appuyant sur le concept de reconnaissance tel que mis en avant par Axel Honneth (2006). Il nous pro- pose notamment de considérer l’ensemble des pathologies sociales comme des formes de non- reconnaissance et les « pathologies urbaines du social » comme une matérialisa- tion de ce mépris social. Il prend pour cela l’exemple d’un individu vivant une situation de relégation, « dans une banlieue coupée de la centralité de la vie urbaine, dans une zone bien souvent privée des services les plus essentiels de la vie économique et civique, dans des immeubles vétustes sans aucune urbanité et dont la conception n’a été dictée que par des critères purement économiques de rendement et de densité de population, qui ne revient au centre de la ville que comme simple consommateur potentiel (bien souvent privé du pouvoir d’achat permettant la « participation » à cette dimension de la vie urbaine), un individu qui ressent très bien qu’il n’est en quelque sorte pas « chez lui » et non désiré dans certaines parties de sa ville, etc., tout cela est certes toujours la marque d’inégalités économiques et d’injustice sociale, mais elle est également une forme essentielle de non- reconnaissance de l’individu dans ses multiples dimensions : comme être de besoins à la fois corporels, mais également « spirituels » (la participation, le ludique, la rencontre, la confrontation, etc.), comme quelqu’un de « capable » dont on attend qu’il puisse participer à la construction de la vie de sa ville, etc. ».

Outre les références déjà identifiées précédemment, nous avons relevé un faisceau de publications issues de multiples champs disciplinaires qui invitent à un changement d’approche sur les territoires et s’intéressent à l’expérience vécue des habitants. Si nous ne pouvons illustrer l’ensemble des travaux qui ont émergé avec l’intention d’être une force d’interpellation des pouvoirs publics, et un porte- voix des habitants, nous pouvons citer à titre d’exemple l’initiative portée par la Fédération nationale des centres sociaux et socioculturels de France, qui cherchait à « [faire] entendre toutes les voix de nos cités », et montrer la réalité vécue par les habitants de ces quartiers si durement marqués par des fragilités sociales et urbaines (Fédération des centres sociaux et socioculturels de France et Question Banlieue, 2012). Bien sûr donner la voix aux « laissés pour compte » n’est pas une entreprise nouvelle, et ces témoignages ne sont pas sans rappeler les récits de vie conduits sous la direction de Pierre Bourdieu et présentés dans « La misère du Monde » (Bourdieu, 1993). Toutefois, des applications plus précises ont pu émerger, dépassant la seule visée anthropologique ou sociologique. Les travaux en ethnologie urbaine menés par William Foote Whyte dans un quartier populaire italien de Boston à la fin des années 1939 montrent les apports de l’observation participante dans l’étude de la structure sociale des quartiers, des travaux qui avaient apporté des changements aux États- Unis dans la manière de concevoir l’aménagement urbain et les espaces publics (Whyte, 2007 [1943]). Plus récemment et dans le contexte français, dans le cadre d’un appel à projet d’accompagnement d’une collectivité autour des questions de qualité du cadre de vie, une équipe de chercheurs proposait d’appréhender le sujet en s’appuyant sur une lecture ethno- écologique, en partant du recueil des discours et des récits de vie des habitants pour explorer les milieux urbains face aux enjeux entremêlés d’équité sociale et environnementale (Manusset et al., 2007).

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PRemièRe PaRTie – Chapitre 4 Les inégalités observées sur le plan descriptif et statistique ont une réalité maté- rielle concrète et quotidienne pour les populations qui les subissent. Les inégalités d’accès à un cadre de vie de qualité et à tout ce qui constitue « l’urbanité » d’une ville figurent parmi les sujets d’attention de nombreuses études. On trouve des études sociologiques et anthropologiques qui se placent du côté de ceux qui subissent un environnement de vie dégradé, mais la rencontre avec les études urbaines et l’ap- propriation de cette vision par le champ politique visant la réduction des inégalités sociales et territoriales semblent loin d’être effectifs.

4.2 La politique de la ville et les interventions urbaines

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