• Aucun résultat trouvé

1 - VERS UNE SAISIE DES QUESTIONS

Dans le document LE DIEU DU JEUNE HOMME NU (Page 140-146)

Dans un article sur les récits de la Passion3, P. Ricoeur cherche pourquoi le kérygme, plus particulièrement chez Marc la christologie du Fils de l'homme souffrant, demande récit, comment elle est signifiée par le récit. Il s'attache à élucider l'imbrication entre fonction théologique et structure narrative et recourt aux théories nouvelles du récit pour fournir des outils qui permettent de rendre compte de la façon dont l'évangile se construit en tant qu'interprétant même du kérygme auquel il donne forme narrative.

Je vais repérer dans cet article quelques unes des questions critiques que P. Ricoeur pose à la sémiotique, avant d'en reprendre le traitement plus élaboré qu'il expose dans Temps et récit.4

P. Ricoeur emprunte à R. Alter l'enseignements que l'interprétation théologique est portée, fomentée même, dit-il, par

l'intrigue du récit, mais surtout l'hypothèse que l'engendrement du narratif tient à l'articulation de l'inéluctable et du contingent - R. Alter l'a repérée à l'oeuvre en effet dans les plus dramatiques des récits bibliques. Une théologie qui se risquerait à affronter

2 P. RICOEUR, "La structure, le mot, l'événement", Esprit, 1967/5, p. 801-821. Dès cet article, tout entier consacré à la discussion du structuralisme en pleine effervescence, P. Ricoeur a voulu éclairer et dépassionner le débat en montrant et la validité et les limites de l'analyse structurale. Son titre met le mot au centre, parce qu'il le conçoit à l'intersection de la langue et de la parole que Saussure a disjoints, pouvant s'offrir comme lieu d'échange entre structure et genèse, système et acte, "bref il donne une 'tradition' à la structure qui, en elle­ même, est hors le temps" (p. 820). On retrouvera la notion de "traditionalité" dans la confrontation de l'intelligence narrative à la rationalité sémiotique.

3 P. RICOEUR, "Le récit interprétatif. Exégèse et théologie dans les récits de la Passion", RSR 7311, p. 17-38. Les travaux du Colloque sur Narrativité et Théologie qu'a ouvert l'intervention de P. Ricoeur, sont publiés dans deux numéros (73/1 et 2).

4 P. RICOEUR, Temps et récit, tome 1 (L'ordre philosophique), Paris, Seuil, 1983; Temps et récit, tome Il, La configuration du temps dans le récit de fiction (L'or dre philosophique), Paris, Seuil, 1984; Temps et récit, tome Ill, Le temps raconté (L'ordre philosophique), Paris, Seuil, 1985. On peut en trouver une très fine présentation de S. BONZON, "Paul Ricoeur, Temps et récit: une intrigue philosophique", in: "Etudes critiques", RThPh 119, 1987, p. 341-367.

5 R. AL TER, The Art of Biblical Narrative, Basic Books, 1981, enseignement que P.

Ricoeur devait déjà à E. AUERBACH, Mimésis. La représentation de la réalité dans la littérature occidentale (MIMESIS. Dargestellte Wirk/ichkeit in der abendliindischen Literatur, 1946), (TEL), Paris, Gallimard, 1987, qui est l'une de ses références majeures.

l'inévitable dessein de Dieu et la récalcitrance des actions et des passions des hommes réclamerait une écriture dont le mode majeur serait narratif. Si le noeud des récits de la Passion s'avère être "il fallait que le Fils de l'homme fût livré", l'inévitable cours des événements compris comme dessein divin ne va pas sans un récit de trahison, reniement, abandon, fuite. Le récit prend alors la fonction de médiation entre l'inéluctable, signifié par "il fallait que", et la contingence, la récalcitrance humaine, narrée par "et Judas s'approcha"B. P. Ricoeur voit dans le verbe "livrer" comme dans le terme de !"'heure" des lieux textuels où se rencontrent l'événement et le théologique; leur plurivocité permet le transfert symbolique de l'événementiel au théologique, plurivocité dont la sémiotique, avec ses concepts univoques, dit-il, ne peut vraiment rendre compte. Il faudrait au moins tenter de les approcher comme lieux connecteurs d'isotopies, me semble-t-il.

1. La question de l'énonciation

P. Ricoeur a raison d'affirmer qu'il ne suffit pas de renvoyer à la notion de code ou d'isotopie (idéologique, par exemple) pour rendre compte du sens kérygmatique d'énoncés; il est plus pertinent de déployer un jeu entre énoncé et énonciation, d'introduire l'énonciation comme une véritable instance de discours. Il l'envisage comme une opération singulière qui implique un sujet, l'énonciateur, dont le rôle revient précisément à interpréter le discours en même temps qu'il le raconte. Si la sémiotique lui paraît

6 Pour suggérer d'emblée l'envergure de la réflexion de P. Ricoeur sous-jacente à cette observation théologique et narratologique, je cite cette phrase qui appartient à une reprise condensée de son analyse de l'intrigue dans Temps et récit à partir du modèle tragique d'Aristote; il y parle de la "péripétie" qui introduit une discordance dans la concordance assurée par !"'agencements des faits": "La contingence, c'est-à-dire la propriété d'un événement d'avoir pu être autre, voire d'avoir pu ne pas exister du tout, est ainsi harmonisée avec la nécessité où la probabilité qui caractérise la forme d'ensemble du récit: ce qui dans la vie serait simple occurrence, apparemment incoordonnable avec toute nécessité, voire toute probabilité, concourt dans le récit à la progression de l'intrigue. La contingence est d'une certaine façon incorporée à la nécessité ou à la probabilité du récit.'' Cf. P. RICOEUR, "L'identité narrative", in: P. BUEHLER et J.-F. HABERMACHER éd., La narration. Quand le récit devient communication (Lieux théologiques 12), Genève, Labor et Fides, 1988, p. 291. Médiation entre inéluctable et contingent, entre concordance et discordance, entre vastitude du temps cosmique et finitude du temps vécu ... Il serait intéressant de convoquer tous les niveaux de réalité par rapport auxquels P. Ricoeur envisage le récit comme médiation!

réussir à se développer dans ce sens?, il conçoit cependant la théorie de l'énonciation comme une pièce rapportée et il en donne pour preuve, incontestable, le fait qu'elle a pu s'élaborer sans passer par la lourdeur des modèles de la grammaire profonde et de surfaces.

La question de l'énonciation me semble pourtant s'intégrer pour une bonne part dans la théorie sémiotique, où elle cherche ses modèles, même s'il s'agit là d'une face de la construction tournée vers des questions extérieures, celles de l'auteur et du lecteur, de la fonction du texte, par exemple, en direction desquelles elle offre du coup l'intérêt de pouvoir servir de passerelle. Elle y trouve même sa source, en tant que question, si on la considère comme l'instance linguistique présupposée par l'énoncé. Dans ce sens, restreint mais cohérent avec la représentation du parcours génératif de la signification, je ne vois pas en quoi elle déstabiliserait le modèle actantiel; elle met en scène les mêmes rôles. En tant que faire présupposé par l'existence de l'énonce objet, elle correspond à l'instance de transformation des structures sémiotiques virtuelles à leur réalisation en discours; elle présuppose donc un sujet, mû par une intentionalité, dont la fonction peut aussi être déployée en deux rôles, d'énonciateur et d'énonciataire (destinateur et destinataire) si on l'envisage sur l'axe de la communication, comme signification communiquée. Avec certaines contraintes propres, elle constitue donc un niveau autonome mais articulé à celui de l'énoncé par des procédures spécifiques dont A. J. Greimas parle en termes d'embrayage/débrayage. J'y reviendrai plus longuement.

Parmi les outils que peut offrir la théorie de l'énonciation, toujours dans son intention de rendre compte d'un récit à visée confessante, P. Ricoeur privilégie, la notion de "voix narrative"9. Elle présente à ses yeux l'avantage de ne pouvoir perdre un trait anthropomorphe, comme celle de "point de vue" qui lui est proche mais que G. Genette a dépersonnalisée en lui substituant 7 P. Ricoeur se réfère ici (cf. art. cit., p. 27} à A. J. GREIMAS, Maupassant. La sémiotique du texte: exercices pratiques, Paris, Seuil, 1976; Du sens Il. Essais sémiotiques,

Paris, Seuil, 1983.

8 Cf. en particulier dans le champ français les travaux de G. GENETTE, Figures I (Tel Quel), Paris, Seuil, 1966; Figures Il (Tel Quel), Paris, Seuil, 1969; Figures Ill (Poétique), Paris, Seuil, 1972; Nouveau discours du récit (Poétique}, Paris, Seuil, 1983; Palimpseste. La

littérature au second degré (Poétique), Paris, Seuil, 1982.

T. TODOROV, Poétique, Seuil, 1973.

O. DUCROT, Le dire et le dit, Paris, Minuit, 1984.

9 P. RICOEUR, "Le récit interprétatif", p. 28, fait référence ici à D. Cohn, M. Bakthine - pour qui, sous la notion de récit polyphonique à travers laquelle il analyse la poétique de Dostoïevski, les termes de voix et point de vue sont interchangeables - mais aussi à J. Lotman et B. Uspenski, seconde génération de structuralistes russes.

"focalisation"10: quelqu'un parle dans le récit, la voix narrative, ce qui fait du récit une narration à voix interprétante qui, tout en étant encore une instance du texte, indique la parole à l'oeuvre dans le texte. Si le linguistique ici semble confiner au théologique, surtout quand P. Ricoeur évoque, à titre de comparaison pour la fonction de cette parole qui tend à me dire: "prends et lis! ", la voix à laquelle Augustin attribue l'origine de sa conversion, c'est en termes temporels qu'il en mesure l'effet: la parole dans le langage, dans l'écriture, c'est la voix narrative comme un présent de la narration par rapport auquel tous les événements racontés sont au passé. S'il y a un enjeu fondamental dans ces jeux avec le temps11, la question se laisse ici à peine deviner. Elle est par contre au coeur du débat que développe Temps et récit où il conviendra d'essayer de la comprendre mieux et de mesurer comment elle

interpelle la sémiotique.

2. La question de la figurativité

Mais avant le recours à l'énonciation, dont le travail aux frontières fait peu de doute, P. Ricoeur a déjà, pour analyser l'agencement des faits dans l'intrigue, à la fois proposé et soupesé les outils de la sémiotique. C'est ici qu'en s'appuyant sur la "Sémiotique du traître" de L. Marin12 , il se demande si le récit d'évangile, avec ses complexités propres qui non seulement résistent au schéma du conte populaire dégagé par V. Propp et réélaboré par A. J. Greimas comme restauration par les épreuves du héros d'un ordre social initialement perturbé, mais encore subvertissent les rôles actantiels, ne subvertit pas le modèle lui­ même. Il comprend alors cette subversion même comme l'expression narrative de la christologie de Marc. En effet, non seulement tous les personnages du récit rejoignent Judas dans le 1 O G. GENETTE, Nouveau discours du récit, op. cil., p. 43ss. C'est aussi pour ouvrir la notion de point de vue, trop étroite puisque purement visuelle alors qu'il peut y avoir focalisation auditive, que G. Genette préfère à la question "qui voit?" celle, plus large, de "qui perçoit?". Mais il précise bien que la "voix du narrateur" est donnée comme celle d'une personne, fût-elle anonyme, tandis que la "position focale", quand il y en a une, n'est pas toujours identifiée à celle d'une personne, aussi propose-t-il pour l'analyse de poser la question de façon plus neutre: "où est le foyer de perception?".

11 Sur cette question, cf. en particulier P. RICOEUR, Temps et récit, Il, "Les jeux avec le

temps", p. 92-182.

12 L. MARIN, Sémiotique de la passion. Topiques et figures (BSR). Paris, Aubier

rôle d'opposant (trahissent, renient, abandonnent, fuient, et cela jusqu'aux femmes du tombeau) mais encore l'opposant même devient l'adjuvant de la réussite du héros - tandis d'ailleurs qu'inversement, avec Pierre, l'adjuvant s'inverse en opposant13. A partir du traître, L. Marin réfléchit au rôle actif de la figure dans l'organisation de la structure narrative; les personnages lui semblent jouer un rôle méta-narratif, entre paradigmes et syntagmes, puisque, par leurs trajets qui contribuent à construire un espace signifiant, ils transfèrent fonctions et qualifications des

topai narratifs aux lieux du récit. Cela prend chez P. Ricoeur une ample résonance. Il conteste une compréhension de la manifestation comme pur affichage des structurations opérées à un niveau profond - mais a-t-elle jamais été réduite à cela pour A. J. Greimas, peut-on se demander. Il lui reconnaît une dynamique propre, capable peut-être même, par choc en retour, d'engendrer des transformations profondes, de provoquer le passage du paradigmatique au syntagmatique. Le problème est alors de déterminer d'où le modèle sémiotique tire sa puissance de n arrativi satio n.

3. D'où vient et où va le récit?

La question de la genèse de la signification a produit chez A. J. Greimas un modèle de représentation sous la forme d'un parcours qui mène du plus simple au plus complexe, du niveau profond le plus abstrait au plus concret de la mise en discours. Ses composantes, qui constituent des champs problématiques autonomes, sont disposées comme des paliers d'articulation du sens dans la

13 Une telle inversion, ou l'équation dans la seule figure du héros de la gloire et de l'humiliation qui, dit P. Ricoeur, forcerait la sémiotique à travailler à la limite d'elle-même, contraint d'abord à déployer des niveaux de structuration différents et à les hiérarchiser pour chercher de façon particulièrement fine quelles oppositions fondamentales régissent un texte qui travaille ainsi sur le paradoxe. Cf. J. DELORME, "Sémiotique du récit et récit de la Passion", RSR 73/1, 1985, p. 85-110; l'analyse de l'onction à Béthanie dans l'évangile de Matthieu, par laquelle il ouvre des pistes pour une approche de l'ensemble du récit de la Passion, montre bien que l'organisation narrative ne se laisse pas réduire à l'opposition de deux sujets, Jésus et ses adversaires, ni même à celle d'un enjeu de vie ou de mort, mais qu'elle tient plutôt à la façon dont les événements sont vécus, et peut se traduire par l'opposition du signifiant (ou symbolique) à l'utile (accueillir un événement porteur d'un sens à reconnaître vs programmer une action profitable en prenant les bons moyens). Du coup, au niveau de la cohérence globale du récit, c'est par rapport aux deux programmes dans lesquels s'inscrivent les valeurs de I" utile ou du signifiant que l'on peut penser les rôles actantiels des différents personnages du récit. L'analyse discursive, à travers la richesse des corrélations sémantiques qu'elle observe, est indispensable pour construire le système de valeurs d'un texte.

perspective d'un accroissement de celui-ci - épaississement continuel, écoulement coagulant du sens, dit-il dans son dernier ouvrage théorique14, préférant à celle d'un cheminement marqué de jalons, une image qui accentue le continu mais qui ne devrait pas faire oublier la nécessité de travailler encore les procédures de passage.

Cette même question, P. Ricoeur la pose d'un lieu différent et y répond par l'image d'un arc herméneutique. Philosophe, il veut dialoguer avec les sciences humaines, adopter leur précision analytique pour la quête du sens mais sans renoncer à la référence; il ne cessera donc de "fracturer la clôture du langage sur lui-même" pour reconnaître sa prétention à dire vrai, à atteindre un monde que l'homme pourrait habiter. L'herméneutique s'attache alors à reconstruire le double travail du texte: chercher "la dynamique interne qui préside à la structuration de l'oeuvre" mais aussi "la puissance de l'oeuvre de se projeter hors d'elle-même et d'engendrer un monde qui serait véritablement la 'chose' du texte". Une formule heureuse, souvent reprise, condense et subordonne clairement les deux tâches: "expliquer plus pour comprendre mieux" ("comprendre mieux ce qu'on a déjà pré-compris"). L'arc herméneutique tend alors l'instance narrative - et l'ascèse analytique qu'elle réclame, une sémiotique en particulier - entre un avant et un après, entre une expérience qui la précède et demande à être structurée par le langage pour devenir une histoire, et une expérience qui lui succède comme reprise en soi de ce travail de structuration 1 s.

Evoquer dans toute son ampleur un mouvement qui dépasse ma pratique, me permet d'assumer celle-ci dans la spécificité que lui assure ses limites, pas d'hypostase du texte, dirait P. Ricoeur, mais un geste d'abstraction légitime pour des raisons méthodologiques, opératoires. Placé sous ce regard, mon travail, même s'il se tient encore d'un seul côté, peut prendre le statut de frontalier. La reconstruction, par l'analyse d'un texte, des stratégies d'identification qui contribuent à impliquer un énonciataire, la découverte des modes de fonctionnement d'une identité narrative pourraient appeler des articulations critiques, à tester comme des possibles, avec les propositions de travaux historiques. Je pense en particulier aux recherches psycho-sociologiques de G. Theissen sur

14 A. J. GREIMAS et J. FONTANILLE, Sémiotique des passions. Des états de choses aux états d'âme, Paris, Seuil, 1991, p.11. Pour la définition de base, cf. A. J. GREIMAS et J. COURTES, DRTL, art. "génératif" (parcours), p. 157-160.

1 5 J'emprunte l'essentiel de ces phrases, comme citations plus ou moins libres, à l'article de P. RICOEUR, "Ce qui me préoccupe depuis trente ans", Esprit, 1986/8-9, p. 227-243, où il définit sa propre contribution à la philosophie herméneutique comme une médiation, là aussi, entre les traditions qui le précèdent et les travaux qu'il voudrait encourager.

les crises d'identité que traversent les premiers chrétiens lorsqu'ils rompent avec des normes et des images du monde ambiant pour rejoindre des groupes dans leurs marginalités précaires: crises d'identité dans leurs dimensions biographique, sociale, éthique, avec l'angoisse qu'elles engendrent et que le monde des textes devrait permettre d'apprivoiser16.

Dans le document LE DIEU DU JEUNE HOMME NU (Page 140-146)