• Aucun résultat trouvé

deux conceptions bien différentes du bien-être

2.2 Les apports de la psychologie dans l’étude du bien être des populations

Nous avons introduit dans la section précédente la psychologie environnementale et la psychologie sociale au regard de ses apports dans le champ de la santé publique. Nous retenons tout particulièrement de ces approches de la psychologie, la volonté de sortir de « l’esprit enfermé dans un individu hermétique » pour reconnaître les interactions per- manentes avec le monde, l’environnement de vie et les autres. Il s’agit ici de porter notre attention plus précisément sur l’étude du bien- être dans le champ de la psychologie.

2.2.1 Le courant des happiness studies : du dépassement de la

psychologie centrée sur les problèmes mentaux, à l’émergence

d’un courant interdisciplinaire qui impose une forme de tyrannie

du bonheur

Nous évoquions dans le chapitre précédent sur la santé publique le glissement fréquent entre les termes santé, bien- être et maladie. Alors que la psychologie était avant tout une

56 PRemièRe PaRTie – Chapitre 2

science de la guérison d’états psychologiques jugés négatifs, d’autres approches, somme toute récentes ont remis en cause cette logique. On peut penser par exemple à la théorie de Maslow sur la psychologie de l’être, et sa proposition de hiérarchie des besoins en besoins physiologiques, de sécurité, d’appartenance, d’estime et de réalisation de soi (Maslow, 1972). Mais dans les années 1990, un autre mouvement va émerger sous l’im- pulsion du psychologue Martin Seligman aux États- Unis, et des recherches vont émerger sous le terme général de « psychologie du bonheur » ou happiness studies (Lecomte, 2014, p.4). Une revue à comité de lecture y est consacrée (Journal of Happiness Studies) et l’on observe un foisonnement de recherches qui étudient les dimensions subjectives du bien- être, en abordant des aspects comme la satisfaction générale par rapport à la vie, les aspirations de la vie à plus long terme, ou encore la perception de son état de santé globale (Bruchon- Schweitzer et Boujut, 2014).

Il nous faut reconnaître un certain enthousiasme à la découverte de ce champ de la psychologie. Malheureusement, nous n’y avons pas réellement trouvé les inspirations que nous espérions pour avancer dans l’étude du bien- être dans son cadre de vie. Ce qui nous a semblé contestable est globalement l’idée véhiculée d’un bonheur dont l’in- dividu serait responsable et dont il pourrait développer la maîtrise, reléguant ainsi toutes les conditions politiques, environnementales, sociales et le parcours biographique de la personne à de simples contingences (Cabanas et Illouz, 2018). En cela, nous rejetons l’hy- pothèse d’un bonheur qui serait à chercher à l’intérieur de nous, et l’enfermement dans l’individualisme méthodologique que ceci véhicule.

Même si nous n’y avons pas trouvé d’appui théorique, l’étude des apports et des limites des happiness studies nous semble intéressante pour avancer dans l’expression de notre problématique. Pour commencer, il faut dire que la psychologie positive a permis de déca- ler le regard de cette science habituellement centrée sur les maux humains, pour s’inté- resser aux facteurs qui influencent des aspects plus positifs de la psychologie allant jusqu’à l’épanouissement personnel (Peterson et Seligman, 2004). Toutefois, comme le soulignent Edgar Cabanas et Eva Illouz, la psychologie positive n’entre pas en concurrence avec la psychologie traditionnelle et sa manière d’investiguer les pathologies cliniques et pallier les déficiences psychologiques. Elle tente de maximiser les potentiels de l’individualité tout en essayant de donner une assise scientifique à des notions étudiées mais contes- tées sur le plan théorique, comme par exemple l’optimisme ou la pensée positive (2018, p.37-45). Mais les idées de la psychologie positive ne sont pas restées dans le champ des sciences de la psychologie et des pratiques de l’épanouissement personnel, et c’est notamment ce que contestent Illouz et Cabanas dans l’ouvrage Happycratie, consacré aux happiness studies (ibid.). Ils montrent par exemple comment la psychologie positive, en élaborant un cadre pour évaluer le bonheur, a basculé de la science vers une forme de dogme. Ainsi, derrière les arguments de liberté et le caractère positif de la psychologie positive, cette vision du bonheur semble véhiculer une norme sociale, où l’on définit les bonnes attitudes dans la vie y compris face à l’adversité, en cultivant des techniques pour surmonter le stress, faire face aux sentiments d’impuissance, rationaliser les échecs, les transformer en opportunités pour avancer ou encore gérer ses émotions (ibid. p.152-160).

57

PRemièRe PaRTie – Chapitre 2 Sur le plan politique, cette vision semble faire du bonheur une injonction : « il faut être heureux », une ligne de conduite insensible au contexte politique, social, environnemental et au parcours personnel. C’est également ce que contestent des auteurs comme Dana Becker et Jane Marecek (2008) pour qui le caractère individualiste qui prévaut dans la psychologie positive contribue à « faire croire que des exercices de self- help suffiraient à remédier à l’absence de transformation sociale ». Même si leur analyse se situe dans le contexte des États- Unis où le courant de la psychologie positive est très présent, en raison peut- être également de sa compatibilité avec la culture américaine du « Self Made man », le commentaire peut également interpeller les sociétés européennes marquées par les logiques néolibérales et individualistes. D’autres courants de la psychologie et notam- ment la psychologie humaniste auraient dû interpeller la psychologie positive, comme par exemple l’idée que la recherche du sens et de la finalité de la vie est parfois difficile lorsque le monde lui- même semble dénué de sens (Ryff et Singer, 2008). Les innombrables travaux sur les inégalités sociales ou la justice sociale devraient nous alerter sur les limites d’une recherche du bien- être centrée sur la psychologie de l’individu. Rappelons que les populations les plus précaires et qui se trouvent très souvent en situation d’échec sur le plan psychologique, ne sont pas responsables de l’exclusion du jeu social et du mépris dont elles sont victimes. Rappelons comme nous l’avons vu dans le chapitre précédent que ces situations de précarité ne sont pas sans conséquences sur le plan de la santé, comme le montre aussi Didier Fassin lorsqu’il parle de « l’incorporation des inégalités sous forme de disparités devant la maladie et devant la mort » (Fassin, 1996, p.3-4). Cyprien Avenel (2009), qui a travaillé sur des questions d’inégalités sociales avec une attention par- ticulière portée aux habitants de quartiers populaires en France (dont nous avons encore assez peu parlé, mais que nous ne perdons pas de vue), parle de « part maudite de l’indi- vidualisation », lorsque « les problèmes sociaux se transforment en problème personnel à défaut d’une mobilisation collective improbable ».

2.2.2 Débat entre hédonisme et eudémonisme

dans le champ de la psychologie

Les méthodes relevant de la psychologie positive reposent sur l’hypothèse qu’il est possible de mesurer de manière empirique (par le biais d’enquêtes), le bonheur que l’on considère globalement comme un équilibre hédoniste entre des affects positifs et néga- tifs (Illouz et Cabanas, 2018 p.56). Pour Ryff et Singer (2008), il existe une confusion fré- quente entre hédonisme et eudémonisme dans les courants actuels de la psychologie du bien- être qu’ils associent notamment à une mauvaise interprétation de la pensée d’Aris- tote. Ils rappellent, comme nous l’avons vu précédemment, que dans cette dernière, la vie bonne est liée à un effort vertueux vers la réalisation de soi, et non à la poursuite de sentiments de bien- être immédiats. Par ailleurs, les auteurs rétablissent l’importance de dimensions orientées vers l’extériorité qu’elle soit environnementale ou sociale, tout en soulignant le fait que les opportunités de réalisation de soi sont distribuées inégalement, autrement dit qu’il existe des conditions inéquitables d’accès au bien- être eudémonique. Cet article de Ryff et Singer propose également un modèle ouvert pour étudier ce bien- être eudémonique, en s’appuyant sur les apports de différents courants en philo-

58 PRemièRe PaRTie – Chapitre 2

sophie ou dans le domaine de la psychologie du bonheur. Nous citons ces catégories comme témoins d’aspects connus et établis dans la littérature sur le sujet, et en raison des inspirations qu’elles fournissent dans la manière d’étudier ce qui fait bien- être dans son cadre de vie :

l’acceptation de soi : correspond au fait d’avoir un regard positif sur soi, un concept qui va bien au- delà d’une simple estime de soi. Pour Ryff et Singer, l’acceptation de soi correspond à une auto- évaluation portée sur le long- terme qui implique une conscience et une acceptation de ses forces et faiblesses personnelles.

le but dans la vie : s’inspirant notamment de Sartre, les auteurs soulignent l’im- portance de pouvoir créer du sens et une direction dans la vie. Les auteurs évoquent les apports des théories sur le cours de la vie (lifecourse) qui mettent en avant que le sens et les objectifs de la vie évoluent au cours de l’existence.

la maîtrise de son environnement : c’est une dimension essentielle qui corres- pond à la capacité de choisir ou de créer un environnement favorable à son bien- être mental : participation active et maîtrise de son environnement (liens avec le sentiment de contrôle de sa vie), créer un environnement compatible avec la poursuite de ses besoins et le développement de ses capacités.

les relations positives avec les autres : une caractéristique fondamentale de la manière de vivre, avec la reconnaissance des dimensions relationnelles de la vie humaine.

le développement personnel : une dimension qui se rapporte spécifiquement à la réalisation de soi et qui implique un processus continu de développement de son potentiel, une réalité dynamique mise en avant notamment par les travaux de Erik- son.

l’autonomie : une dimension qui insiste sur la nécessité d’être libéré des conven- tions, des croyances et des dogmes pour atteindre le bien- être.

Les dimensions psychologiques nous aident à comprendre certains mécanismes et offrent des éléments importants pour l’étude du bien-être. Il semble assez claire- ment partagé que le bonheur passe par des dimensions subjectives, des processus liant émotions, affects et représentations psychologiques. Mais pour étudier ce qui fait bien-être dans son cadre de vie, une approche abstraite « dans la tête de l’in- dividu » pourrait être une fausse piste. En effet, comme nous le suggèrent de nom- breux travaux de psychologie sociale et environnementale (soutenues par d’autres contributions en philosophie, en sociologie ou encore en neurosciences) un point de départ psychologique pour étudier le bien-être dans son cadre de vie pourrait occulter l’expérience sociale qui interagit en permanence avec ces phénomènes psychologiques.

2.2.3 L’estime de soi et la place des autres :

des apports pour l’étude des inégalités sociales

Il nous semble intéressant de revenir sur des dimensions de l’estime de soi que Paul Ricœur évoque dans son ouvrage « Soi- même, comme un autre ». Il nous explique par

59

PRemièRe PaRTie – Chapitre 2 exemple (1990, p. 202) que « l’estime de soi tire sa première signification du mouvement réflexif par lequel l’évaluation de certaines actions estimées bonnes se reporte sur l’au- teur de ces actions, cette signification reste abstraite aussi longtemps que lui fait défaut la structure dialogique que la référence à un autrui introduit. À son tour, cette structure dialogique reste incomplète hors de la référence à des institutions justes ». L’on com- prend ici deux choses. La première est que l’individu n’accède à l’estime de soi (une composante essentielle du bonheur) qu’à travers le retour réflexif d’un regard extérieur (autrui), ce qui signifie que l’estime de soi n’est pas un processus interne et individuel. La seconde nous suggère que ce mouvement réflexif sera contrarié si le contexte politique et social global (que Ricœur appelle institutions) n’assure pas l’équité et la justice entre ces « autrui ». Il nous faut remarquer à quel point cette conception de l’estime de soi et du rapport à l’autre nous éloigne de la vision individualiste et behavioriste que l’on peut trouver dans certaines approches psychologisantes (y compris la psychologie positive). En effet, avec cette conception, on comprend qu’il ne suffit pas de donner un bon signal, les bonnes informations ou les bons outils comme le font certaines approches de déve- loppement personnel, l’estime de soi et le bonheur se construisent dans l’action et à travers les relations dans la vie réelle humaine et sociale.

2.3 Les théories philosophiques morales et politiques

Outline

Documents relatifs