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V - LA NAISSANCE DU RÉCIT

Dans le document LE DIEU DU JEUNE HOMME NU (Page 37-43)

La performance fait place à la sanction, l'événement à son appréciation, et le texte lui consacre un large espace. Regards et récits se démultiplient en finale (v.14-20) comme figures du savoir acquis et transmis, d'un faire interprétatif et persuasif.

Curieusement la fuite et la crainte font penser au dernier récit de l'évangile, aux femmes venues au tombeau (16, 1-8), mais ici les 1 7 Luc parle d'd'�uO"Œos, abîme (8,31), explicitant la dimension cosmologique,

mêmes figures sont distribuées à des acteurs différents, la fuite aux gardiens du troupeau (Ë cj,uyov, v.14) et la crainte aux gens alertés quand ils voient le résultat de la transformation (È cj,o�JÎ0ricrav, v.15). Ces mouvements du corps et des sentiments, qui modalisent comme affolante la chute du troupeau et comme redoutable la guérison de l'homme, n'engendrent pas le mutisme (en 16,8 les femmes ne dirent rien à personne) mais au contraire un récit qui grandit progressivement:

- un verbe sans objet au v.14: ànrfyyELÀav (ils revinrent annoncer), au bout d'une fuite;

- au déplacement motivé par la question "qu'est-ce qui est arrivé?" (n ;) une réponse: ils racontèrent (8L Tl'Yfl cravTo) comment (nw s) cela est arrivé, avec la précision d'un double destinataire, différencié, au possédé (TCJJ 8mµ.ovL(oµ.Évù/) et au sujet des porcs

(nEpl TùÏv xoCpwv, v.16);

- l'ordre de partir annoncer (ünayE Kat dmiyyELÀov, v.19), un

envoi, avec cette fois un contenu et une attribution de rôles: un destinataire spécifié (croL, pour toi) dans sa relation à un sujet, le Seigneur (o KlÎpLOs), dont le faire est souligné par sa quantité (tout ce que, ocra) et par sa qualité (de miséricorde, Kat �ÀÉ'flcrÉv crE, v.19);

- enfin la réalisation de l'ordre, avec un écart triplement affirmé par rapport à l'envoi, qui souligne une certaine autonomie du récit devenu adulte: non seulement annoncer mais proclamer (KripucrcrELv), non seulement dans ta maison et chez les tiens mais dans la Décapole, non seulement ce que le Seigneur a fait pour toi mais plus nommément ce qu'a fait Jésus. Ce récit d'un "faire pour toi" à porter à la connaissance des autres permet au sujet qui l'énonce de reconnaître un visage au Seigneur et de le confesser du nom même de l'homme qui l'a rencontré, Jésus.

Ainsi si l'on ressaisit d'un coup début et fin de l'histoire, c'est une prise de relais qui se dessine: relais de la pratique par son récit, de l'entrée dans un coin de pays (xuîpa) par la diffusion dans un district de dix villes, de la présence de Jésus par la mission de l'homme.

Car Jésus est rejeté. C'est l'autre conséquence des regards et des récits. Et les deux gestes, supplier de s'éloigner et proclamer, sont discrètement reliés l'un à l'autre par le même à' p xo µ.aL, commencer, qui les aspectualise. Mais en profondeur, couplés l'un à l'autre, ces deux faire qui commencent, rejeter et proclamer, anticipent la fin même de l'évangile: "il n'est pas ici", le crucifié, le rejeté ... "mais allez dire ... " Ou plus encore, ils offrent une image réduite de l'évangile tout entier, qui articule comme deux grands

moments guérisons et passion, ils condensent la fonction même de l'évangile qui est de proclamer en Jésus rejeté la miséricorde de Dieu en acte. Un récit de guérison sorti tout droit du tombeau ...

Il reste à se demander quel statut le texte attribue au programme désiré par l'homme, être avec Jésus, et surtout comment dénommer la position, le rôle vers lequel Jésus le déplace. Deux positions appartiennent au statisme, deux autres au dynamisme; sur chacun de ces axes un terme s'oppose à l'autre:

11deixis dysphorique" dynamisme déchaîné, � 1 ? s:--"---� (ienté ? émancipé? enchaîné � assis statisme 11deîxis euphorique"

Pour le vouloir de l'homme guéri, on peut hésiter. L'être avec Jésus désiré (l'.va µer' mhoü �, v.18) est-il une autre figure de la position assise près de Jésus, qui met fin à la situation antérieure de cri et d'auto-agression (�v Kpci.(wv KaL KaTaKÔTTTWV ÈauTov, v.5): être avec un autre et non plus contre soi-même? Ou le texte exerce-t-il sa fonction critique jusqu'à suggérer que la reconnaissance, dans la dépendance affective qu'elle crée, fait basculer dans l'espace des valeurs négatives, la deixis dysphorique, du côté des chaînes?1 s Il reproduirait alors encore une fois le travail de son opposition au niveau de la présence:

chaînes � présence

présence /� présence

qui enchaîne dans la rupture

(être avec Jésus) (par la parole)

parole� parole

qui enchaîne qui coupe

(adjuration) (�ors ... va ... )

1 8 Le récit ici met en tension les deux finalités de la vocation des Douze sur la montagne (3, 14): il en appela douze pour qu'ils soient avec lui et pour les envoyer proclamer et expulser les démons avec autorité (tva WaLv µET' mhoü KaL Lva <lTToaTÉÀÀYJ mhoùs­ KîJpU aaEL v).

Le rejet de Jésus fonctionne alors doublement, comme refus du risque lié à sa présence, volonté des habitants du pays de maîtriser les événements en mettant entre eux et lui une distance sans communication, alors que pour l'homme il est ce qui fonde la nécessité d'assumer une relation à distance, de devenir un sujet autonome, orienté en avant dans un projet de vie. Le texte jouerait ainsi sur quatre positions:

ni distance (confusion) ni co�unication (exclusion) (abject) distance sans co�unication (objet, rejet) communication dans la distance (projet) communication sans distance (sujet)

Ces oppositions fondamentales en soi sont certes banales; elles ne traduisent pas le sens du texte, elles indiquent un niveau où peut se saisir ce à quoi tient la cohérence du récit. Ce qui n'est pas banal, c'est que l'écriture, à partir d'elles, ait pu générer parmi d'autres ce récit, dans toute la finesse et la singularité de son expression. Trouver une dénomination adéquate pour la catégorie sémantique structurante - lieu où s'organise le sens, homogène sous la profusion et la dispersion des figures - n'est pas aisé, peut­ être même pas indispensable. Car il est peut-être vain de vouloir ramener à un terme unique les valeurs que le texte propose à sa lecture. On peut continuer à les saisir et à les faire sentir par touches approximatives et par contrastes, moins pour aboutir au sens dernier que pour saisir comment le sens se construit. Le portrait que le texte dessine de cet homme libéré, de cette bête sauvage devenue ange proclamateur19, ne montre pas un homme assis seulement mais un homme en route, orienté vers les autres. Il met en évidence non pas le bon sens seulement mais le sens risqué; non pas le rejet mais le projet; non pas les enchaînements de toutes sortes mais les initiatives audacieuses quand elles sont fondées sur un envoi. Il dit non à l'étouffement, oui à l'étonnement, non aux exclusions et aux confusions, oui à l'homme du dépassement. Je le risquerais en une phrase: quand Jésus le

1 9 On peut penser à la formule sommaire du récit de Marc pour les tentations de Jésus au désert: "il était avec les bêtes et les anges le servaient" (1,13); ici le récit exploiterait dans son déroulement syntagmatique, sous la forme d'une transformation, le paradigme des deux figures: de la bête à l'ange.

précède, un homme qui traverse et se dépasse. Ce serait la réponse de ce texte, une question pour en lire d'autres.

On pourrait alors presque prendre à la lettre la formule du possédé quand il retrouve la parole et la laisser résonner comme la question même à laquelle cherche à répondre, en parabole, ce récit: TC ȵoL KaL croc; qu'y a-t-il entre toi et moi? Qu'en est-il de la relation du fils de Dieu au mal qui envahit le monde pour le posséder?, de la relation de Jésus, Seigneur, à l'humanité?

"Entre toi et moi", il n'y a rien, pas de distance vitale, pas d'espace de respiration quand l'un est colonisé par le multiple -comme un pays par une troupe étrangère, une montagne par un troupeau de cochons; les isotopies anthropologique, socio-politique et socio-religieuse se superposent pour mettre en scène ce viol, cette violence-là. Sans relation intersubjective, ni le moi ni le toi ne peuvent accéder à une identité différenciée qui porte un nom propre; c'est le règne de la confusion, elle n'a d'autre maison que les tombes, d'autre finalité que le sans cesse, d'autre visage que l'effacement des traits de l'intime dans l'innombrable. Seul ici un affrontement, le face à face d'un "je" et d'un "tu" en un combat singulier, permet le déplacement, l'extériorisation, l'expulsion de l'informe, et la restauration du sujet qui émerge alors du chaos, prend corps et parole. Si "entre toi et moi" un regard s'échange, une présence se fait sentir, le désir "d'être avec" peut jaillir et habiller d'un devenir social la nudité tout juste délivrée de son animalité brute. Mais l'émancipation réclame un pas de plus, un envoi. C'est la communication à autrui, dans un récit qui reconnaît comme compassion du Seigneur le "faire de toi pour moi" qui met debout; le sujet y puise le courage de l'initiative et dans le commencement de la bonne nouvelle, le multiple se socialise, se politise - la rive impure, le coin de pays sauvage, devient une Décapole. Car la naissance du kérygme ne va pas sans toucher, bousculer, traverser l'humain: le corps, la parole, la société, l'histoire.

Si ce récit raconte la naissance du sujet et la naissance de l'objet, si c'est la naissance de l'objet, le kérygme, qui met en route l'homme auquel il est confié, et si par là l'évangile parle de sa propre naissance, n'appelle-t-il pas à naître un sujet lecteur? Ne suggère-t-il pas la maturité de celui-ci quand la proclamation qui commence prend l'impact d'un "faire miséricordieux pour toi", révélant une autorité divine, qui vient d'ailleurs, mais dans laquelle le récepteur osera confesser le nom humain de Jésus?

Il reste à penser en quoi le lecteur est affecté de ce que le récit sorte ici des tombeaux alors qu'en finale d'évangile, les femmes fuyant la tombe ouverte et vide fermeront la bouche comme

si une pierre scellée par l'angoisse retenait la parole qui leur est pourtant confiée (16,8). Quel lecteur est-il construit par un récit qui risque d'avance, en l'un de ses fragments, ce en retrait de quoi, tout entier, il se coupe en finale?

CHAPITRE Il

Détour par un mythe grec d'origine:

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