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Qu’entendons-nous par « cadre de vie », et que peuvent apporter les études urbaines

3.3 Des inspirations pour dépasser l’enfermement de l’urbanisme dans des conceptions fonctionnalistes

3.3.3 Expérience subjective, sensible, affective et sociale du lieu de vie

Dans cette recherche, nous tirons plusieurs fils au départ de différents domaines, mais comme les sujets que nous abordons sont interdépendants, nous trouvons aussi de nombreux points communs. Dans les chapitres précédents, nous avons déjà mis en avant les apports récents de la psychologie sociale et environnementale au sujet de la manière dont nous entrons en relation avec le monde. Nous avons par exemple évo- qué le concept d’attachement au cadre de vie (Scannel et Gifford, 2010, Uzell et Moser, 2006), ou de congruence et de satisfaction vis-à- vis de l’environnement (Moser, 2009). Ces concepts trouvent également toute leur place dans cette section, où nous explorons différentes propositions pour dépasser les limites liées à une approche fonctionnaliste de l’espace urbain. Dans cette partie nous voulons prolonger quelques- unes de ces idées en montrant les liens avec des approches qui proposent d’aborder l’urbain par l’expérience vécue des habitants, en intégrant des dimensions subjectives ou sensibles. En ce faisant, il s’agit également d’interroger la production et la source des connaissances mobilisées sur le sujet « urbanisme ».

Les travaux de Georg Simmel, philosophe et sociologue nous permettent d’introduire une approche interdisciplinaire au sujet. Pour Simmel, qui considère qu’il y a « société partout où il y a action réciproque des individus », la notion de frontière n’est « pas un fait spatial avec des conséquences sociologiques, mais un fait sociologique qui prend une forme spatiale » (Paquot, 2012). L’exemple de Simmel nous intéresse, parce qu’il nous permet d’illustrer les liens possibles avec la sociologie relationnelle. De plus il a été un des premiers auteurs à mettre en avant la sociologie des sens comme approche de l’ur- bain et du paysage. Il montre par exemple que notre perception sensorielle est sollicitée par la vie urbaine à travers ce que nous voyons, ce que nous entendons, ce que nous sentons également dans le lieu où nous vivons (ibid.). Depuis, de nombreux travaux plus récents se sont attachés à mettre en évidence les apports pour les études urbaines d’une ouverture à l’expérience subjective et sensorielle d’habiter un lieu.

Faburel et Gueymard (2008), essayant d’aborder l’évaluation des inégalités environ- nementales, ont introduit la notion de « paniers de bien environnementaux » qui néces- sitent d’ailleurs d’être définis en termes de nature et d’envergure. Ils proposent aussi de repenser le concept de vulnérabilité et de réfléchir à la manière de l’évaluer en par- tant de différents « indicateurs dits objectifs, d’essence physicaliste » ou bien en « tenant compte d’expériences et ressentis de populations situées », en partant par exemple de l’expression d’une « satisfaction résidentielle et de bien- être », une manifestation dont les auteurs ont montré qu’elle n’était pas toujours corrélée aux dotations physiques des espaces. Actuellement, la place accordée aux dimensions subjectives, aux perceptions et au sensible en général, reste très limitée. Les actions publiques dans le domaine de l’environnement, s’appuient sur des approches principalement quantitativistes, poten- tiellement transposables et généralisables, et ce même lorsqu’il s’agit d’expériences sen- sibles comme le bruit ou la pollution atmosphérique (Manola, 2012, p.29). Les habitants et leurs perceptions sont certes mobilisés dans le cadre institutionnel de la « démocratie participative », mais celui- ci n’est pas le lieu de valorisation de leur expertise et de leur

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PRemièRe PaRTie – Chapitre 3 expérience « sensible et située, » et les études urbaines manquent finalement la richesse d’une lecture de l’espace comme un système de rapports multi- sensoriels et signifiants (ibid., p.32-34). L’expérience sensorielle d’habiter un lieu nous dit bien plus que ce que peuvent nous apprendre les indicateurs classiques sur un territoire et les approches multi- sensorielles pourraient faciliter la mise en évidence de l’épaisseur du vécu environ- nemental des habitants dans leur cadre de vie (Faburel et al., 2014). Notons que cette approche de l’urbain par les sens revêt des dimensions anthropologiques et phénomé- nologiques que nous avons déjà eu l’occasion de mettre en avant.

Notons enfin, qu’il existe un engouement croissant pour la thématique du sensible et des dimensions affectives dans le domaine de l’aménagement et de l’urbanisme. On voit souvent dans les programmes la mise en avant de thématiques relatives à la qualité du cadre de vie, à la question du bien- être et l’on trouve aussi des plans d’aménagement adossés à une histoire qui tente de décrire l’expérience sensorielle suscitée par le projet, une fois construit. Certains, dans un discours performatif, utilisent le caractère affectif de leur proposition pour emporter l’adhésion des décideurs ou des habitants (Feildel, 2013). Si la dimension affective est déjà une réalité dans de nombreuses pratiques de transfor- mation des espaces, elle demeure un impensé scientifique (Anderson et Holden, 2008). En s’intéressant au rapport affectif à l’espace, certains travaux mettent en évidence l’im- portance d’accéder au vécu ordinaire (Feildel, ibid.), ce que proposait également Henri Lefebvre à travers l’urbanité et le « droit à la ville ». La dimension affective de la relation de l’être humain à son environnement de vie constitue une piste intéressante à explorer. Les termes comme perceptions, sensations, affects, intuitions, émotions, sentiments sont clairement des notions faisant appel à une certaine subjectivité ; rattachés à différentes traditions disciplinaires (philosophie, psychologie, géographie, urbanisme), ils peuvent également avoir des interprétations différentes. La dimension sensible se rapporte plu- tôt aux sens, aux stimulations, aux sensations ce que le monde extérieur peut exercer sur nous (le senti). La dimension psychosociologique de l’activité sensible serait plus du côté de l’affectivité (le ressenti), cet espace où se loge, comme le notait John Dewey « la contribution humaine » de l’expérience du sentir : « Le soi agit et subit, et ce qu’il subit ne consiste pas en impressions qui s’inscrivent dans une cire inerte mais dépend de la manière dont l’organisme réagit et répond. Il n’est pas d’expérience où la contribution humaine ne soit pas un facteur responsable de ce qui se produit réellement. L’organisme est une force, il n’est pas qu’une pellicule sensible » (Dewey, 2010 (1915), dans Feildel,

ibid.). Cette dimension affective qui se joue entre l’habitant et son environnement de

vie ne se situe pas dans une relation unilatérale mais dans l’interaction et la relation réciproque existant en permanence entre l’objet urbain et l’habitant. Ainsi, « les affects ne sont ni endogènes, ni exogènes, ils sont la qualité actualisée dans l’instant présent des multiples formes relationnelles que nous avons, avons eu et auront par rapport aux choses, aux objets, aux évènements – et l’affectivité nous dispose à des manières de « sentir- ressentir » (Florival, 1995, dans Feildel, ibid.).

Le lieu de vie est plus qu’un espace abstrait, et habiter est plus que le simple fait d’occuper un espace, ou de se « servir » des fonctions urbaines mises à dispo- sition par les aménageurs et les urbanistes. Les approches fonctionnalistes encore

à l’œuvre aujourd’hui, en fractionnant les espaces en fonctions et les êtres- humains en besoins, non seulement tendent à réifier l’objet « urbain », mais nous font égale- ment complètement manquer les dimensions symboliques, subjectives, humaines, sociales, relationnelles qui se jouent en permanence dans l’habiter. Pour dépasser cette vision parcellaire de l’urbain, nous avons trouvé de nombreuses incitations à rétablir dans le mode de pensée, les êtres humains, leur expérience vécue et leur rapport subjectif au lieu où ils vivent. Pour ce qui est du « cadre de vie », nous pou- vons également avancer qu’il ne s’agit pas d’un médium abstrait auquel on ajoute- rait dans un second temps les habitants et leur expérience de vie. Il nous semble trouver ici la confirmation de la nécessité d’aborder la question du bien- être dans son cadre de vie en s’appuyant sur l’expérience vécue des habitants, et dans une approche relationnelle puisque ce vécu n’existe, précisément, que pour autant la personne entre en relation avec un lieu de vie.

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PRemièRe PaRTie – Chapitre 4

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Comment les études sur les inégalités

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