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IV - VERS DES MODELES

Dans le document LE DIEU DU JEUNE HOMME NU (Page 177-181)

Une sémiotique des passions

IV - VERS DES MODELES

Sur la base à la fois de l'autonomie reconnue et des homologies entre les dimensions constitutives de la signification, la sémiotique s'est interrogée sur les possibilités de concevoir et d'élaborer un "schéma pathémique canonique", comme il y a un schéma narratif canonique, c'est-à-dire un modèle de l'organisation en récit des différentes étapes de la passion. Il s'agirait là d'une structure sans doute marquée par une appartenance culturelle, un produit de l'usage , mais que des analyses futures diverses auraient pour fonction de généraliser21.

On peut partir de l'observation que le sujet passionné a tendance à se dédoubler: sujet effectif dans le discours, il peut devenir un sujet "simulé" dans la mise en scène passionnelle qu'un 20 A. J. Greimas et J. Fontanille ont souligné maintes lois l'impact de la culture dans le champ passionnel, par des sélections, infléchissements, compléments. C'est en effet une culture qui, parmi toutes les combinaisons modales possibles, retient certaines comme passions; un comportement, tel la générosité (cl. p. 154-155), est plus ou moins ressenti comme passionnel selon les univers sociaux, époques et aires culturelles, où il s'inscrit. Les auteurs parlent de "taxinomies connotatives" pour désigner ces grandeurs culturelles qui ne relèvent pas seulement d'un discours mais constituent un système, et ils soulignent la nécessité et la difficulté pour l'analyse de trouver une voie critique qui tienne compte de ces sélections et connotations culturelles (comme des virtualité de la langue) mais tout en les soumettant à la théorie sémiotique.

21 Pour rendre compte en quelques paragraphes des esquisses de modèles proposés, je cherche une voie étroite entre le refus de l'inflation terminologique, pour un gain de lisibilité, et la crainte de l'imprécision qui en découle. Il me semble que c'est une difficulté inhérente à la sémiotique d'A. J. Greimas, à cette fabuleuse construction théorique, d'une clarté toujours affichée, mais qui risque à tout moment, par l'effort d'abstraction, de mémoire et d'invention qu'elle réclame pour son élaboration conceptuelle, de refermer l'école sur elle-même - ce à quoi personne, ni du dedans, ni du dehors, n'aurait à gagner.

affect déclenche dans ce même discours. Le sujet obstiné, par exemple, séparé d'un objet qu'il désire dans le cours des événements racontés, peut, dans une projection imaginaire à laquelle la passion donne naissance, se voir conjoint à cet objet. Dans une note22, A. J. Greimas et J. Fontanille se posent la question d'un renvoi à la théorie des mondes possibles pour rendre compte de ce dédoublement mais y coupent court en remarquant que la définition d'un monde possible spécifiquement passionnel resterait de toute façon à faire.

Ils proposent alors le concept de "simulacre existentiel" pour désigner ces projections imaginaires, comme un discours dans le discours, par lesquelles un sujet envisage ses relations à une valeur et qui peuvent s'élaborer en un parcours finalisé, visant une "image-but", et constituer toute une trajectoire23. On peut donc concevoir deux types de modalisation du sujet: au sens restreint, par les quatre modalités classiques, dans un sens plus large, par les simulacres existentiels. Les simulacres eux-mêmes peuvent donner lieu à deux définitions: dans un sens restreint, comme configuration qui résulte de l'ouverture d'un espace imaginaire par les charges modales qui affectent un sujet - l'écart entre ces scènes imaginaires débrayées et le discours qui les contient se prêtant à des interprétations de l'ordre du croire et de la véridiction. Au sens large, dans une version plus radicale, ils pourraient problématiser le statut des actants de la communication, faisant penser aux conceptions de la psycho ou sociolinguistique qui envisagent le discours d'un locuteur en fonction de tout un jeu d'images, celle que son interlocuteur lui renvoie, celle qu'il se fait de lui-même, etc. Du coup, l'analyse des passions amènerait à postuler que toute communication, toute interaction humaine, s'opère à travers des simulacres modaux et passionnels, ce qui aurait deux conséquences: penser le fonctionnement de l'univers passionnel comme un cas particulier de la communication et/ou inversement, penser la communication comme virtuellement passionnelle, reposant tout entière sur la circulation des simulacres.

La complexité du jeu actantiel et des structures modales ainsi mise en évidence exige un concept qui recouvre des intersections. L'agencement des modalités de l'être, que chaque passion présuppose, reçoit alors le nom de "dispositif modal". Il désigne un

22 Ibid., p. 62.

23 Le simulacre existentiel recouvre donc les différentes positions que le sujet se donne dans son imaginaire passionnel, et correspond aux "modes d'existence" qui, au niveau pragmatique, désignent les différents statuts du· sujet d'état dans son parcours (virtuel, actualisé, réalisé). Ibid., p. 141-143.

jeu de plusieurs catégories modales lorsque celles-ci sont articulées entre elles selon des relations logiques bien typées:

- un principe de présupposition, qui les organise à partir de la fin en une suite linéarisée. Pour le sujet obstiné, par exemple, qui sait qu'il n'est pas en relation avec un objet, ne peut l'être mais veut l'être malgré tout, le vouloir être présuppose les deux autres modalités, le ne pas pouvoir être présupposant lui-même le savoir ne pas être.

- les quatre relations qui constituent le carré sémiotique (contradiction, contrariété, présupposition, conformité). Pour !'obstiné toujours, le vouloir être contrarie le ne pas pouvoir être alors que le savoir ne pas être présuppose le ne pas pouvoir être. Si les mêmes modalités de base construisent le sujet désespéré, c'est selon une autre organisation syntaxique du dispositif; l'absence de présupposition entre le vouloir être et les deux autres modalités (entre l'attente confiante et l'échec frustrant) engendre pour ce sujet une incompatibilité, une fracture d'identité, un conflit insoluble.

Il reste à trouver, précisent A. J. Greimas et J. Fontanille, les règles de cet agencement modal, à bâtir une "syntaxe intermodale" pour rendre compte de la dynamique qui permet la transformation d'une modalité en une autre - comme manquent encore, soulignent­ ils, ces mêmes règles de passage d'une modalité à l'autre pour le sujet du faire.

Mais pour qu'un dispositif modal produise un effet de sens passionnel, il ne suffit pas que soient convoquées dans le discours les seules modalités du niveau narratif, ces grandeurs catégorielles, discontinues; il faut que s'y ajoute une convocation des modulations du niveau le plus profond, du sentir et du devenir, de l'ordre du continu. C'est l'effet de tension et d'homogénéité de ces dernières qui empêchera que l'incompatibilité entre les modalités ne fassent éclater le sujet; les modulation du devenir donnent naissance en effet à l'aspectualisation qui informe temps, espace, acteurs lors de la mise en discours, elles assurent ainsi une dynamique, un rythme propre à un texte en incarnant les tensions du niveau profond et leur style. Par l'aspectualisation et leur passage dans le discours, les dispositifs modaux deviennent des "dispositions", des programmations discursives d'effets passionnels, des potentialités, des "attitudes" si l'on veut, d'un

acteur24.

L'analyse de deux passions spécifiques, l'avarice et la jalousie,

a permis de bâtir comme hypothèse de travail un "schéma pathémique" en six moments reliés entre eux par une logique de présupposition2s. Des recherches à venir devront apprécier sa capacité à organiser la syntaxe passionnelle discursive en général.

constitution sensibilisation moralisation

disposition pathémisation

1

émotion

Commentaire: une "moralisation" en finale, qui porte sur

l'ensemble de la séquence mais plus particulièrement sur les. comportements observables, nécessite un regard extérieur, susceptible d'évaluer en termes de mesure, excès ou insuffisance les effets passionnels; le dispositif modal est ainsi rapporté à une norme, les échanges passionnels dans un groupe social sont régulés. Si la configuration passionnelle est organisée du point de vue du sujet lui-même, il peut ne pas y avoir de moralisation.

La moralisation présuppose la manifestation de la passion, que l'on peut nommer "émotion" et qui parle par le corps. Elle est le sigrlal que la jonction avec une valeur thymique est réalisée; l'irruption du somatique dans le discours (figures de tremblement, pâleur, etc) indique un réembrayage sur les tensions du sentir au niveau le plus profond.

L'émotion, comme état thymique, présuppose une transformation, l'introduction d'une composante affective et pas seulement morale qui fait du sujet un sujet sentant, ému, sensible. On peut l'appeler "pathémisation". La transformation elle-même présuppose une programmation, la "disposition"26.

Enfin ces trois temps de la "sensibilisation" présupposent ùne "constitution", sorte de déterminisme (psychique? héréditaire?, social?, métaphysique?: destin chez Racine, tempérament chez 24 Les auteurs précisent ainsi, à titre d'hypothèse, les étapes dans le parcours du sujet,

du niveau de la syntaxe fondamentale à la figurativité narrative (cf. p. 79-80):

niveau discursif: disposition et aspectualisation niveau sémio-narratif: dispositifs modaux et syntaxe intermodale

niveau tensif: sentir et devenir

2 5 Ibid, p. 271.

26 La disposition correspond donc aux dispositifs modaux sélectionnés par l'usage, dynamisés par la syntaxe intermodale et aspectualisés par leur convocation dans le discours. Ibid., p. 75-80.

Proust. .. ) de l'être du sujet qui lui permet d'être récepteur de la sensibilisation. C'est la phase où s'opère un réembrayage sur le sujet tensif, où se définit un style de tension, où se détermine une propension à la crise passionnelle. Le simulacre passionnel, comme propre projection du sujet, recouvre les trois temps de la sensibilisation, alors que la constitution et la moralisation réclament un certain rôle externe (sorte de nécessité pour la première, évaluation pour la dernière).

Dans le document LE DIEU DU JEUNE HOMME NU (Page 177-181)