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Détour par un mythe grec d'origine: L'analyse structurale

Dans le document LE DIEU DU JEUNE HOMME NU (Page 43-47)

de J.-P. Vernant

Pour marquer le champ méthodologique dans lequel je voudrais ressaisir le parcours d'une pratique sémiotique et ses enjeux, puisque j'y ai emprunté mes outils et formé peu à peu mon questionnement, j'aimerais faire référence à l'analyse que J.-P. Vernant a proposée du mythe des races d'Hésiode. C'est commencer par un détour mais qui, par sa forme condensée, pourrait proposer un raccourci et fonctionner comme une citation dans un texte: enrichir le discours englobant d'une image réduite de lui-même qui lui offre du coup un modèle pour travailler ses contenus dans leur expansion.

Cette analyse est pour moi exemplaire, à bien des égards. D'abord parce qu'à travers trois articles, de 1960, 1966 et 1985, elle jalonne vingt-cinq années de recherche qu'il est stimulant de saisir ainsi concentrées sous une même plume et autour d'un même objet. Elle est exemplaire et surtout par son écoute d'un récit de quelques vers seulement qui, sous cette attention, se révèlent capables non seulement de structurer différents aspects de l'imaginaire et du réel, mais encore d'y inscrire une leçon, comme un cri prophétique. C'est sans doute parce que je considère l'évangile de Marc comme un récit d'origine, une genèse, que je lui suppose une même densité à signifier, une même intention à

traverser les questions de l'homme, de sa relation à Dieu, de ses espaces de vie et de mort. Elle est exemplaire enfin par la discussion qu'elle accepte, et nourrit, sur les problèmes qu'une analyse structurale ne manque pas de soulever, en particulier ceux de son rapport au temps et à l'histoire. C'est un débat qu'il m'importe de suivre et de tenir ouvert et que j'évoquerai pour ma part surtout à travers le dialogue respectueux et critique par lequel

P. Ricoeur n'a cessé d'accompagner la sémiotique d'A. J. Greimas.

De plus cette étude est belle par sa fidélité. On y sent combien un texte peut tenir un chercheur, à travers ses résistances mêmes, pour qu'il lui revienne plus d'une fois. Parce que, pour s'arrêter à un niveau de cohérence qu'elle s'impose, l'analyse doit malgré tout forcer certains traits qui pourraient peut-être signifier plus ailleurs, sur un autre palier, sous une autre priorité intégratrice.

Parce qu'aussi des découvertes extérieures, sur la vie, le culte d'une société, peuvent remodeler une question que le texte porte en creux et par rapport à laquelle, si on l'envisage comme réponse, son organisation apparaît avec un relief plus marqué.

J.-P. Vernant a repris dans Mythe et pensée chez les Grecs1

l'analyse du mythe des races par lequel Hésiode dans Les Travaux et les Jours (vers 106-201) couronne celui de Prométhée et de Pandora, pour raconter la séparation entre les dieux et les hommes à partir d'une origine de convivialité. "Les deux mythes sont liés. Ils évoquent l'un et l'autre un ancien temps où les hommes vivaient à l'abri des souffrances, de la maladie et de la mort; chacun rend compte à sa façon des maux qui sont devenus, par la suite, inséparables de la condition humaine."2 J.-P. Vernant désirait montrer ce que pouvait et devait être, à ses yeux, l'analyse structurale d'un texte mythique. Dans chaque édition de son ouvrage, il l'a complétée d'une nouvelle étude; en 1971, il y a introduit une réponse aux objections d'un philologue, en 1985, il a réfléchi à l'articulation entre analyse structurale et perspective historique pour intégrer les apports de l'archéologie. Dans sa préface de 1985, J.-P. Vernant se réclame d'une anthropologie 1 J.-P. VERNANT, Mythe et pensée chez les Grecs (LO/Fondations), Paris, Maspéro, 1988, p. 19-106. Les trois études sont les suivantes, "Le mythe hésiodique des races. Essai d'analyse structurale", parue une première fois in: Revue de /'Histoire des Religions, 1960, p. 21-54. "Le mythe hésiodique des races. Sur un essai de mise au point", Revue de philologie, 1966, p. 247-276 (en réponse à J. DEFRADAS, "Le mythe hésiodique des races. Essai de mise au point", L'Information littéraire, 1965/4, p. 152-156). "Méthode structurale et mythe des races", Histoire et Structure. A la mémoire de Victor Goldschmidt. J. BRUNSCHWIG, C. IMBERT et A. ROGER éd., Paris, Vrin, 1985, p. 43-60.

J'emprunterai aussi dans mon analyse de Marc à l'ouvrage très suggestif, M.

DETIENNE et J.-P. VERNANT éd., La cuisine du sacrifice en pays grec (Bibliothèque des histoires), Paris, Gallimard, 1979. Cette perspective de recherche est donc ici introduite.

historique, qui a désormais acquis droit de cité, alors qu'en 1965, ses travaux inauguraient en France, pour la Grèce ancienne, les recherches en psychologie historique.

Sous l'apparence d'une continuité narrative - le récit d'une déchéance progressive des races figurée par les métaux qui servent à les qualifier, de l'or au fer -, l'analyse de J.-P. Vernant décode tout un système classificatoire et, à travers une opposition qui se répercute à tous les niveaux, une invitation pressante adressée aussi bien aux grands de la terre qu'aux pauvres agriculteurs, à écouter la justice et ne pas laisser grandir la démesure (8 t'. K17 contre Ül'\pLs-).

1 - L'ANALYSE DU MYTHE

Par une analyse formelle des grandes articulations du récit, en convergence avec une saisie du contenu à travers la signification de ses traits distinctifs, J.-P. Vernant a mis en évidence un jeu souple et rigoureux de correspondances à travers lesquelles le récit symbolise toute une série d'aspects fondamentaux de l'existence.

Couplées deux à deux, dans un rapport à chaque fois d'inversion, les races renvoient aux trois fonctions repérées par G. Dumézil pour la culture indo-européenne, royauté, guerre, fécondité. L'or s'oppose à l'argent comme la royauté juste à la souveraineté révoltée, les hommes n'y connaissent ni la guerre ni l'agriculture et bénéficient d'un honneur posthume, même ceux de la race d'argent, en solidarité avec la race d'or. Puis une corrélation lie la race de bronze et la race des héros; cette dernière est introduite dans la série avant le fer qui représente le temps de l'histoire, car, par un sort posthume que quelques héros partagent avec les hommes de la race d'or, elle boucle le passé mythique comme un cycle des âges. Toutes deux correspondent à la fonction guerrière: avec le bronze dont symboliquement l'éclat et le son jettent la terreur, c'est la force brutale, sans justice ni culte, ni agriculture, c'est l'hybris qui ferme les portes de l'au-delà, l'anonymat dans la mort noire; avec les héros, la guerre au contraire est soumise à la royauté et à l'ordre supérieur de la justice que le sceptre doit assurer, c'est la crw qi p ocru v 11, valeur militaire mais pas pur orgueil. Ces quatre races, qui dans leur succession chronologique reproduisent un cycle des âges, servent à représenter aussi une organisation de la société humaine, une hiérarchie des dieux; enfin elles prennent en charge

les puissances surnaturelles, démons, morts et héros qui, inférieurs aux dieux, veillent sur la société des hommes. Les niveaux de structuration du mythe sont donc multiples.

La race de fer, la dernière, celle qui correspond à la sphère fonctionnelle de l'agriculture, reçoit un statut particulier; elle est le temps d'où parle Hésiode, dit J.-P. Vernant3; elle relève du "maintenant" et de l"'ici-bas", un vûv vient le marquer (vers 176). Elle ne s'ouvre pas sur un au-delà mais vers un lendemain historique redoutable que le poète prophétise. Elle est caractérisée par l'ambivalence de la vie, où les biens (une grange pleine et une descendance à la ressemblance de l'homme) compensent l'épuisement de l'énergie (par le labour de la terre et l'amour de la femme). L'homme est alors placé devant un choix qui dédouble la cinquième race en deux modes possibles d'existence: le travail qui respecte la justice, ou la violence sans loi qui fera basculer dans le chaos. Hésiode apparaît comme premier poète théologien de la Grèce, dit J.-P. Vernant, dont l'accent et l'inspiration ont été comparés à ceux qui animent certains prophètes du judaïsme4.

On peut noter que cette succession d'âges mythiques puis historique exprime aussi les qualités de temps d'une vie humaine, jeunesse, force de l'âge, vieillesse; si l'analyse substitue une architecture classificatoire à la chronologie du récit, elle n'en retient pas moins des contenus de valeurs temporelles.

Un schéma peut permettre de visualiser ces correspondances:

or

2 3 4 5

1 1 ( 1

fer

argent bronze héros souveraineté guerre

/�

/'�

OOCTJ lJ:çls lJ:çls œ<I]

1 1

1 1

Zeus Titans Géants Cent-Bras

démons morts héros

épichthoniens hypochtoniens 3 4 jeunesse Ibid., p. 90-91. Ibid., p. 44.

force de l'âge vieillesse

races fonctions pôles dieux puissances temps

On est frappé par le nombre et la diversité des plans auxquels le mythe offre sa représentation symbolique, du plus humain (le temps de la vie), au politique (le rapport à la souveraineté et à la loi), au social (les trois fonctions), au religieux (les relations des dieux et des hommes), enfin au mythique (les cycles des âges du passé, les conflits des dieux pour la souveraineté).

Du coup une certaine absence apparaît, d'autant plus remarquable que le champ biblique en privilégie les figures: l'espace. En effet, pas de distribution topologique, pas d'organisation de lieux et de trajets, sinon pour le destin posthume des races. Pourtant le récit n'est pas totalement muet sur ce registre et c'est sans doute le fragment consacré aux héros qui introduit le plus de figures d'espaces. Un regard marqué par les grands thèmes bibliques retiendrait sans doute aussi "frontière" et "gouffre marin" comme figures signifiantes. Dans la Genèse en effet, l'humanité noachique naît de la traversée du Déluge qui coupe radicalement d'avec le passé des géants mythiques des origines et permet d'aborder aux rives de l'histoire. Il est frappant que le passage du mythe à l'histoire chez Hésiode, qui s'opère par l'héroïsme, évoque l"'au-delà de l'abîme marin" (vers 164), comme si la nécessité du choix, la possibilité de l'erreur qui définit l'homme tragique et suppose une distance d'avec le divin, passait ici aussi par une traversée fondatrice - celle précisément que raconte l'épopée homériques. Des héros semblent alors gardiens de la limite, placés après leur mort par le père des dieux aux confins de la terre, au bord des tourbillons profonds de l'océan (vers

168-170). J.-P. Vernant précise bien d'ailleurs que la race des héros a un double caractère, mythique et historique, qu'elle est à la fois proche et lointaine des hommes, proche dans le temps, à distance dans l'espace puisque placée aux confins de la terre6.

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