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Une évaluation du chemin parcouru (1982)

Dans le document LE DIEU DU JEUNE HOMME NU (Page 104-110)

1 - JEU DES ÉLÉMENTS DE BASE

2. Une évaluation du chemin parcouru (1982)

Dans l'ouvrage de présentation de la sémiotique auquel il a donné, en 1982, le sous-titre "l'Ecole de Paris", J.-C. Coquet désigne un univers de recherche inspiré par l'oeuvre d'A. J. Greimas et sa partition en domaines d'exploration différents en fonction des langages, verbaux ou plastiques, qui servent à représenter les systèmes de signification dont la sémiotique a pour projet une théorie générale. A côté des discours du pouvoir politique et socio­ éducatif, du discours littéraire puis folklorique et mythique, des langages planaires, un point des approches et questionnements dans l'espace du discours religieux, restreint essentiellement au récit évangélique, est proposé sous la plume de J. Delorme et P. Geoltrain101. J'aimerais en reprendre les observations, en les groupant sous cinq têtes de chapitres: les unités d'analyse, les modalités, la dimension cognitive, le niveau figuratif, l'énonciation. Les travaux sémiotiques y sont d'abord accueillis comme un écart bienvenu - après cent ans, disent les auteurs, d'un formidable travail philologique et historique, après vingt siècles de relectures et d'herméneutique qui ont amassé des documents et des informations souvent à la périphérie des textes - mais un écart cependant bien préparé - par les travaux exégétiques de ce siècle sur les formes, les traditions, les rédactions, susceptibles de faire basculer d'un coup l'exégèse vers la conception d'une science de la littérature, mais avec des outils linguistiques hérités du XIX0

siècle, dans l'ignorance des recherches formalistes russes, par exemple, pourtant contemporaines102.

A - Les unités d'analyses

D'une réussite constatée dans l'analyse sémiotique des micro­ récits des évangiles appréhendés dans leur autonomie narrative, les auteurs soulignent le mouvement, qui n'a pas tardé, vers une recherche du mode de fonctionnement de la signification sur des unités plus amples: les évangiles ont été envisagés comme un système de variantes et l'analyse s'est ouverte à des macro­ séguences, dépassant la problématique des genres littéraires, 101 J. DELORME et P. GEOLTRAIN, "Le discours religieux", in: J.-C. COQUET éd., op. cit.,

p. 103-126 (avec une bibliographie des travaux en sémiotique biblique recensés alors). 1 02 Ibid., p. 104.

débordant les classifications culturelles des textes. "La signification se noue en des relations sous-jacentes aux formes discursives d'expression et de communication sociale."103 Le travail a porté sur les relations de transformation des unités les unes par rapport aux autres et d'intégration dans l'armature hiérarchique du texte global. L'intention était de rendre compte de l'organisation du discours évangélique lui-même, qui apparaissait moins comme un système simple que comme un système de systèmes. Des jeux de référentialisation internes ont été observés, en particulier là où le récit ouvre sa scène à une autre scène, comme avec les paraboles ou avec le phénomène de la citation ou même dans les rapports entre un texte et ses commentaires, ceux-ci pouvant entrer comme un jeu de variantes du texte dans un même système de signification 104.

J. Delorme explicitera plus tard cette complexité à propos des paraboles. Il définit la parabole comme un récit fictif, décalé par rapport au macro-récit qu'il double, transpose, surplombe, et dont celui-ci ne sature pas les possibilités d'application et de signification; en effet la parabole va parfois plus vite et plus loin que le récit évangélique dans lequel elle est intégrée, mais de façon excentrée; elle devient l'interprétant de sa situation de communication et la déborde. La parabole appelle une interprétation à un second degré, en fonction d'un champ d'application indiqué ou non, comme le Royaume de Dieu, mais qui ne fournit pas l'interprétation à faire ni n'épuise les possibilités d'interprétation; cette référence amplifie au contraire l'ouverture, le décalage, puisque le Royaume est plus difficile à figurer qu'un trésor ou une perle, par exemple. Ainsi le contenu parabolique est marqué d'une certaine instabilité, qui est celle d'un dynamisme, il pousse à multiplier la production des paraboles, pour viser un monde impossible à figurer sauf par le biais d'une ressemblance partielle. Comme les différences déstabilisent les ressemblances et maintiennent les structures ouvertes pour d'autres récits possibles, le sens est différé, il semble fuir. Les paraboles offrent un modèle souple et ferme, pour une interprétation inventive de l'existence1os.

103 Ibid., p. 106.

1 04 Cf. 1. ALMEIDA, "Trois cas de rapports intra-textuels: la citation, la parabole, le commentaire", Sémiotique et Bible 15, 1979, p. 23-42. L. PANIER, Récit et commentaire de la tentation de Jésus au désert, Paris, Cerf, 1984.

105 J. DELORME, "Récit, parole, parabole", in: J. DELORME éd., Les paraboles évangéliques. Perspectives nouvelles (Lectio divina 135), Paris, Cerf , 1989, p. 123-150.

B - Les modalités

La structure évangélique, conçue comme une articulation complexe de niveaux narratifs, déplace l'enjeu du récit du programme principal à réaliser vers des questions de contrat ou de compétence des sujets: vers des questions de modalités. L'intérêt pour les conditions du faire prime sur celui pour le faire lui-même. Le schéma proppien de la restauration d'un ordre perturbé n'a pas prise sur l'enjeu profond de l'évangile - dans cette littérature, c'est plutôt le héros qui perturbe l'ordre social, qui actualise un système de valeurs de !"'ailleurs" et qui, par sa venue accomplie en sa mort, semble avoir pour fonction non de résoudre mais d'instaurer un manque. La question de l'être du héros, posée comme dramatisation d'un problème de modalités, apparaît fondamentale106.

A partir d'études sur les controverses de l'évangile de Marc, conçues comme mise en forme narrative d'une question sur les modalités, les travaux de la Conférence de P. Geoltrain à l'EPHE ont très tôt amené à affirmer l'autonomie du niveau des modalités, analysable pour lui-même107. Les études sur les modalités réduites à la compétence des sujets en vue d'un faire s'avèrent insuffisantes, les modalités apparaissent constituées en un système, celui des relations entre agents et comportements, et révèlent l'organisation imaginaire du monde propre à une culture donnée. C'est l'occasion de récuser comme superficiel le reproche adressé à la sémiotique de ne s'intéresser qu'au synchronique et d'opérer une coupure épistémologique avec la recherche historique; la notion même de transformation oriente le regard déjà sur la diachronie interne à un récit mais aussi sur des rapports diachroniques de récits entre eux, ou encore sur les relations qu'un récit entretient avec une "formation sociale" envisageable comme un état de langue. Le sémioticien rejoint alors, bien qu'à un autre niveau d'observation, les préoccupations de l'historien quand ses analyses de discours particuliers l'amènent à mettre à jour des systèmes institutionnels et symboliques surtout, liés à des cultures. Ainsi, précise P. Geoltrain, l'origine toujours divine de l'autorité, du pouvoir, dans la culture sémitique, où des êtres célestes (les "autorités") sont responsables de l'usage que les hommes font de ce pouvoir délégué, où le succès de l'action ne dépend pas de la volonté propre de l'agent mais d'une volonté inscrite à l'avance par la divinité pour préserver l'ordre du monde

1 06 Cf. P. GEOLTRAIN, Compte-rendu de sa Conférence "Origines du christianisme", EPHE,

Annuaire, LXXXIV, 1975-76, p. 305. 1 07 Ibid., p. 306.

selon la sagesse (savoir divin), peut s'inscrire dans le champ d'études des institutions ou en histoire des idéologies. La sémiotique peut y apporter sa contribution théorique et pratique, en analysant les textes comme des discours homogènes sur les hommes et sur le monde, pour montrer leur cohérence interne, sans être gênée par le manque de sources sur les conditions de leur production; elle mettra en évidence des systèmes de représentation qui pourront ensuite être articulés avec des structures sociales et économiques. Considérant les formations sociales d'abord comme des sociétés de discours, la sémiotique permet de mesurer les écarts et réajustements des lectures d'un même texte à statut normatif dans des contextes historiques différents; elle est capable de révéler comment l'investissement sémantique d'un mot même peut porter la marque d'une transformation de ces systèmes de représentation.

L'hypothèse du lien étroit entre système des modalités et fonctionnement des institutions a été mise à l'épreuve d'une analyse de la distribution du pouvoir dans l'évangile de Marc puis de l'institution familiale, où il est apparu qu'un système fondé sur le don et marqué par le destin remplace le système d'échange marqué par la rétribution et la hiérarchie1oa; la transformation imaginaire des relations de parenté, avec les mêmes termes mais de nouvelles relations, et le refus des positions hiérarchiques ont été observés entre les deux listes de relations et de biens à quitter et à recevoir en Marc 10, 29"30; la disparition du lexème "père" de la seconde liste exclut toute conjugalité et procréation et pose donc la question du recrutement de la communauté ainsi structurée. Soumise à vérification dans l'évangile de Luc, l'hypothèse a fait apparaître des variantes, en particulier un effacement de l'opposition entre les deux systèmes familiaux, indice révélateur des résistances de la réalité sociale par rapport à l'utopie évangélique. Après l'étude du dispositif modal, la Conférence de P. Geoltrain s'est penchée sur l'instance symbolique109; celle"ci articule les qualités des personnages, elle est révélatrice de l'organisation techno"économique de la société productrice des textes, en rapport avec leur organisation topologique; elle permet de mettre à jour une logique narrative où l'agent est agi et où il subit des transformations de son statut symbolique. Le travail a porté en particulier sur la "logique culinaire" pour aboutir à la question: n'y institue"t"elle pas un mode narratif selon lequel 108 P. GEOLTRAIN, Annuaire, LXXXV, 1976-77, p. 319-321.

109 P. GEOLTRAIN, Annuaire, LXXXVI, 1977-78, p. 314. L'institution symbolique y est définie comme un ensemble de catégories adjectivales qui exprime l'organisation du monde d'une société en lien avec les plans techno-économique et l'anthropologique.

l'agent Jésus en particulier, est élaboré à la manière des aliments jusqu'à devenir lui-même victime consommable?

C - Le niveau figuratif

Au niveau figuratif, c'est un phénomène fréquent d'homologation entre plusieurs isotopies qui est souligné; des métaphores discursives permettent le passage d'un plan sémantique à un autre. La recatégorisation des rôles thématiques signale une particularité remarquable du fonctionnement sémantique du discours évangélique. Ici non plus, il n'en va pas tant de la restauration d'un ordre perturbé, comme dans les contes populaires, que de personnages mis dans des parcours qui contribuent à redéfinir les valeurs, d'où l'importance du faire interprétatif pour accéder au savoir sur ces valeurs. Dans son étude de la pêche miraculeuse (Luc 5) qui est exemplaire à ce propos, J. Geninasca a montré comment "les fonctions et les positions actorielles d'un procès 'prendre des poissons' sur un parcours figuratif 'pêcher' sont articulées de telle manière que, transposées dans le procès 'prendre des hommes', elles entraînent une nouvelle définition de prêcher"110. Les textes évangéliques ne reprennent pas seulement des contraires de la langue d'une culture pour en réduire les antinomies (celle du pur vs impur, par exemple) mais offrent des constructions sémantiques complexes, susceptibles de frayer un passage vers de nouveaux espaces axiologiques (les récits de la Passion, par exemple, s'attachent à construire une nouvelle définition de la royauté).

D - La dimension cognitive

Le savoir prend dans le récit évangélique une ampleur première. Le faire interprétatif y est dramatisé. Avec Marc, le contrat ne s'éclaire qu'à la fin et le problème de la reconnaissance est posé dès les premiers mots. En particulier avec les paraboles, "le récit se réfléchit lui-même et déroute le lecteur. Le discours parabolique parle de sa propre communication et dit de la parole­ grain, non le contenu, mais l'opération sur les auditeurs."111 Pour le

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111 J. DELORME et P. GEOLTRAIN, art. ci!., p. 110. Ibid., p.108.

miracle, c'est moins la transformation cosmique ou corporelle qui est l'enjeu fondamental que, par elle, l'accès, à travers savoir et vouloir, à un autre plan de valeurs, celles du programme principal dont Jésus est le sujet (accès à une parole de vérité, par exemple).

Si c'est le plan cognitif qui l'emporte, le repérage des mécanismes de véridiction prend de l'importance. Le procès de Jésus met en scène "une quête de vérité, qui demande elle-même à être discernée en vérité"112. Tout le récit de la Passion multiplie les indices d'une reconnaissance implicite, non sue de ses propres acteurs (faux-témoins qui disent vrai, par exemple). La véridiction ne relève pas de stratégies discursives qui mettraient en conflit deux vérités; elle s'indique "dans le dos des personnages", comme une troisième voix, celle du codage des événements par !'Ecriture, ou par exemple par l'écriteau de la croix113.

E - L'énonciation

De tels dispositifs de véridiction appellent l'intervention du lecteur. "Celui-ci est inscrit dans le texte sous la forme d'un rôle à tenir, d'une compétence à exercer."114 Il n'est pas substituable aux spectateurs et auditeurs de Jésus mais occupe une position de savoir hiérarchiquement supérieure à leurs savoirs singuliers et partiels dans un espace cognitif global construit par le texte pour permettre le déchiffrage d'indices de vérité qui échappent aux personnages (par exemple, le récit de la mort de Jean-Baptiste, comme en a parte, offre une nouvelle capacité interprétative au lecteur au moment où les disciples commencent à perdre la leur). "En distribuant les pratiques et les savoirs de ses personnages le long de parcours fléchés, le texte trace pour le lecteur le chemin d'un apprentissage. "11s

Bien au-delà du repérage de ses indices dans l'énoncé, l'énonciation est abordée par la question de l'autorité. La citation en est une figure privilégiée, par elle "un texte désigne son autre et s'en autorise, en même temps qu'il en rend les signifiants 112

113 Ibid., p.109. Ibid., p.109.

11 4 Ibid., p. 109. "L'omniscience du héros à propos de son destin n'est que la manifestation textuelle de l'omniscience du narrateur qui construit son récit à la fois sur une intrigue de causalité et sur une intrigue de prophétie.", écrit P. Geoltrain à propos de l'étude des annonces de la Passion chez Marc, dans le cadre de l'analyse du conflit du héros avec ses adversaires; il se réfère pour cela aux travaux de T. Todorov sur l'intrigue de prédestination dans la littérature homérique. Cf. Annuaire, LXXXIII, 1974-75, p. 223.

disponibles pour un autre usage. "11 B Il fonde sa véridiction en se présentant comme réécriture d'un texte cité; par des énonciations introduites dans son énoncé, le texte établit donc son propre statut de lecture. La question de savoir comment un texte présente lui­ même les marques de son autorité renvoie au problème de l'énonciateur. Quels que soient les énonciateurs des textes particuliers, le rapport que les textes d'un corpus canonique comme le Nouveau Testament entretiennent avec l'énonciateur premier, toujours donné comme la divinité elle-même, et ses qualifications que rappellent constamment les attributs dont l'énoncé est investi, fondent leur autorité et manipulent leur lecteur. De plus les textes qui constituent le corpus biblique appellent d'autres textes; si ce corpus a été déclaré clos comme canon par l'histoire, il fonctionne en fait comme un système structural ouvert. Les textes ne sont pas fondateurs '!d'avoir voulu tout dire mais d'avoir ouvert de nouveaux espaces de discours".111

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