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Prédominante dans le discours de l’opposition bourgeoise à la veille de la Révolution de 1792, « l’image noire » de la justice républi-caine relève d’une rhétorique politique170. Elle résulte de la tradition pamphlétaire genevoise très virulente qui ne cesse de dénoncer, depuis

« l’affaire Rousseau » de 1762, l’« arbitraire » du gouvernement oligar-chique de la République. Les représentations très critiques des publi-cistes genevois à l’égard du système judiciaire contrastent toutefois avec le discours élogieux de l’élite européenne. À l’aube de la décennie révolutionnaire, la législation criminelle de Genève est l’une des plus

« éclairées » de l’Europe continentale. Malgré l’absence de Code pénal, elle constitue un modèle de libéralisme pour les « réformateurs » des Lumières, particulièrement en matière de procédure171. Avec les dis-positions du common law anglais qui font figure de référence, le droit

167. M. Porret, « Au lendemain de l’“affaire Rousseau” : la “justice pervertie” ou les représentations de la justice patricienne chez quelques publicistes de Genève, 1770-1793 », 1992, p. 128.

168. F. Venturi, Settecento riformatore, 1984, t. 4, p. 466.

169. Ibid., p. 492.

170. M. Porret, « Au lendemain de l’“affaire Rousseau” », 1992, p. 127.

171. M. Porret, Le Crime et ses circonstances, 1995, p. xxviii.

criminel genevois est unanimement loué dès le milieu du xviiie siècle pour son « humanité », sa « douceur » et les garanties qu’il offre aux accusés172.

Genève représente un idéal de la modernité judiciaire par les partisans du réformisme et constitue une véritable « patrie de la liberté173». Après un bref séjour dans la République troublée par la révolution avortée de 1782, qui renverse le gouvernement patricien avant d’être réprimée par la coalition française, sarde et bernoise, Brissot de Warville déclare que « la procédure traditionnelle des Genevois m’a paru assez raisonnable174». Et cela malgré certaines

« incohérences aristocratiques » de la législation –  notamment en matière d’incarcération préventive – qui favorisent le « despotisme magistrat », et en dépit du « secret de l’instruction, quoiqu’il ne soit pas aussi strict [et] aussi sévère qu’en France175». Le publiciste français salue surtout l’abolition précoce de la torture judiciaire, entérinée par les édits de la République dès 1734, « longtemps avant qu’on s’occupât en France de cette atroce inutilité et souvent dan-gereuse176». Selon l’avocat au parlement d’Aix, Joseph de Bernardi, l’interdiction de la « question » place Genève au niveau de l’Angle-terre, parmi les pays « libres » et « éclairés », « ceux où l’esprit humain a repris sa liberté177».

Jean le Rond D’Alembert (1717-1783) participe également de l’idéalisation du système judiciaire genevois. « La justice criminelle s’[y] exerce avec plus d’exactitude que de rigueur » : outre la « pros-cription » de la torture en raison de sa « cruauté inutile », « l’accusé peut demander communication de la procédure, et se faire assister de ses parents et d’un avocat pour plaider sa cause devant les juges,

172. M. Porret, « Au lendemain de l’“affaire Rousseau” », 1992, p. 128-129.

173. E. Tillet, « La place de l’Inquisition dans la doctrine pénale des Lumières », p. 339 ; p. 350-351.

174. J. P. Brissot de Warville, Le Philadelphien à Genève ou lettre d’un américain, 1783, p. 161. Voir M. Neuenschwander, « Les troubles de 1782 à Genève et le temps de l’émigration », 1989.

175. J. P. Brissot de Warville, Le Philadelphien à Genève ou lettre d’un améri-cain, 1783, p. 161.

176. Ibid., p. 160.

177. J. E. D. de Bernardi, « Discours […] couronné à l’académie de Châlons-sur-Marne en 1780 », cité in J. P. Brissot de Warville, Bibliothèque philosophique du législateur, 1782, t. VIII, p. 197.

à huis ouverts178». Selon l’Encyclopédie méthodique –  qui reprend mot à mot la définition de l’encyclopédiste parisien –, « la procédure criminelle [genevoise] est peut-être la plus sage d’Europe après celle d’Angleterre179».

L’image clémente de la procédure genevoise repose sur une modernisation précoce du droit criminel qui frappe les observateurs contemporains. Au regard de ses voisins européens, la République de Genève se distingue par les réformes entreprises dès le début du xviiie siècle pour « modérer les rigueurs » de la procédure pénale180. La rénovation de la législation criminelle constitue l’un des points de cristallisation du contentieux qui oppose depuis les troubles politiques de 1707 le gouvernement oligarchique de la cité-État à une frange libérale de la bourgeoisie genevoise, dite « représentante », qui milite en faveur de l’extension des droits politiques pour les habitants de la cité181. La condamnation à mort pour sédition de l’avocat Pierre Fatio (1662-1707), arquebusé dans les anciennes prisons de l’Évêché le 6 septembre 1707, amorce en effet une profonde crise de souve-raineté182. L’opposition représentante y voit une sentence abusive et symptomatique de la confiscation des pouvoirs opérée par la classe dirigeante au cours du xviie siècle.

Depuis la fin du xvie siècle, le gouvernement de la République de Genève est formé par le Petit Conseil, composé de vingt-cinq membres et dominé par quatre syndics, tous nommés à vie. Le Petit Conseil est flanqué du Conseil des Deux-Cents (CC) ou Grand Conseil, organe

178. « Genève », in D. Diderot, J. R. D’Alembert, Encyclopédie ou dictionnaire raisonné, 1757, t. 7, p. 578B.

179. « Genève », in Encyclopédie méthodique. Économie politique et diplomatique, 1786, t. 2, p. 537.

180. Voir C. Cornu, « Exposé des motifs à l’appui du projet de loi constitution-nelle sur la liberté individuelle et sur l’inviolabilité du domicile », 1957, p. 222-235 ; A.  Flammer, Lois pénales d’Instruction criminelle, 1862, p.  IV-XXI ; J.  Graven, Similitude et divergence des procédures pénales genevoise et française, 1967, p. 77.

181. Ainsi désignés pour les « représentations » – ou pétitions – qu’il porte devant le gouvernement des Conseils, le parti des « représentants » s’oppose aux partis des

« négatifs », qui défendent les intérêts de l’oligarchie dirigeante et est hostile aux

« libertés politiques » revendiquées par les représentants pour les « natifs », frange de la population habitant dépossédée de droits politiques.

182. Voir M. Farkas, Juger les séditieux, 2004 ; O. Fatio, N. Fatio, Pierre Fatio et la crise de 1707, 2007 ; M. Neuenschwander, « “Au commencement était 1707”.

Quelques mots en guise d’introduction », 2007-2006, p.  7-18 ; G.  Silvestrini, Alle radici del pensiero di Rousseau, 1993, p. 81-92.

théoriquement législatif mais qui, au xviiie siècle, ne constitue bien-tôt qu’une chambre de validation des décisions gouvernementales183. L’affaire Fatio discrédite durablement le « paternalisme » du gouver-nement républicain et offre l’occasion aux représentants de dénoncer le « despotisme » du Petit Conseil, qui concentre de facto le pouvoir exécutif, une large partie des compétences législatives et le droit de punir au criminel. Alors que l’opposition fustige les « irrégularités » de l’instruction menée contre l’un des meneurs du parti représentant, la « sûreté » et l’égalité des justiciables de la République deviennent bientôt les revendications majeures de la bourgeoisie184.

À partir des années  1730, la révision de la procédure s’im-pose comme l’un des enjeux des troubles politiques qui secouent la République : la protection des garanties individuelles dans le procès pénal participe du combat pour la liberté et l’égalité politique des individus185. L’humanisation des formes « barbares » de la « jurispru-dence criminelle » constitue l’un des combats politiques du siècle, estime en 1789 l’avocat anglophile François d’Ivernois (1747-1842), grande figure du mouvement représentant186. La procédure pénale – et notamment la question des « emprisonnements d’office » – est l’un des « trois principaux points de droit contestés » entre 1707 et 1782, rappelle l’auteur du Tableau historique et politique des révolu-tions de Genève187.

Négociée entre l’opposition bourgeoise et l’élite oligarchique sous la pression populaire, la révision ponctuelle des Édits républicains de 1568 modifie progressivement les dispositions de la procédure inqui-sitoire188. Les réformes successives des Édits politiques (« Des matières criminelles ») et du titre XII des Édits civils (« Des causes criminelles et d’injures »), qui fixent les principes directeurs de l’instruction

183. M. Cicchini, La Police de la République, 2012, p. 75.

184. F. Briegel, Négocier la défense, 2013, p. 111.

185. R.  Roth, Pratiques pénitentiaires et théorie sociale, 1981, p.  73-75 ; G.  Silvestrini, Alle radici del pensiero di Rousseau, 1993, p.  177 ; F.  Venturi, Settecento riformatore, 1984, t. 4, p. 466.

186. F. d’Ivernois, Tableau historique et politique des deux dernières révolutions de Genève, Londres, 1789, t. 2, p. 318.

187. F. d’Ivernois, Tableau historique et politique des révolutions de Genève dans le dix-huitième siècle, Genève, 1782, p. 21.

188. F. Venturi, Settecento riformatore, 1979, t. 3, p. 343-344.

criminelle, modernisent le cadre légal de l’enquête189. Confirmant une décision du Conseil de 1734, le Règlement de l’illustre médiation de 1738 modère la sévérité de l’instruction et garantit « une meilleure défense » aux accusés  : il abolit la question préparatoire et autorise l’intervention d’un avocat en matière criminelle190. La condamna-tion de l’Émile et du Contrat social de Rousseau en 1762 suite au réquisitoire du procureur général Jean-Robert Tronchin (1710-1793) ouvre une nouvelle période de troubles, alimentée par les charges de Rousseau contre le système judiciaire genevois dans ses Lettres écrites de la Montagne (1764191). Fruit d’un compromis, l’Édit de Conciliation du 11 mars 1768 consolide la garantie des libertés individuelles dans la procédure criminelle192. En « statuant contre l’abus des emprisonne-ments », l’Édit réglemente strictement la détention préventive, limitée à vingt-quatre heures avant comparution devant les syndics193.

Conduite sous la houlette de l’opposition représentante, la révolu-tion du printemps 1782 fait avancer la réforme pénale. L’Édit de paci-fication du 21 novembre 1782 qui achève le mouvement révolution-naire prolonge en effet le mouvement de réforme. Baptisé le « code noir » par ses détracteurs, cet édit est promulgué sous la pression de la coalition française, sarde et bernoise, qui « pacifie » la République à l’issue de la prise de pouvoir par l’opposition bourgeoise en avril 1782.

Il réprime durement les partisans de l’égalité politique et impose un exil forcé aux leaders représentants194. Paradoxalement, l’édit de 1782 pérennise toutefois les acquis de la bourgeoisie en matière procédu-rale. Il abolit la torture préalable et introduit une phase publique durant l’instruction, en autorisant la présence de « parents ou amis » du prévenu lors de l’audience devant le Petit Conseil195. Il encadre strictement la conduite de l’interrogatoire, dont la formalisation

189. M. Porret et al. (dir.), La Chaîne du pénal, 2010, p. 14 ; p. 44.

190. Règlement de l’illustre médiation, 1738, p. 3 ; art. XXX, p. 17 ; art. XXXII, p. 18. Voir F. Briegel, Négocier la défense, 2013, p. 114-123.

191. G.  Silvestrini, Alle radici del pensiero di Rousseau, 1993, p.  181-182 ; M. Porret, « Au lendemain de “l’affaire Rousseau” », 1994, p. 137.

192. A. Flammer, Lois pénales d’Instruction criminelle, 1862, p. XV.

193. AEG, RC 283 (annexes), « Analyse de l’ouvrage de la commission », juil-let 1782, p. 9. Voir M. Porret et al., La Chaîne du pénal, 2010, p. 42-43.

194. F. Venturi, Settecento riformatore, 1984, t. 4, p. 498.

195. Édits de pacification, 1782, titre XXI, art. XXI ; art. XXV. Voir A. Flammer, Lois pénales d’Instruction criminelle, 1862, p. XIX-XXIV.

favorise l’objectivité et l’impartialité de l’enquête  : « les questions faites au prévenu seront écrites à la seconde personne, et ses réponses à la première196».

L’Édit du 10 février 1789 sanctuarise enfin les progrès de la pro-cédure criminelle « concédés » par le Gouvernement ou « arrachés » par la bourgeoisie au cours du siècle197. Au lendemain de sa promul-gation, François d’Ivernois dresse le « tableau » des dispositions du texte favorables à la liberté individuelle, qui modère irrémédiablement les rigueurs du régime inquisitoire :

Abandon de la prétention [des syndics] d’emprisonner sans aucune astriction ni condition que celle que suggéraient aux juges leurs consciences et lumières. – Devoirs imposés à ceux-ci d’interroger l’accusé dans l’es-pace de vingt-quatre heures après son emprisonnement, de lui lire son interrogatoire, et de lui en faire signer chaque page. – Défense à eux d’user d’aucune menace ou de faire aucune promesse d’impunité, ainsi que de retenir dans les prisons aucun individu, qui accusé d’un délit grave, offrirait une caution suffisante de sa résidence. –  Différentes règles salutaires auxquelles on les soumet sur l’audition et la confrontation des témoins. […] – Abolition formelle de la torture, tant préparatoire que définitive. Nouvelles facilités pour les [recours et appels] aux sentences du Sénat […]. Privilège accordé au prévenu de se faire aider par deux hommes de loi pour rédiger ses défenses, et admission à la plaidoirie des accusés. Enfin, ce qui équivaut en quelque manière à la publicité des procédures, une loi précise qui relève les témoins et les avocats du serment du secret198.

Au gré de crises politiques récurrentes, la procédure criminelle genevoise s’impose bien à la fin du xviiie siècle comme l’une des plus modérées et libérales d’Europe. Mais c’est également sur l’un des éléments clés de l’argumentaire beccarien que la République de Genève s’avère novatrice  : celui de la codification du droit positif.

196. Édits de pacification, 1782, titre XXI, art. XII ; art. XIII.

197. F.  D’Ivernois, Tableau historique et politique des deux dernières révolutions de Genève, 1789, t. 2, p. 317.

198. Ibid.

Codifier le droit criminel,