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Si les réformes entreprises sous la Révolution s’inscrivent dans la continuité des revendications bourgeoises du xviiie siècle, l’organisa-tion judiciaire et policière établie par l’Assemblée nal’organisa-tionale genevoise n’en demeure pas moins radicalement novatrice. Contrairement aux traditionnelles revendications des représentants, qui aspiraient à « équi-librer » les pouvoirs sans renverser les « formes » de la République, les révolutionnaires de 1792 fondent leur projet politique sur une refonte complète de l’organisation étatique. Les leaders représen-tants des années 1780 ne participent d’ailleurs pas, ou presque, à la Révolution genevoise de 1792. Alors que d’Ivernois et Du Roveray condamnent l’insurrection révolutionnaire du 28 décembre avant de s’exiler en Angleterre, Étienne Dumont est élu à l’Assemblée nationale genevoise avant de rejoindre Londres en avril 1793 où il entrera au service de Jeremy Bentham. « Les circonstances extérieures qui envi-ronnent [Genève], les progrès des lumières, et surtout les changements survenus dans l’opinion publique » imposent de faire le « sacrifice » de

92. Sur la notion de système voir les travaux de l’ANR SYSPOE, « Systèmes policiers européens, xviiie-xixe siècle ».

93. G.  Cornu (dir.), Vocabulaire juridique, 2011, p.  312 ; H.  Matsopoulou, Les Enquêtes de police, 1996, p. 5 ; J. Pradel, L’Instruction préparatoire, 1990, p. 8.

la « Constitution de nos pères », déclare solennellement Louis Odier en juillet 1793 devant l’Assemblée nationale94.

La reconfiguration des tribunaux et des structures adminis-tratives est dès lors indissociablement liée à celle du renversement des organes gouvernementaux : les députés révolutionnaires ambi-tionnent de bâtir des institutions entièrement nouvelles « sur les ruines de l’aristocratie95». La « régénération » de l’appareil répressif participe de la construction d’un ordre constitutionnel cohérent, qui doit consacrer les « vrais principes républicains » et rompre défini-tivement avec « les formes de l’Ancien Régime », estime le député Esaïe Gasc (1748-181396). Considérée comme « la norme suprême qui régit l’exercice des pouvoirs politiques de l’État », selon les termes de Vattel, la nouvelle constitution reconfigure radicalement la structure de la République97. Elle traduit institutionnellement les aspirations politiques qui portent la Révolution, comme le rap-pelle en août 1794 l’un de ses rédacteurs, Isaac Salomon Anspach (1746-1825) :

L’égalité, l’amovibilité, la séparation des pouvoirs, l’élection libre des fonctionnaires publics : […] ce sont là les principes de la Révolution de 1792 ; ce sont eux qui ont nécessité une constitution nouvelle, parce qu’il était impossible de les appliquer à aucune des précédentes sans la refondre entièrement ; les bases de l’édifice n’étant plus les mêmes, il fallait bien changer la construction de l’édifice98.

L’examen des institutions établies sous la Révolution pose d’em-blée la question complexe des influences et des modèles du système judiciaire genevois. À cet égard, il faut souligner que tous les débats relatifs à la reconfiguration des compétences pénales portés devant l’Assemblée nationale relèvent de questionnements sur la procédure

94. Discours du citoyen Louis Odier, président de l’Assemblée nationale  : prononcé le 27 juillet 1793, 1793, p. 7.

95. Invitation fraternelle des Genevois révolutionnaires à tous leurs concitoyens de l’autre parti, 1793.

96. Cité par M. Peter, Genève et la Révolution, 1921, t. 1, p. 431.

97. Droit des gens, livre  I, chapitre  III, §  27, cité par J.-B.  Busaall, Le Spectre du jacobinisme, 2012, p. 14.

98. Adresse du procureur général à ses concitoyens, sur l’unique moyen de rendre la paix à notre Patrie, 21 août 1794.

et l’architecture des tribunaux  : avec la séparation des pouvoirs, la réforme des institutions policières stricto sensu appartient à l’histoire de l’administration et de l’armée. L’historiographie politique tradition-nelle insiste généralement sur la forte tradition du constitutionnalisme républicain pour souligner la prépondérance des enjeux politiques locaux sur les réalisations institutionnelles révolutionnaires99. Cette approche néglige généralement l’apport de l’exemple français – honni dès la Restauration de 1814 par l’historiographie genevoise – sur la réforme des institutions politiques et judiciaires100. Réinvestie par Éric Golay, une autre approche historiographique met au contraire l’accent sur l’emprise de la France révolutionnaire. Sous la pression des patriotes jacobins massés aux frontières de la République et du militantisme opiniâtre des clubs genevois les plus radicaux, les légis-lateurs de l’Assemblée nationale auraient « profité de la proximité des troupes françaises [après l’annexion de la Savoie en 1792] pour imposer à Genève une copie des institutions françaises101».

L’activité constitutionnelle genevoise est dès lors examinée au prisme de la périodisation française  : les trois séquences qui struc-turent l’organisation politique et judiciaire de la République de Genève entre 1792 et 1798, comme les juridictions d’exception ins-taurées au pic des violences révolutionnaires, sont évaluées à l’aune de la France révolutionnaire102. La République de Genève connaît en effet une succession de régimes politiques à l’image de la France : régime des comités provisoires (1793), premier régime constitution-nel (avril 1794-décembre 1796) puis second régime constitutionconstitution-nel

99. H.  Fazy, Les Constitutions de la République de Genève, 1890, p.  177 ; A.  Flammer, Lois pénales d’Instruction criminelle, Genève, 1862, p.  IXI ; P. Guichonnet et al. (dir.), Histoire de Genève, 1951, vol. 1, p. 512 ; M. Peter, Genève et la Révolution, 1921, t. 1, p. 33.

100. I. Herrmann, « L’invention d’un malheur fondateur. Genève et les événe-ments de 1798 », 2001, p. 71-94.

101. E.  Golay, « 1792-1798. Révolution genevoise et Révolution française.

Similitudes et contrastes », 1992, p.  37. Voir également E.  Golay, « Violence politique et justice à Genève à l’époque de la Terreur », 1988, p. 687.

102. E.-L.  Burnet, Le Premier Tribunal révolutionnaire genevois, 1925 ; E. Chapuisat, De la terreur à l’annexion, 1912 ; P.-F. Geisendorf, Les Des Gouttes, 1941, p. 156-157 ; E. Golay, « Violence politique et justice à Genève à l’époque de la Terreur », 1988 ; A.  Jourdan, « La Révolution batave  : un cas particulier dans la grande famille des républiques sœurs ? », 2014, p. 82-83 ; J.-R. Suratteau,

« Genève », 2005, p. 495.

(décembre 1796-avril 1798). Marquant un retour avec « les formes antiques de l’ancien gouvernement », la révision constitutionnelle genevoise de 1796 est ainsi généralement qualifiée par l’historiogra-phie de « constitution thermidorienne », en référence aux institutions mises en place par le régime du Directoire (1795-1799), même si l’analogie manque à l’évidence de pertinence103. Au final, l’historio-graphie genevoise oscille entre le caractère soit autarcique, soit mimé-tique des innovations institutionnelles établies sous la Révolution, et néglige l’examen des éléments caractéristiques du système judiciaire établi dès 1794.

L’état des sources comme de l’historiographie n’autorise pas à trancher définitivement entre les deux positions. En l’absence du registre du Comité de constitution, et au vu du caractère sommaire des procès-verbaux de l’Assemblée nationale genevoise, il s’avère difficile d’apprécier les influences et les références explicites qui concourent à l’élaboration du système judiciaire établi à Genève en 1794. Il faut toutefois envisager une voie médiane, qui prenne en considération à la fois la tradition républicaine et les influences externes sur l’élaboration d’une organisation institutionnelle ori-ginale. Si l’ascendant de la France s’avère indéniable, notamment sur la dénomination des institutions politiques révolutionnaires, les constituants genevois ne se contentent pas « d’imiter servilement » ou de « singer » la Grande Nation, nonobstant les observations amères des opposants à la Révolution de 1792104. Il faut se garder de prêter une attention trop exclusive aux sources des clubs gene-vois les plus radicaux et favorables à l’ingérence française, car cette approche « comporte le risque d’interpréter les rapports de force politique au sein de la petite République selon des clivages qui ne lui appartiennent pas105». La majorité des révolutionnaires a cher-ché à affirmer les spécificités de Genève par rapport au « modèle

103. Voir P. Bourrit, Marc-Théodore Bourrit, 1989, p. 115 ; R. Guerdan, Histoire de Genève, 1981, p. 243 ; M. Peter, Genève et la Révolution, 1950, t. 2, p. 126 et 211 ; B. Lescaze, « Crimes et Lumières, l’œuvre du pénaliste », 1977, p. 177.

104. Les termes sont respectivement du contre-révolutionnaire Jean Picot (Histoire de Genève, 1811, t. 3, p. 408) et du publiciste Jean-Pierre Bérenger (Histoire des dernières révolutions de Genève, 1798, vol. 2 [1788-1797], BGE, Ms. hist. 325, fol. 74r ; 82r). Voir A. P. de Candolle, Mémoires et souvenirs (1778-1841), 2004, p. 72 ; F. d’Ivernois, La Révolution française à Genève, 1795, p. IV-V.

105. F. Brandli, Le Nain et le Géant, 2012, p. 236.

français » en insistant sur la tradition protestante et républicaine de la cité-État106.

La notion de « modèle judiciaire » doit par ailleurs être maniée avec précaution. L’histoire du droit a ainsi nuancé la prédominance de « modèles complets et abstraits » pendant la décennie révolution-naire, si féconde en innovations institutionnelles107. Selon Jean Bart qui évoque les réalisations de la Constituante française, les députés auraient puisé dans un « fonds commun européen » dominé par les auteurs italiens et anglais, qui constitue « une sorte de nébuleuse de principes humanitaires, sans que l’on puisse saisir – sauf exception – des influences directes et précises108». Luigi Lacchè réfute par ailleurs l’influence unilatérale du droit français sur les systèmes juridiques mis en place en Europe pendant la période révolutionnaire, au profit d’une approche qui tienne compte « des logiques complexes d’in-duction, de circularité, de dialogue et de feed-back109». Jean Hilaire remet enfin en question l’existence même d’un modèle monolithique français, évoquant la pluralité des expériences institutionnelles entre 1789 et 1795110. En mettant l’accent sur les modalités de circulation et d’emprunt, il faut souligner « la tension dialectique » entre un sys-tème judiciaire considéré comme universel par les constituants français et le dynamisme des traditions juridiques locales, qui possèdent des logiques d’innovations propres111.

106. C. Walker, Histoire de Genève, 2014, t. 2, p. 140 ; C. Walker, « Langages et Révolution. L’expression symbolique de la Révolution genevoise », 1992, p. 170-190.

107. Voir J. Logie, « Conclusions [Influence du modèle judiciaire français en Europe sous la Révolution et l’Empire] », 1999, p. 327-330.

108. J. Bart, « Les modèles du droit révolutionnaire », 1988, p. 790.

109. L.  Lacchè, « L’Europe et la révolution du droit », 2002, p.  155. Voir J. Godechot, « Les influences étrangères sur le droit pénal de la Révolution fran-çaise », 1988, p. 47 ; M.-S. Dupont-Bouchat, « La Révolution pénale : modèles belges et applications françaises », 1999, p. 9.

110. J.  Hilaire, « L’influence du modèle judiciaire français en Europe sous la Révolution et l’Empire. Un cliché en question », 1999, p. 1-7.

111. X.  Rousseaux, M.-S.  Dupont-Bouchat, « Révolutions et justice pénale.

Modèles français et traditions nationales (1780-1830) », 1999, p. 12. Voir E. Berger (dir.), L’Acculturation des modèles policiers et judiciaires français en Belgique et aux Pays-Bas, 2010 ; M.  Broers, « Les modèles français en Italie  : diffusion et réac-tions », 1999, p. 309-318 ; M. J. Pelaez, « L’influence du modèle judiciaire fran-çais dans les constitutions espagnoles (1808-1812) », 1999, p. 93-101 ; J.-P. Luis,

« L’influence du modèle napoléonien en Espagne (1814-1845) », 2004, p. 199-219 ;

Le cas de l’organisation judiciaire mis en place à Genève pendant la période révolutionnaire est à ce titre exemplaire. Au lendemain de l’in-surrection de 1792, l’Assemblée nationale genevoise adhère largement aux aspirations réformatrices des constituants français : édifier un appa-reil judiciaire indépendant, rationalisé et non-professionnel respectant le principe de la séparation des pouvoirs112. Les principes directeurs énon-cés par le Comité criminel genevois en avril 1793 s’apparentent aux convictions défendues en 1790 par Adrien Duport devant les députés français dans son rapport Sur l’établissement de l’ordre judiciaire : pour parvenir à une « juste » et « impartiale » administration de la justice, il faut créer les conditions pour que les juges soient organiquement indépendants, tant les uns des autres que du pouvoir politique113.

Les députés genevois se refusent toutefois catégoriquement à importer telle quelle l’organisation judiciaire de la Grande Nation, malgré les sympathies françaises affichées par les deux principaux rédacteurs de la Constitution, Isaac Salomon Anspach et Esaïe Gasc.

Les deux pasteurs et anciens proscrits de 1782, dont la culture poli-tique révolutionnaire a été sensiblement enrichie par l’exil – respecti-vement à Bruxelles et Constance –, entretiennent des liens soutenus avec les députés de la Convention montagnarde durant l’élaboration constitutionnelle de 1793114. En mars, ils exposent aux parlemen-taires genevois « un exemplaire du Plan de Constitution présenté à la Convention nationale », ouvrage offert par le ministre Clavière pour guider l’entreprise législative de ses anciens compatriotes115. L’intense sociabilité des clubs révolutionnaires comme la propagande des gazettes patriotes participent également de la circulation du « constitutionna-lisme jacobin » à Genève. Outre les relations interpersonnelles, il faut

M.-S. Dupont-Bouchat, « La Révolution pénale : modèles belges et applications françaises », 1999, p. 9-19 ; E. Dezza, « L’influence du modèle judiciaire français sur le royaume de Naples (1806-1815) », 1999, p. 163.

112. Voir R.  Martucci, « En attendant Le Peletier de Saint-Fargeau  : la règle pénale au début de la Révolution », 2002, p.  79 ; P.  Tessier, « Tronchet et la réorganisation constituante des institutions judiciaires », 2007, p. 15.

113. P.  Poncela, « Adrien Duport, fondateur du droit pénal moderne », 1994, p. 146.

114. M. Peter, Genève et la Révolution, 1921, t. 1, p. 424-425. ; J. Anspach, Un citoyen de Genève, 1925, p. 99-101 ; J.-M. Rivier, Étienne Clavière (1735-1793), 2006, p. 145 ; E. Golay, Quand le peuple devint roi, 2001, p. 386-393.

115. Registre de l’Assemblée nationale, 11 mars 1793, AEG, RAN n° 1, p. 35-40.

souligner à ce titre le rôle de la Correspondance des nations, gazette publiée par le patriote genevois de Jacques de Grenus très favorable à l’ingérence française116.

La majorité des députés de l’Assemblée nationale genevoise estime toutefois qu’un système prévu pour une nation étendue ne correspond pas nécessairement aux impératifs d’une étroite république. « Ce qui est convenable dans les grands États ne l’est pas toujours dans les petits », rappellent les membres du Comité criminel à propos de la future orga-nisation pénitentiaire117. Les législateurs genevois adhèrent à l’héritage du républicanisme classique pour défendre la singularité institution-nelle de Genève. Avant de « poser les bases » d’un ordre judiciaire, « il faut savoir [si elles sont] adaptées à notre petitesse, à nos localités et à nos besoins », rajoutent les rédacteurs du Projet de code pénal genevois dans leur commentaire sur l’œuvre judiciaire de la Constituante118. Au moment d’élaborer les nouvelles institutions républicaines, pendant l’été 1793, l’Assemblée nationale genevoise rejette tacitement les éléments constitutifs du modèle français. Les parlementaires ambitionnent de réformer le droit pénal positif, l’ordre constitutionnel et la structure des tribunaux dans un même mouvement de « régénération » : ils feignent d’ignorer, explicitement du moins, une majorité des grandes innovations juridiques françaises, notamment la notion de police judiciaire.

Dans le contexte des expériences réformatrices de la décennie révolutionnaire, le système judiciaire genevois constitue une réalisation originale grâce au patriotisme des législateurs, soucieux de préserver la souveraineté et la tradition républicaine. Les constituants ne se privent toutefois pas d’assimiler le fonds européen du réformisme pénal pour élaborer leurs propres innovations institutionnelles. La forme de l’architecture judiciaire de 1794 doit beaucoup à l’héri-tage diffus des Lumières, dont les exemples anglais et américains en synthétisent les acquis les plus saillants. Si les législateurs genevois adhèrent au principe de la codification du droit pénal plutôt qu’au système jurisprudentiel du common law, les institutions anglaises du Grand Jury et de la Justice of the Peace constituent le socle du nouvel appareil judiciaire. L’exil européen des chefs représentants de

116. J. Godechot, « L’héritage de la Grand Nation en 1799 », p. 108.

117. Registre du Comité criminel, 3e séance, 12 avril 1793, AEG, Justice A5, p. 10.

118. Projet de code pénal, 1795, p. 4.

1782 joue, ici encore, un rôle déterminant dans la circulation des modèles institutionnels. Après des années passées respectivement à Londres, Édimbourg et Dublin, Étienne Dumont, Louis Odier et Jean-Bénédict Humbert (1749-1819) promeuvent l’exemple anglais auprès des rédacteurs de la Constitution durant le printemps 1793119.

Les législateurs y sont d’autant plus sensibles que ni l’entrée en guerre de la Grande Nation avec l’Angleterre, ni le blocus de la République protestante par les armées françaises n’altèrent les liens historiques entre Londres et Genève, véritable « enclave anglaise » avant la Révolution120. Déterminante durant le xviiie siècle dans les domaines politique, littéraire, économique et scientifique, l’anglo-philie genevoise inspire également la forme des nouvelles instances pénales. Les travaux de Montesquieu, du genevois Jean-Louis Delolme (Constitution de l’Angleterre, 1771) et des encyclopédistes ont popu-larisé de longue date les institutions judiciaires anglaises auprès de l’élite culturelle de la République121. L’édition genevoise contribue par ailleurs à la diffusion de l’utilitarisme pénal anglais au sein de la culture juridique francophone. Fondée à Genève en 1796 par les frères Marc-Auguste (1752-1825) et Charles Pictet (1755-1824) ainsi que Frédéric Guillaume Maurice (1750-1826), la Bibliothèque Britannique publie ainsi dès octobre  1796 la traduction partielle de l’une des œuvres principales de Jeremy Bentham, Introduction to the Principles

119. Registre de l’Assemblée nationale, 93e séance, 5 juin 1793, AEG, RAN n° 1, p. 223.

Voir C. Blamires, The French Revolution and the Creation of Benthamism, 2008, p. 230 ; A. de Herdt, « Saint-Ours et la Révolution », 1989, p. 149 ; F. Joye, Projets pour une Révolution, 2000, p. 20 ; J. P. Selth, Firm Heart and Capacious Mind, 1997, p. 22.

120. Le terme est de Richard Whatmore. Voir V.  Cossy, B.  Kapossy et R. Whatmore (dir.), Genève, lieu d’Angleterre, 2009 ; E. Giddey, L’Angleterre dans la vie intellectuelle de la Suisse romande au XVIIIe siècle, 1974, p. 261 ; G. Silvestrini,

« Vu de Genève : le parlement anglais, la représentation et la liberté », 2009, p. 61. ; G. Silvestrini, « Genève, Rousseau et le modèle politique anglais », 2005.

121. E. Tillet, « La place ambiguë de Jean-Louis de Lolme dans la diffusion du modèle anglais de l’Ancien Régime à la Révolution française », 2009. L’Encyclopédie a joué un rôle considérable sur les législateurs de la Révolution genevoise, qui n’hésitent d’ailleurs pas à pourvoir la chancellerie d’une édition complète coûteuse –  39 volumes in  quarto à reliure parcheminée –  à destination des députés du Conseil législatif, malgré l’état catastrophique des finances publiques (Notes de frais pour l’achat de livres, 23 janvier 1796, AEG, P 169). Avec Rousseau et Beccaria, Montesquieu est par ailleurs l’un des auteurs les plus cités par les législateurs gene-vois. Journal de Genève, 9 mai 1793, n° 24 ; 16 mai 1793, n° 26.

of Morals and Legislation (1789122). L’organisation judiciaire de la Révolution genevoise s’inspire ainsi explicitement du creuset anglais : l’introduction de jurys populaires sur trois degrés de l’instance pénale s’impose comme une évidence pour les législateurs de l’Assemblée nationale, qui avouent avoir « puisé l’idée du jury en Angleterre123».

L’œuvre judiciaire de la Révolution genevoise fonde par ailleurs sa régénération au sein même de la tradition politique républicaine.

La Constitution de 1794 met en place une organisation judiciaire très proche des vœux des réformateurs des Lumières tout en respec-tant les structures organiques du système républicain124. De l’aveu même du ministre de la justice Lamprecht, la procédure criminelle et les tribunaux « en usage à Genève » après la Révolution n’ont « de points de ressemblance » avec la France que dans l’institution des jurys125. La structure des instances pénales doit notamment beau-coup aux propositions pragmatiques des proscrits de 1782. Avec les pasteurs Isaac Salomon Anspach, Esaïe Gasc et Étienne Dumont, Julien Dentand personnifie l’héritage des représentants, fidèles au républicanisme protestant et acquis au réformisme pénal. Comme ses collègues, l’auteur de l’Essai de jurisprudence criminelle est par ailleurs fortement imprégné par son expérience personnelle au sein des organes gouvernementaux de la République au début des années 1780126.

Maillon essentiel de l’enquête pénale réglée par la nouvelle procé-dure criminelle, l’institution des magistrats de police – juges de paix est emblématique de la « dynamique de l’innovation » à l’œuvre127. Dans l’organigramme cloisonné des nouvelles structures étatiques, cette créa-tion institucréa-tionnelle est particulièrement hybride et constitue l’interface

122. Voir C.  Blamires, « The “Bibliothèque britannique” and the Birth of Utilitarianism », 1999 ; D.  M.  Bickerton, Marc-Auguste and Charles Pictet, the

« Bibliothèque britannique » (1796-1815) and the Dissemination of British Literature and Science on the Continent, 1986.

123. Registre du Comité criminel, Justice, 4e séance, 19 avril 1793, AEG, Justice A5, p. 17-21 ; Premier Rapport du comité rédacteur des lois permanentes relatif à la loi politique, 1795, p. 17.

124. R. Roth, « Réformes du droit pénal à Genève durant l’époque révolution-naire », 1992, p. 160.

125. Lettre du ministre de la justice au président du tribunal criminel du dépar-tement du Léman, 20 avril 1799, AEG, ADL B 684 h, pièce éparse.

126. B. Lescaze, « Crimes et Lumières, l’œuvre du pénaliste », 1977, p. 164-167 ; M. Neuenschwander, « Carrière et convictions », 1977, p. 142-144.

127. La notion est de F. Caron, La Dynamique de l’innovation, 2010.

entre les pouvoirs judiciaire et exécutif. Remplaçant les juridictions du lieutenant et des châtelains abolies par la Constitution de 1794, le corps des magistrats de police se présente comme une libre inspiration des

« justices de proximité » anglaises, hollandaises et françaises à partir des propositions formulées par Julien Dentand128. Composé de vingt-trois

« fonctionnaires publics » salariés, le dispositif triple la présence poli-cière dans le ressort de la République par rapport aux anciennes cours.

Magistrature élue au suffrage universel, non-professionnelle et organisée sur une structure hiérarchique horizontale, la charge cumule des fonc-tions pacificatrices et répressives129. L’institution genevoise s’apparente ainsi au prototype du « magistrat-citoyen » instauré par la Constituante française, dont l’insertion sociale favorise la résolution infrajudiciaire des litiges via la conciliation et l’arbitrage130. Loin d’être spécialisé, l’en-quêteur établi sous la Révolution est un véritable « homme-orchestre » à l’image de l’auditeur d’Ancien Régime131. Il calme les rixes dans son quartier, règle les conflits familiaux, homologue les testaments, surveille le local électoral, arpente les marchés, coordonne la lutte contre les incendies ou « informe » au criminel.

L’organisation judiciaire élaborée par l’Assemblée nationale opère

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