• Aucun résultat trouvé

Ouverture vers l'aval:

Dans le document LE DIEU DU JEUNE HOMME NU (Page 196-200)

l'inconnu qui sommeille parmi nous

1 - L'AUTRE, CET INCONNU (4,35-41)

4. Ouverture vers l'aval:

Les trois traversées et le grand passage

Ce micro-récit permet donc de mesurer l'effort interprétatif du narrate.ur qui emprunte l'image des traversées fondatrices au trésor vétéro-testamentaire et les réinterprète à travers l'événement Jésus. Celui-ci semble moins répondre aux questions que se posent disciples et croyants que prendre en charge le questionnement, inviter à assumer la question elle-même, quitte à affronter la crainte, à traverser l'angoisse que génère cette quête du sens.

Mais pour reconnaître ce qu'il en est du sommeil de Jésus et vivre traversé de cette foi, un seul passage ne suffit pas. Pour deux autres épreuves, les disciples devront reprendre la mer1 .

A la deuxième traversée (6,45-52), Jésus est absent de la barque, en retrait sur la montagne, soutenant à distance de sa prière l'élan contrarié des siens dans un voyage vers l'autre rive où il les a contraints de le précéder. Finalement, au dernier quart de la nuit, les voyant tourmentés, il les rejoint pour les dépasser, foulant de ses pieds les vagues de la mer mais affolant ses disciples de sa présence miraculeuse.

Une troisième fois (8, 11-21 ), alors qu'il tourne les talons aux Pharisiens qui réclament un signe divin et qu'il met en garde contre leur levain, Jésus part pour l'autre rive. C'est après le second partage des pains, multipliés à la seule grâce de Dieu, sans levain. Mais les disciples qui n'ont qu'un seul pain dans la barque, se fixent sur leur angoisse de manquer, comme s'ils étaient amnésiques, comme s'ils n'avaient rien vu, rien entendu, rien ressenti.

· Or la série de trois passages semble jouer par avance, symboliquement, l'épreuve du grand passage. Par les traversées aspectualisées, les trois modalités de la présence du Christ à l'Eglise sont déjà distribuées · dans la trame narrative: mort, ressuscité, donné dans la fraction du pain. Le récit le suggère par des figures qui touchent à la fois Jésus et ses disciples, en résonance:

- à la première traversée, ils périssent et lui dort;

- à la deuxième traversée, ils le précèdent sur l'autre rive et lui marche sur la mer et va les dépasser;

7 Pour la série des traversées, une discussion des hypothèses sur leur fonction dans la construction narrative de Marc et leur incidence sur l'implication du lecteur, cf. C. FOCANT, "Les doublets dans la section des pains. Mc 6,6b-8,26", in: F. Van SEGBROECK et a/ii éd., The Four Gospels 1992. Festschrift Frans Neirynck (BEThL 100/B), Leuven, University Press, 1992, p. 1039-1063 (surtout p. 1053ss).

- à la troisième traversée, ils n'ont qu'un unique pain dans la barque pour se nourrir, comme il a nourri la multitude sans autre levain que la fraction du pain, qui est la fracture de sa vie.

Ainsi sur le trajet de la lecture qu'il organise, avant de creuser le vide de la croix, le récit met en place des balises pour la reconnaissance. Elles ne prendront pas la forme d'apparitions en gloire, post mortem. Elles gardent la fragilité de signaux en deçà, qui s'actualisent dans une seconde lecture en éclairant les traversées des humains que Jésus appelle à sa suite d'un reflet métaphorique qui anticipe sa passion. La linéarité de la compréhension ainsi cassée, l'éclairage fonctionne d'ailleurs dans les deux sens: la passion gagne avec le récit de la tempête apaisée un horizon de sens qui précède et dépasse le drame; celui-ci pourra alors être raconté presque à nu. La tempête apaisée se charge de l'ampleur métaphorique d'un récit de passion qui construit le parcours des disciples à l'imitation de leur maître. Mais si un parallélisme entre les scènes s'esquisse, plus fort pour le sens que la succession narrative, l'adéquation n'est pas parfaite, les images s'appellent mais ne se recouvrent pas, le contre-temps des mesures surtout s'impose et contribue à la dominante de l'évangile qui n'est jamais une logique de satisfaction mais plutôt un style heurté d'excès et d'insuffisances.

On peut encore se demander si la série des trois traversées de la mer qui marque un échec à répétition des disciples, ne modèle pas une compétence pour le lecteur, appuyée par la transposition possible grâce à la dimension métaphorique des figures:

- pouvoir l'emmener endormi, comme à la passion ne pas l'abandonner parce qu'il meurt;

- pouvoir le précéder sur l'autre rive, comme à la résurrection il précède les siens en Galilée;

- pouvoir vivre de l'unique pain emporté, miettes eucharistiques des repas de son vivant.

Mais si la conduite du récit façonne une compétence pour le lecteur, où la met-il à l'épreuve, où le lecteur affronte-t-il son propre drame? Car construit par les figures du récit en leur sémantisme profond, le lecteur n'est pas seulement projeté au bout du parcours de l'évangile, pour, en une postface heureuse, répondre de sa foi en sa vie aux questions du récit; plus en retrait, plus tenu par la dramatique du texte, on peut l'envisager traversé lui aussi par le questionnement, perturbé par sa propre tempête à assumer.

Sa tempête à lui, Jésus l'affrontera au niveau du vouloir à Gethsémané, et du pouvoir à Golgotha. Dans la prière qui dure la nuit et qui endure l'abandon de ses trois plus proches, endormis, il s'en

remet à la volonté du Père. Dans les ténèbres qui seules remplissent le récit. des trois heures du plein midi jusqu'à ce qu'il expire, il crie son abandon à son Dieu - Eli, Eli, selon le psaume 22 - qu'il n'appelle même plus Père et en qui les témoins, crucifiant !'Ecriture elle-même par leur audition dérisoire, entendent un dernier recours au prophète Elie capable de tout rétablir. Renonçant à tout pouvoir, Jésus s'enfonce dans une traversée tendue entre la grève du rejet, avec les tentations de se sauver lui-même, et l'horizon de la reconnaissance de Dieu, qui met trois jours à apparaître.

Du coup, ce gouffre du silence de Dieu, raconte-t-il aussi la traversée du Père?

Il - L'AUTRE QUI SORT DES TOMBEAUX (5,1-10)

Questionnés par cette traversée, les disciples restent sans voix dans l'écart qui s'est creusé entre ce qu'ils croyaient connaître de leur maître et la révélation même de sa maîtrise. L'autorité de Jésus, dans le monde et sur le monde, les oblige à une seconde traversée, de type cognitif cette fois: une épreuve de reconnaissance. Le décalé des attitudes adoptées et attendues par Jésus, au regard de la réalité telle qu'elle s'affiche grossièrement, les secoue: - la paix dans la tempête

- le recours à sa puissance évalué comme faiblesse - sa parole qui s'impose même au vent et à la mer, mais les laisse, dépourvus, chercher par eux-mêmes une réponse à la question de leur foi - quand l'auront-ils enfin? -, de leur confession de foi - qui est-il?

Le récit les quitte sur ces remous tandis que sur l'autre rive où Jésus, seul, accoste, un autre, étrange étranger, occupe le devant de la scène. Son trajet, des tombeaux dont il sort à la proclamation qu'il porte en avant, déjà lu dans le détail des rôles actantiels et thématiques qu'assume le devenir du personnages , peut se résumer ici dans ce qui en fait du coup comme un modèle réduit de la 8 Cl. supra, p. 21-40.

séquence tout entière, une figure du sujet métanarratif que construit la série des acteurs:

a) l'ouverture à l'inconnu: Jésus impose silence aux voix persuadées de savoir qui · il est; il expulse comme démoniaque la force qui utilise la confession de foi pour se sauvegarder et se multiplier. Il rabat la prétention, fait lever la question. Le sujet est ébranlé.

b) l'accès à soi: il se raconte comme l'ultime chance saisie d'une percée hors des cercles infernaux de la mutilation du corps et du rejet de la personne, puis comme la réconciliation offerte dans le face à face où s'échange une parole, où se restaure une identité propre:

- un corps aux limites humaines, sans invasion sauvage ni perte intime

- une santé mentale

- un désir de relation dans la communication. Le sujet trouve alors sa juste· pointure.

c) la traversée: "soi-même comme un autre". J'ose emprunter 1c1 l'expression, une des plus fortes pour moi, de P. Ricoeur9. Elle a cette profondeur de la réflexion et de la méditation sur le sujet humain qui permet de le saisir dans sa vocation même, telle que l'évangile la raconte. Un soi-même, éveillé à l'authenticité de son être (ipse), délivré des servitudes de la répétition (idem) par l'appel et la rencontre de l'altérité sur son chemin d'existence (comme, wie et ais, un autre). L'expérience de l'autre peut prendre la dimension de la verticalité ou de l'horizontalité: - l'Autre dans son expression absolue, voix divine qui revendique l'origine et l'ultime, parole d'amour créatrice de qualité inaltérable, en deçà de toute naissance et au-delà de toute mort; - l'autre, le prochain, dans les noeuds inextricables des relations qui tissent une vie d'homme, au visage de la ressemblance et de la différence qui renvoient à soi tout en déplaçant de soi.

L'expression "soi-même comme un autre" évoque l'identité en travail et la Bible offre pour · représentation primordiale à cette aventure-lutte l'image de la traversée. Un soi-même différent, de l'autre côté de la traversée de la lecture que le livre fait faire à son lecteur à l'instar des traversées qu'il lui raconte. Je devrais dire sans doute "toi-même comme un autre", pour signifier le "je" 9 P. RICOEUR, Soi-même comme un autre (L'ordre philosophique), Seuil, Paris, 1990. S'appuyant sur les suggestions de la grammaire, mais menant une discussion sous la conduite du questionnement philosophique, P. Ricoeur travaille la notion d'identité-ipse en tant qu'elle met en jeu une dialectique du soi et de l'autre que soi. Le titre de son ouvrage désigne une altérité ( comme un autre) telle qu'elle puisse être constitutive de l'identité elle-même, prenant le sens fort non seulement d'une comparaison mais d'une implication.

i

:!

il

1 i

qui appelle, l'identité reçue dans sa qualité de réponse à une vocation première; je garde l'expression de P. Ricoeur, pour le bonheur de la dette.

La suivance de Jésus sur les chemins de terre et de mer, en Galilée, puis pour la rude montée à Jérusalem, est la forme racontée de la réponse que l'évangile propose à cette vocation. Le parcours à l'imitation de Jésus traverse la mer et la mort, limites de .la terre habitée et d'une vie humaine. Mais devenir soi-même comme lui, l'Autre, passe aussi par une certaine identification aux épreuves des hommes rencontrés au fil de la lecture, ces autres si différents et pourtant si proches, dont les images s'entrechoquent au point qu'aucune ne tient dans la durée et la stabilité qu'imposerait un miroir.

L'expression "soi-même comme un autre" a cristallisé pour moi les modalités de la vocation, à la fois, paradoxalement, exigence radicale - "vends tout et suis-moi" - et grâce pure - "aux hommes c'est impossible mais pas à Dieu" (10,17-31): un impérieux appel qui désarçonne par exemple l'homme riche, celui qui n'a précisément pas de jeunesse tant qu'il est retenu dans les filets de ses richesses pratiques et morales, de sa tristesse de perdre emprise sur les images du moi. A contre-temps, unique parmi la multitude pour laquelle le fils de l'homme donne sa vie en rançon, se lève alors Bartimée (10,46-52). D'un bond, l'aveugle se dénude de son manteau quand ses yeux neufs s'ouvrent sur le chemin à suivre; son profil contraste alors du même coup avec celui des fils de Zébédée, contre lesquels tous les autres s'indignent quand ils réclament pour privilège une gloire imaginaire. A la droite et à la gauche de Jésus, le récit fera siéger seuls les deux larrons, crucifiés avec lui (15,27); c'est la coupe à boire dans l'abandon, et non la gloire dans le règne, qui marquera l'heure de l'épreuve de vérité.

Ici, dépossédé du démon de l'invasion du moi, l'homme de Gérasa porte en son histoire rencontrée la trace du don de la vie qui peut à nouveau commencer, de l'autre côté du combat singulier. Délivré même des scénarios montés dans la ruse pour survivre, un "je" pointe, qui peut saisir sa chance, courir vers son risque, oser l'initiative: ni monter dans le même bateau que son sauveur, ni confiner son récit entre les quatre coins de son chez-soi retrouvé mais partir de ville en ville proclamer ce que la seigneurie de Dieu, en l'homme Jésus, a fait de lui: "comme un autre".

Le récit semble esquisser ici à l'horizon la silhouette de cette autre figure d'eux-mêmes que les disciples pourraient revêtir une fois la traversée réussie. Figure offerte à la vocation du lecteur?

Dans le document LE DIEU DU JEUNE HOMME NU (Page 196-200)