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De la sûreté : l’institution policière et le principe de l’infaillibilité pénale

La réforme de 1796 renforce les compétences des autorités admi-nistratives et policières dans la poursuite pénale, même si ces disposi-tions sont déjà prégnantes dès l’avènement constitutionnel de 1794.

Selon la procédure criminelle élaborée par l’Assemblée nationale, la mise en mouvement de l’action publique et la direction de l’infor-mation préalable relèvent des quatre syndics de la République, qui dominent le Conseil administratif. Chargés de la « direction suprême de la police et de la force publique », ils coordonnent également le déroulement de l’enquête policière. Les syndics devront « faire recher-cher les auteurs des délits et renvoyer à la Cour de justice crimi-nelle ceux qui en sont accusés182». Si la nouvelle procédure prévoit trois modes de saisines (dénonciation, plainte, poursuite d’office) qui octroient aux citoyens une capacité d’initiative sans précédent, les autorités exécutives reçoivent in  fine tous les « rapports portant plainte, dénonciation ou constat183». Les syndics se prononcent seuls et oralement sur l’ouverture d’une enquête, systématiquement délé-guée aux magistrats de police subordonnés.

Le pouvoir coercitif des autorités administratives durant les investigations est considérable. « Dans tous les cas relatifs à leur

181. D. Salas, Du procès pénal, 2010, p. 122.

182. Constitution genevoise, 1794, art. LXXXII, § 3 ; art. LXXXIV, § 2-4.

183. Ibid., art. CXXIII.

fonction », les syndics peuvent « mander, interroger et mettre en état d’arrestation » les suspects184. Au terme de l’information préa-lable, le Gouvernement filtre les cas relevant des tribunaux ou d’un règlement purement administratif selon le principe de l’opportunité des poursuites –  soit le pouvoir d’appréciation laissé à l’État pour mettre en mouvement l’action publique. Si la mise en accusation relève formellement de l’instance des Grands Jurés, il incombe aux seuls syndics, « après lecture des pièces de la procédure, de donner les ordres nécessaires, tant pour assurer le cours de la justice que pour la sûreté publique185».

Dans la tradition du régime inquisitoire, le droit révolution-naire genevois pérennise la puissance de l’État dans le mécanisme de l’action publique. L’octroi du monopole de la poursuite pénale aux plus hautes autorités exécutives de la République prolonge ainsi les prérogatives séculaires du corps syndical. À l’heure de la rationalisa-tion des organes étatique, une majorité de députés de l’Assemblée nationale entendait pourtant limiter le rôle de l’administration dans la répression pénale. Initialement, les membres du Comité criminel prévoyaient en effet de retrancher toute prérogative de poursuite au

« corps exécutif », dont le pouvoir s’avère déjà « redoutable » en soi186. La violence de la crise politique incite bientôt les députés au prag-matisme187. La multiplication des règlements de comptes sanglants et l’aggravation de la guerre civile durant l’été 1793 chassent tout idéalisme188. L’insubordination des milices armées – notamment celles du turbulent club des Marseillais qui « défient les ordres » des comités et terrorisent la population  – pousse les législateurs à instaurer un régime constitutionnel doté d’un puissant organe exécutif189.

Les députés entendent également mettre un terme au brigan-dage endémique des déserteurs français qui ravagent les possessions rurales de la République. La priorité des législateurs réside dans la

184. Ibid., art. LXXXIII.

185. Édit provisionnel sur l’administration de la justice criminelle, 13  mars 1794, section VI, art. XXIII.

186. Registre du Comité criminel, 4e séance, vendredi 19 avril 1793, AEG, Justice A5, p. 20.

187. Journal de Genève, jeudi 10 octobre 1793, n° 68, p. 291 ; Registres de l’As-semblée nationale, séance du 17 septembre 1793, AEG, RAN n° 2, p. 54.

188. E. Golay, Quand le peuple devint roi, 2000, p. 477.

189. Voir AEG, RC 302, p. 685-687.

lutte efficace contre l’impunité des malfaiteurs. Le projet de loi adopté en octobre 1793 s’avère dès lors particulièrement répressif : le nou-veau système procédural devra empêcher « de donner aux coupables une chance de se sauver, danger [considérable] à Genève par la faci-lité de se soustraire à [la] juridiction190». Selon les législateurs, le problème de la poursuite pénale rejoint fondamentalement celui de l’ordre public191. L’attribution de l’initiative répressive au gouverne-ment syndical constitue le moyen le plus sûr de garantir la « sûreté des citoyens ». « À la tête de presque toutes les affaires », les syn-dics disposent « par conséquent d’une inspection sur tout ce qui s’y passe192». En raison de la nature même de leur fonction, les autorités administratives sont les plus à même d’engager l’action publique et de diligenter les premières investigations criminelles193.

Si l’impératif répressif légitime le cumul de fonctions adminis-tratives et répressives entre les mains du pouvoir exécutif, les disposi-tions procédurales apparaissent toutefois à certains députés comme un dangereux archaïsme. Selon Julien Dentand notamment, l’attribution de la poursuite et de l’enquête préliminaire au gouvernement viole la séparation des pouvoirs. Elles placent entre les mains des magistrats de police des « droits » tant pour le maintien de l’ordre, « l’accusation publique » et l’instruction criminelle, alors que ces prérogatives se distinguent par leur « incompatibilité absolue194». « Quelle confiance peut-on mettre dans les informations prises par un quelconque magis-trat sur l’objet de sa propre délation ? C’est vouloir en faire un ange que de le supposer incapable de faiblesse à cet égard195. » Dès l’hiver

190. Registre du Comité criminel, 4e séance, vendredi 19 avril 1793, AEG, Justice A5, p. 17.

191. Voir E. Berger, « Ordre public et poursuites criminelles sous le Directoire (1795-1799) », 2007 ; E.  Berger, « Entre liberté et principe d’ordre. Normes, pratiques et enjeux de la poursuite sous le Directoire, le Consulat et l’Empire », 2009 ; P. Lascoumes, P. Poncela et P. Lenoël, Au nom de l’ordre, 1989, p. 85-88 ; S. Solimano, « L’établissement de l’ordre juridique napoléonien : le rôle de Guy Jean-Baptiste Target », 2003, p. 208-209.

192. « Dialogue entre un père et son fils », in B. B., Abrégé de l’histoire de Genève, 1798, p. 93.

193. Registre de l’Assemblée nationale, séance du 17 septembre 1793, AEG, RAN n° 2, p. 54-56.

194. Journal de Genève, 30  septembre 1793, n°  65, p.  258 ; Journal de Genève, 3 octobre 1793, n° 66, p. 262.

195. Journal de Genève, 3 octobre 1793, n° 66, p. 262.

1795, la réforme constitutionnelle galvanise les partisans de l’indépen-dance complète des institutions judiciaires, qui dénoncent une atteinte à l’un des principes fondateurs de la Révolution : « c’est selon nous une grande inconséquence dans notre Constitution actuelle, qui a divisé et subdivisé à l’excès tous les pouvoirs, que d’avoir constitué les chefs du pouvoir exécutif chefs du pouvoir judiciaire », s’offusquent en novembre 1795 les rédacteurs de l’un des projets de réorganisa-tion judiciaire196. Défenseurs du strict cloisonnement des fonctions, Esaïe Gasc estiment que les compétences répressives des autorités chargées de la police active menacent la liberté individuelle  : « la première direction d’une procédure criminelle est, relativement à la liberté, une des attributions qu’il convient le moins de confier à des magistrats qui peuvent être tentés de s’en servir pour vexer ceux qui seraient d’opinion politique différente, ou qui auraient censuré leur administration197».

Aux yeux d’une majorité de députés, ces dispositions garan-tissent, au contraire, la liberté individuelle : nécessaires à la défense de la société, elles contribuent à la protection du citoyen et au maintien de l’ordre. La liberté et la sûreté individuelle forment un binôme qui constitue l’impératif politique prioritaire pour les réformateurs pénaux de la période révolutionnaire198. Le principe de l’ordre public renouvelé par le droit révolutionnaire s’appuie sur ces deux « valeurs indissociables »  : la liberté et la sûreté reposent

« sur un ensemble de droit et de devoirs » qui s’appliquent tant aux justiciables qu’aux instances judiciaires et gouvernementales199. Les législateurs genevois inscrivent d’ailleurs dans la charte fonda-mentale l’exigence de sûreté, qui constitue l’un des six « droits de l’homme en société200». « Si la Déclaration des droits a prononcé d’une manière précise et tranchante sur la liberté des individus, elle a voulu assurer à tous leur sûreté, […] elle a voulu, pour que

196. Projet de Constitution, 12 novembre 1795, p. 18. Le projet a été rédigé par Esaïe Gasc, ancien membre du Comité criminel, ainsi que les députés Constantin-Blanc et Didier.

197. Ibid.

198. P. Sueur, « Organisation judiciaire et procédure », 1988, p. 806-807.

199. P. Lascoumes, P. Poncela et P. Lenoël, Au nom de l’ordre, 1989, p. 85.

200. Déclaration des droits et des devoirs de l’homme social, Genève, 1793, art. XXI.

Les droits fondamentaux sanctuarisés par la Déclaration sont la liberté, l’égalité, la sûreté, la priorité et la garantie sociale et la résistance à l’oppression (art. X).

la responsabilité des fonctionnaires publics fût assurée, qu’ils fussent revêtus d’une autorité suffisante », souligne l’ancien auditeur Bridel devant le Conseil législatif en mai 1794201.

Une majorité des députés prône même le durcissement des attributions répressives du pouvoir exécutif : « tout le monde sent que sous le régime actuel, si la justice manque son but, cela sera plutôt en laissant échapper des coupables qu’en condamnant des innocents », dénonce en 1794 le magistrat de police Marc Plan202. Le magistrat Jean-Pierre Bérenger admet également « qu’il faut, sans doute, assurer la liberté, mais l’ordre et la tranquillité sont-ils moins nécessaires au bonheur d’un État203? ». Même les contre-révolutionnaires concèdent l’utilité des dispositions constitution-nelles relatives à la poursuite pénale. « Le citoyen trouve plus de sûreté pour sa personne et sa propriété sous une Constitution où la force répressive a un centre que dans un gouvernement où elle est réduite en poussière », convient un pamphlet anonyme « englué » de septembre 1795204.

La réforme législative de 1795-1796 étend dès lors les préroga-tives du pouvoir exécutif et des institutions policières dans la pour-suite pénale. Le 29 mars 1795, le « peuple souverain » plébiscite tant la loi sur « les compétences judiciaires de la police » que celle « sur la manière dont le magistrat de police devra informer » en matière criminelle –  dispositions entérinées par la Constitution révisée en 1796205. Les législateurs lient ainsi la vigilance de la police active au bon fonctionnement du système judiciaire. L’œil qui prévient le délit assure également l’appréhension du malfaiteur aussitôt le for-fait commis. De for-fait, le système procédural établi sous la Révolution genevoise présente des analogies avec les dispositions françaises sur la

« police de sûreté », qui emboîtent surveillance policière et répression

201. Souligné dans le texte. Réflexions sur la jurisprudence criminelle […] faites par l’auditeur Bridel, 1er mai 1794, fol. 6, in AEG, RCL n° 1, p. 71-71.

202. Observations sur le projet d’Édit provisionnel relatif à la justice criminelle […] faites par le magistrat de police Marc Plan, 13  juin 1794, fol.  1, in AEG, RCL n° 1, p. 71-72.

203. BGE, Ms. hist. 325, J.-P. Bérenger, Histoire des dernières révolutions de Genève, 1798, vol. 2 (1788-1797), fol. 138r.

204. E.  P.  [s.n.], Dialogue entre Monsieur le Code genevois et la citoyenne la Constitution genevoise, 3 septembre 1795, p. 2.

205. BGE, Ms. suppl. 1112, « Bourdillon – Journal politique n° 5 », p. 10.

pénale206. Conceptualisée par Adrien Duport dans le rapport sur la Police de sûreté, la justice criminelle et l’institution des jurés (1790), la notion de « police de sûreté » imbrique l’action de deux institutions dont la distinction résulte directement de la séparation des pouvoirs207. Selon Paolo Napoli, dans l’esprit des constituants français l’interven-tion « active et prompte » de la police administrative condil’interven-tionnera l’interpellation des malfaiteurs et leur traduction devant les tribunaux, dont l’activité sera, par essence, « lente, réfléchie et définitive208».

« Raisonnant essentiellement en pénaliste attentif aux enjeux du pro-cès », Duport confie logiquement aux effectifs policiers « le soin de rechercher les auteurs du délit » et de « les livrer à la justice », pour

« éviter que dans la période nécessaire à l’établissement de la vérité le prévenu n’échappe » au châtiment209.

Au-delà de toutes les contingences locales, l’attribution de la pour-suite pénale aux autorités policières répond fondamentalement à la pénologie utilitariste des réformateurs genevois. Le fondement de tout ordre juridique obéit en effet à un socle théorique qui transcende son contexte social210. L’influence du programme esquissé par Beccaria et théorisé par Bentham s’avère déterminante pour les législateurs de l’Assemblée nationale, qui conditionnent la modération pénale à la systématicité répressive211. Selon les membres du Comité criminel qui s’opposent pourtant aux solutions adoptées in fine par les parle-mentaires, « il est essentiel que l’opinion publique attache toujours l’idée de l’infaillibilité à celle de l’administration de la justice crimi-nelle212». En 1795, les rédacteurs du Projet de code pénal invoquent également l’argumentaire utilitariste pour justifier la cohérence du nouveau système pénal :

Ce n’est pas la sévérité des peines qui empêche les crimes. C’est la certitude et la promptitude de la punition. Il y a tel scélérat qui affronte 206. Voir P.  Lascoumes, P.  Poncela et P.  Lenoël, Au nom de l’ordre, 1789, p. 101.

207. P.  Poncela, « Adrien Duport, fondateur du droit pénal moderne », 1993, p. 143.

208. P. Napoli, Naissance de la police moderne, 2003, p. 204.

209. Ibid.

210. P. Napoli, « Foucault et l’histoire des normativités », 2014, p. 29.

211. C. Blamires, « Beccaria et l’Angleterre », 1997, p. 71.

212. Registre du Comité criminel, 5e séance, 23 avril 1793, AEG, Justice A5, p. 21

la mort sans hésiter, s’il croit avoir la moindre chance d’y échapper, et qui tremblerait à l’idée d’une réclusion de quelques mois, s’il était convaincu que rien ne peut l’en mettre à l’abri213.

Le projet des législateurs genevois s’inspire directement de Cesare Beccaria, dont la pensée utilitariste suggère implicitement un rema-niement institutionnel de l’appareil judiciaire. Conditionné à la modération des peines, le principe de l’infaillibilité pénale suppose en effet un renforcement des organes actifs en amont des tribu-naux, aussi bien pour la surveillance préventive que pour la poursuite pénale214. L’adoucissement des châtiments n’atteint son objectif que si la réponse pénale est inéluctable  : le combat beccarien est celui de la lutte contre l’impunité du crime. L’équilibre fragile entre la défense des intérêts de la société et la sûreté individuelle réside ainsi dans l’articulation entre la modération et le caractère infaillible de la répression215. Le principe de l’infaillibilité pénale implique par conséquent que l’appareil judiciaire ait les moyens de mettre en œuvre une procédure rapide, simple et efficace216. L’efficacité de la répression repose fondamentalement sur le renforcement d’un organe préventif, dont la « surveillance continuelle » est déterminante pour l’appréhension des malfaiteurs217. L’utilitarisme pénal suppose ainsi, de facto, de renforcer l’efficience des dispositifs chargés de la poursuite. Il implique par ailleurs une action ante-judiciaire de la magistrature, dont l’action prophylactique participe de l’alimentation de la filière pénale218.

Dans la lignée des propositions de Beccaria, le programme uti-litariste des législateurs genevois articule fondamentalement l’action de la police avec le glaive de la justice. La réactivité des autorités

213. Projet de code pénal, 1795, p. 15.

214. N.  Catelan, L’Influence de Cesare Beccaria sur la matière pénale moderne, 2004, p. 62 ; A. Pires, « Beccaria, l’utilitarisme et la rationalité pénale moderne », 1995, p.  128-129 ; P.  Lascoumes, P.  Poncela et P.  Lenoël (dir.), Au nom de l’ordre, 1989, p. 24-26.

215. G.  Neppi Modona, « L’utile sociale nella concezione penalistica di Cesare Beccaria », 1990, p. 89.

216. E.  Dezza, Lezioni di storia del processo penale, 2013, p.  95 ; H.  Schüler-Springorum, « Cesare Beccaria and criminal proceedings », 1990, p. 126.

217. J. Pradel, Histoire des doctrines pénales, 1989, p. 91.

218. M. Foucault, Surveiller et punir, 1975, p. 114 ; M. Foucault, « La vérité et les formes juridiques », 2001, p. 1471.

policières garantit l’infaillibilité pénale et éloigne le spectre de l’im-punité219. « Il faut se garder de laisser aucun espoir au crime, quelle que soit la main qui le commette », martèle ainsi le député Bonfils lors des travaux de la Constituante220. La liberté individuelle est tributaire de la sûreté générale, et un système pénal n’est « utile » que s’il « pourvoit efficacement à la sûreté de tous » en punissant tous les malfaiteurs du « châtiment » qu’ils méritent, résume Louis Odier221. Si la notion de « police judiciaire » n’apparaît dans aucun débat législatif genevois, le nouveau système procédural s’apparente de fait beaucoup au modèle français. La résolution des affaires repose concrètement sur les compétences de la police administrative  : la diligence, la proactivité et le pragmatisme des effectifs policiers opti-misent les chances de faire la vérité sur les faits222. Le pouvoir répressif

« temporairement » attribué aux syndics et délégué aux magistrats de police conditionne la sanction inexorable223. Si le droit révolu-tionnaire genevois sanctuarise la distinction entre justice et police, il attribue aux autorités policières le monopole de la poursuite pénale et des investigations.