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IV - LES AFFRONTEMENTS: LA NAISSANCE DU SUJET

Dans le document LE DIEU DU JEUNE HOMME NU (Page 34-37)

Le récit s'ouvre par l'arrivée de Jésus et de ses disciples au­ delà de la mer (Ets Tèi TIÉpav Tijs 0aÀâCJCJîlS, v.1 ), enregistrant la traversée, l'affrontement avec la mort, comme réussite et donc comme réserve de pouvoir, surprenant pour les disciples eux­ mêmes; un second ELS (Eis Ttjv xwpav Twv fEpaCJrivciïv) fait du passage de la frontière une entrée, dans l'espace d'un groupe social étranger où ce sera bien aussi une tempête, sous un crâne, que Jésus aura à affronter. Or au lieu de se boucler par un retour, le récit reste en suspens sur un étonnement, généralisé et qui dure (TicivTES É0miµ.a(ov). Une frontière est bousculée au niveau du savoir, du croire, sans que le récit ne décide de quel côté elle fait basculer. J'aimerais garder à eauµ.ci(w sa position ambivalente que traduit bien l'étonnement, ou du moins garder l'ambiguïté s'étonner et/ou admirer: car admirer tirerait la secousse dans une façon de voir du côté de l'admiration, le questionnement du côté de la réponse. Avec l'étonnement quelque chose se passe au niveau du sentir, antérieur à la capacité de penser; par l'étonnement s'ouvre un nouvel espace, cognitif cette fois, pour une quête, celle du sens à chercher, que le récit se gardera de parcourir comme si son mouvement tenait moins à raconter jusqu'à la fin qu'à refaire partir: d'autres personnages dans le récit, le lecteur aussi provoqué par la suspension, l'indécision14.

Entre le début et la fin encore, en se laissant guider par des proximités et des écarts d'expression qui informent en surface, on remarque que le récit construit une inclusion dans ce cadre ouvert: Jésus sort de la barque seul (v.2), il y remonte seul également (v.18). La première fois les disciples sont laissés sur leur question (qui donc est celui-ci pour que ... ? 4,41), la seconde l'homme est contrarié dans son désir d'accompagner Jésus, il est au contraire délégué pour annoncer la clémence du Seigneur et il se met à proclamer Jésus. Le texte semble suggérer ainsi une réponse à la question des disciples par l'interprétation de ce premier envoyé: Jésus est Seigneur.

Les déplacements indiquent un désir, or le vouloir qui motive la venue de Jésus sur l'autre rive n'est pas explicité dans le récit; Jésus a donné l'ordre de traverser (4,35) sans en préciser l'intention ni agir lui-même (il dort) avant que l'angoisse d'abandon 14 Jésus retraverse bien la mer (5,21} mais ce retour, sans histoire, au génitif absolu,

est subordonné à la nouvelle séquence qu'il introduit, quand la présence du maître déclenche le rassemblement de la foule puis la venue d'un chef de la synagogue.

des disciples, qui laisse toute prise au chaos et prend à l'égard du maître le ton du reproche, ne l'oblige à se relever pour une confrontation directe avec les forces contraires. L'autorité de la parole qui ordonne le silence aux éléments déchaînés s'inscrit là comme une réserve de compétence pour la suite, elle n'est pas nouvelle (cf.1,27) mais le recours à elle est problématisé ici puisque Jésus interprète comme "pas encore de foi" (4,40) ce réveil, ou les termes de ce réveil, et qu'ainsi le texte semble prendre la forme d'une question: que serait donc la foi?

Les disciples, comme disqualifiés par leur peur puis leur crainte, n'abordent pas - ils recommenceront à traverser plus loin dans l'évangile (chp.6 et 8) - et le texte raconte du coup la vocation comme un combat singulier qui arrache à la mort, qui vient chercher non seulement au bord du rivage (1, 16-20) mais jusqu'au­ delà des limites du national et du religieux, en deçà du social et même de l'humain.

Chercher et trouver. Car le pouvoir de la venue de Jésus est manifesté par le mouvement qui lui correspond, immédiat, orienté vers lui et qui progressivement prend corps et construit un sujet:

- avec un regard d'abord, à distance, qui suffit à mettre en mouvement (C8wv Tôv 'ITJGouv drrà [lŒKpô0Ev, voyant Jésus de loin, v.6); et c'est ici seulement que le récit nomme Jésus, comme s'il avait attendu ce regard pour le reconnaître;

- avec un mouvement accéléré (Ë8pa[.LEV, il courut) qui aboutit à une posture de respect (rrpocrEKUVTJCJEv aunii, il se prosterna devant lui, v.6);

- avec un cri enfin, qui débouche cette fois sur une parole. Le parler de voix vive (cpwvrj [.LEyâÀTJ ÀÉyEL, v.7) est indiqué au présent comme si la parole enfin trouvée avait la force de venir jusqu'à nous. Le récit fait comme si le lecteur entendait en même temps que Jésus; deux autres verbes au présent, venir vers Jésus (ËpxovTŒL rrpôs) et observer le démoniaque (0EwpouCJLv, v.15) introduisent la découverte de la libération de l'homme et permettent au lecteur d'en être témoin en même temps que les gens accourus à la nouvelle.

Mais avant de passer à la supplication (rr ap aKaÀÉ w, v.10.12.17.18) qui est le verbe privilégié par le récit pour donner le ton de la parole humaine adressée à Jésus, le possédé, dans une interpellation (v.7) cherche à s'opposer alors même que son corps exprime la soumission, à mettre une distance là où son corps dit une proximité. L'ambivalence entre le corps prosterné et la voix haute se répercute alors au coeur de la parole elle-même, rappelant la confusion initiale. Le démoniaque connaît l'identité de Jésus qu'il

nomme mais pour le repousser1s_ Sa question même (TC ȵoè Kac croc;) qui met dans l'énoncé le moi et le toi sur le même plan, use d'une proximité excessive mais pour intimer la distance absolue. Car derrière la question rhétorique (quoi?) se cache le rien du refus qui veut s'imposer. Enfin le recours à Dieu pour se protéger de l'intervention de celui que le :possédé vient de nommer son fils peut paraître ambigu aussi: par une parole d'adjuration (à pd Cw, un serment qui enferme ou contraint), il utilise Dieu pour lier son fils1 s_

Ainsi le récit ne se contente pas d'opposer les chaînes (avec le groupe social) à la parole (avec Jésus), il travaille la parole elle­ même de cette même opposition: il y a une parole qui enchaîne, il y a une parole qui délie. Ce récit raconte bien que la confession même de l'identité de Jésus, ainsi que le recours à Dieu, peuvent invalider la reconnaissance en possession, euvent être démoniaque,

chaînes � parole

�arole /� parole

qui enchaîne qui coupe

En effet, la parole de Jésus a la force de séparer: tout le discours du possédé, qui semblait occuper le terrain, est, d'une brève indication du récit, remis à sa place: "car Jésus lui disait: sors" ... ! Il n'est que tentative de résistance, mais résistance acharnée (l'imparfait de ËÀEyEv indique la nécessité de s'y reprendre à plusieurs fois) à la parole d'expulsion de Jésus qui disjoint possédant et possédé en les désignant séparément: Ë/;EÀ0E I TÔ 11vEüµa TÔ dKâ0apTov / ÊK Toü à v0pw 11ou (sors, l'esprit impur, de l'homme, v.8).

La reprise de parole de Jésus qui interroge pour réclamer un nom invalide la résistance, marque une avance, car la projection hors de soi du nom de l'occupant est déjà expulsion. L'esprit ne peut plus que supplier, c'est-à-dire reconnaître le pouvoir de l'autre et, dans une situation critique pour lui, mettre toute son insistance dans une requête suivante, pour faire vouloir. Chaque occurrence de 1 5 Sans compter que l'affirmation du savoir peut être le masque que prend le désir de

savoir lorsqu'il refuse d'avouer son manque: 'je sais bien mais quand même", selon la fameuse formule d'une patiente de Freud, citée et utilisée par M. de CERTEAU, "Le croyable", in: H. PARRET et H.-G. RUPRECHT, Exigences et perspectives de la sémiotique. Recueil d'hommages pour Algirdas Julien Greimas, Amsterdam, Benjamins, 1985, p. 692.

1 6 Peut-être faut-il ajouter à ces marques d'ambivalence le titre même du "Dieu très­ haut", 0<à, ii<j,wTos, que le possédé prononce, puisqu'il ne se trouve dans la Septante que dans la bouche des païens (qu'ici et dans le parallèle lucanien pour le Nouveau Testament). Cl. R. PESCH, Das Markusevangelium, HThK 11/1, Freiburg/Basel/Wien, Herder, 19803, p. 287.

la supplication dans le récit porte sur un déplacement qui met en jeu une relation:

- ne pas être envoyés hors du pays (v.10), entrer dans les porcs (v.12),

- quitter leurs frontières (v.17), - être avec lui (v.18).

Jésus permet aux esprits impurs, obéit sans réponse verbale aux gens du pays; la force de guérir se fait ici humilité devant le rejet de soi mais Jésus impose un net refus à l'homme qu'il a libéré.

Elaborer soi-même une stratégie de défense semble une performance cognitive que le récit sanctionne négativement. Jésus est bien reconnu comme celui qui envoie, même par les esprits impurs (àrrocrTÉÀÀw, v.10, rrɵrrw, v.12, et il enverra l'homme annoncer) mais c'est à lui que revient l'initiative et elle ne peut se donner pour but la régression, elle invite au dépassement.

La noyade des porcs étouffés dans la mer fait sens à plusieurs niveaux: elle répète l'autodestruction que produit l'invasion de l'esprit impur (suicide des porcs comme automutilation de l'homme, appuyés tous deux par le préfixe verbal ou la préposition KaTâ, à la double nuance possible de jusqu'au bout et jusqu'en bas, KaTaKorrTwv, v.5, KaTà Toû KpTJµvoû, v.13); elle radicalise la séparation, la coupure qui permet la vie: l'impur retourne à son lieu et libère individu et pays (l'esprit dans les porcs, les porcs dans la mer17); enfin elle récuse la définition du pays qui ferait des porcs sa métonymie (entrer dans les porcs comme possibilité de rester dans le pays). L'étranger nettoyé de toute impureté s'apprête à la réception de nouvelles valeurs.

Dans le document LE DIEU DU JEUNE HOMME NU (Page 34-37)