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V - CONVOCATION ENONCIATIVE

Dans le document LE DIEU DU JEUNE HOMME NU (Page 181-186)

Une sémiotique des passions

V - CONVOCATION ENONCIATIVE

J'aimerais pour conclure cette traversée des découvertes et des réflexions, des trajets et des projets d'une sémiotique des passions, indiquer quelques pistes qu'elle me semble ouvrir pour l'analyse de l'évangile de Marc. Je ne fais que les esquisser, et même plus loin ne les emprunterai pas toutes. Mais quand un métalangage s'offre soudain, qui permet de rassembler des faits perçus isolément par l'intuition ou par l'analyse et de les penser dans une distance inédite, le paysage change et il vaut la peine d'accommoder le regard.

Les possibilités nouvelles d'interpréter des effets de sens complexes, parfois diffus, qui tiennent moins à la facture de tel micro-récit qu'au "style" de l'ensemble de l'évangile, me semblent se ramener à une propriété remarquable du discours, signalée depuis longtemps mais qui révèle ici tout son enjeu: la convocation par l'acte énonciatif de composantes de n'importe quel niveau du parcours de génération du sens et du coup la combinaison, dans la manifestation même des textes offerts à la lecture, de grandeurs relevant de logiques différentes. Les connexions ne mettraient pas en jeu seulement des unités d'un même plan dont l'articulation pourrait se décrire par un terme neutre ou complexe, elles pourraient indiquer de véritables intersections de niveaux, des couplages de modalités et modulations par exemple, entre lesquelles des contradictions ne seraient pas exclues et qui permettraient de rendre compte de comportements paradoxaux, d'attitudes ambiguës, de dilemmes des sujets.

C'est mesurer l'importance dans le discours du sentir et du devenir, qui ne se réduisent plus à des effets de sens de surface mais prennent pied au niveau le plus profond et de là, comme par mémoire, peuvent soutenir d'un léger continu un rythme bien marqué

ou, comme par effraction, par le langage bruyant du corps qui résiste, insiste, faire irruption dans la maison de la parole. Si c'est reconnaître au corps et à ses émotions une certainei antériorité sur l'intelligence et sa rationalité, n'est-ce pas reconnaître aussi à la temporalité des racines au plus profond du vivre humain?

La logique catégorielle, oppositionnelle, structurale en clair, ne serait donc pas première, ni même la seule à être dernière - ni à l'origine du sens ni seule dans le discours tel qu'il s'énonce -, elle entrerait dans un jeu de complémentarité avec une logique graduelle, "logique des approximations et des chevauchements", comme la désignent A. J. Greimas et J. Fontanille21, d'une expression très suggestive mais sans doute pas facile à manipuler pour l'analyse à cause de son imprécision. L'organisation globale du récit évangélique, qui échappe, on l'a vu très tôt, au schéma narratif canonique, gagnerait à soumettre ses turbulences à ces deux principes d'explication.

Les récits croiseraient donc deux visions du monde: un monde du continu et un monde du discontinu, des différences et de l'indifférencié.

a) Le sentir à l'état vif

Pour la convocation des grandeurs du niveau le plus profond, A. J. Greimas et J. Fontanille ont donné parmi d'autres l'exemple de l'admiration et de l'étonnemenf2B. Ces passions suggèrent un sentir d'une intensité telle qu'il se manifeste directement dans le discours, prenant de vitesse ou neutralisant tout passage par des pôles différenciés. L'admiration pourrait être le signe d'une reconnaissance de la valeur en tant que telle, avant ou par-dessus son inscription dans des objets concrets du monde; elle correspondrait à une plongée du sujet vers la "valeur de la valeur", indifférente à l'objet. L'étonnement pourrait révéler une mise en tension du sujet telle qu'elle suspendrait pour lui tout clivage en opposition binaire, en euphorie/dysphorie même, et qui, sous une forme plus marquée encore par l'intensité et la durée que figurerait la stupeur, risquerait de le faire régresser jusqu'à un pur sentir figé, jusqu'à la limite du vivant.

Ces remarques évoquent d'emblée l'évangile de Marc qui multiplie les occurrences de la passion d'étonnement et d'admiration, manifestée par différents termes dont les nuances pourraient recouvrir des aspectualités différentes, et auxquels il

27

28 Ibid., p. 39. Ibid., p. 23-24.

est clair qu'il faut ajouter la crainte. Que plus d'une scène se coupe sur un tel effet provoque: une visée du récit ne tiendrait-elle pas à ce réembrayage sur le sujet tensif, qui contribuerait à construire pour l'énonciataire non seulement un point de vue - une position de savoir - et un espace de reconnaissance - un lieu du croire - mais aussi un corps ému?

L'insistance du langage des corps pourrait s'interroger là. Ces corps meurtris qui agrippent la trame du récit, croisent les chemins, jonchent les places, trouent des maisons, habitent des tombes. Corps paralysés ou convulsés, sec, lépreux, brûlant, hémorragique, envahi par le démon ou abandonné par la vie, corps aux sens obstrués, au coeur de pierre. Et puis, pour les toucher et les éveiller, encore un corps: rompu pour rassembler, crucifié mais vivant. Le récit cherche son chemin, brise sa forme comme le dessin d'un seul corps raconté en chacun de ses morceaux.

Il vaudrait enfin la peine d'éprouver l'hypothèse de la priorité de la valeur elle-même sur l'objet qui la supporte, avec l'aspectualité qui précise sa signifiance - l'évangile en tant qu'il commence?, le Royaume en tant qu'il vient?, le savoir en tant que secret précieux? L'objet semble bien passer dans l'ombre pour laisser la scène aux modalités de sa communication et à la relation intersubjective qui se noue, ou encore aux surdéterminations qui l'habillent, l'excès ou l'insuffisance par exemple - la surabondance du repas, miettes ou restes, qui force un passage à la table des enfants ou trace une route sur la mer?, le manque de manquer qui empêche l'homme riche d'emprunter le chemin qu'il cherche? Tristesse de la bonne mesure? Courage du peu? Imagination du trop? Il faut veiller cependant à ne pas tout engouffrer dans la communication passionnelle.

b) Alternatives et intersections

A. J. Greimas et J. Fontanille ont mis en évidence encore deux lieux où des confrontations peuvent donner naissance à des manifestations passionnelles.

Entre les structures polémiques et les structures contractuelles, d'abord, deux formes narratives possibles pour l'acquisition des objets de valeurs. Bien des passions, disent-ils29, apparaissent comme l'aménagement d'une zone contractuelle dans un univers polémique et inversement - à l'image de la vie, "entre paix sans péripétie et déchirement incontrôlable". La colère par exemple qui peut s'analyser comme l'irruption de la polémique au

sein d'un espace contractuel, fait penser au lépreux du récit de Marc (1,39-45). La réaction de Jésus à son interpellation pourrait, jusque dans l'hésitation de la tradition manuscrite entre colère (dpyLa0Et'.s) et pitié (anÀayxvLa0Et'.s, qui est bien un langage corporel, v.41 ), tracer un de ces lieux de "cohabitation indécise" entre affrontement et contrat. Plusieurs caractéristiques paradoxales du récit s'expliqueraient à travers cette tension:

- que Jésus ému (anÀayxvw0ECs, contrat) accède au désir du lépreux puis le rudoie (E'µf3pq1T]adµEvos auT(!), polémique); qu'il le chasse comme un démon (E'Kf3aÀÀw, v.43 comme au v.39, polémique) tout en le renvoyant au contrat social (au prêtre et aux prescriptions de Moïse);

- l'ambivalence de la demande (si tu veux, tu peux ... ): admirable confiance qui émeut et permet la purification sur le mode du contrat mais tentation aussi, démoniaque, qui déclenche un conflit dont la radicalité est signalée par la colère;

- enfin, peut-être, la substitution - le lépreux réintégré proclamant (v.45), Jésus proclamateur (v.39) rejeté aux déserts

(v.45) - sur la base d'un contrat rompu (l'ordre de silence transgressé) et d'une polémique retournée (Jésus est empêché d'entrer en ville mais on vient à lui de partout).

D'autres attitudes et comportements passionnels, reflétant des ambiguïtés et des dilemmes, se réduiraient moins à un terme complexe qu'ils ne s'expliqueraient par l'intersection de niveaux différents et l'interaction de leurs modalisations. La mort par exemple peut être sentie avec répulsion au niveau le plus profond mais recevoir, à un niveau modal postérieur où elle est pensée et inscrite dans une axiologie, une valeur euphorique. Ne faudrait-il pas travailler le rapport de Jésus à sa passion en envisageant ainsi une complexité de niveaux de modalisation?

On pourrait repenser au possédé de Gérasa (5, 1-20) et à son comportement ambivalent à l'arrivée de Jésus, essayer de le comprendre plus finement par la convocation, lors de la mise en discours, d'unités de différents niveaux: attraction du niveau tensif, manifestée par le langage du corps qui voit, court, s'incline, et dont l'intensité est marquée par le terme temporel de l'immédiateté qui court-circuite tout passage par la réflexion et par une décision cognitive; mais aussi dysphorie exprimée dans sa parole, qui reflète le niveau des modalités où l'intervention de Jésus, dont il peut énoncer cognitivement et l'identité et le pouvoir,

s'avère

indésirable, nuisible (de son point de vue: "ne me tourmente pas").

tout à fait inattendue, me donne un langage pour penser mon émotion à la lecture de l'évangile. La résistance farouche du texte à l'effort de rationalité analytique, l'émotion qui me "prend aux entrailles" au moment où je mets le plus d'intelligence à traquer son fonctionnement - un sentir soupçonné un instant de servir de masque à une paresse du penser - m'apparaît maintenant impliquée par son écriture même, impliquant sa lecture. Le parcours d'accès à la signification a retenu beaucoup ici de son niveau le plus profond, celui des tensions, des pulsations premières où se décide un style qui, à travers, et par-dedans et par-dessus une réflexion de sagesse fort maîtrisée, affleure à la surface en une poétiqueao. Quelque chose de passionnel qui laisse stupéfait.

30 A cette lumière, les "traces d'écritures" - "ni paraphrases, ni allégories, ni

méditations. Plutôt des échos, des associations libérées par l'émotion qui se recueille en écriture", cf. page de couverture - par lesquelles D. STEIN donne le dernier mot à ses Lectures psychanalytiques de la Bible, Paris, Cerf, 1985, apparaissent comme le fruit d'une exégèse de la plus belle fidélité.

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