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Alors que le droit de punir relève de l’arbitraire du juge sous l’An-cien Régime, l’enquête obéit en revanche aux prescriptions rigoureuses de la doctrine. L’ancien droit distingue en effet clairement la procé-dure du droit pénal substantiel. Selon le genevois Jean-Pierre Sartoris, le pouvoir de juger relève « de la partie du droit que l’on appelle la

“jurisprudence criminelle”15». Il est largement laissé à l’appréciation du juge, dont la rigueur comme la clémence dépend de sa propre éva-luation, effectuée in concreto au cas par cas. En l’absence d’une légis-lation systématique, l’application de la peine relève de l’arbitrium du magistrat, qui signifie à proprement parler « la capacité de juger16».

Le juge individualise la rétribution pénale à partir de la jurisprudence et des interprétations de la doctrine classique, au regard des circons-tances de l’infraction. Dans le langage des doctrinaires, l’« arbitraire » du juge est « constructif et positif » : il désigne le droit dévolu aux magistrats « d’arbitrer les peines » relativement aux exigences du cas17. Théorisé par les légistes à partir du xiiie  siècle, le régime de l’arbi-traire s’inscrit dans un processus de rationalisation du procès pénal : il arrime le droit de punir au principe d’adaptation et participe de la

13. J. Pradel, L’Instruction préparatoire, 1990, p. 8.

14. Sur le modèle anglais de « l’enquête privée », voir J. M. Beattie, Crime and the Courts in England, 1986, p. 35 ; J. M. Beattie, The First English Detectives, 2012 ; J. H. Langbein, The Origins of Adversary Criminal Trial, 2003, chap. 3.

15. Ibid.

16. C.  Larrère, « Droit de punir et qualification des crimes de Montesquieu à Beccaria », 1997, p. 89.

17. Voir J.  Graven, « Beccaria et l’avènement du droit pénal moderne (1738-1794) », 1948, p.  120 ; M.  Porret, Le Crime et ses circonstances, 1995, p. 417 ; B. Schnapper, Les Peines arbitraires du XIIIeau XVIIIe siècle, 1974, p. 44.

« civilisation » de la justice criminelle, car il encadre les pouvoirs du juge dans une marche du procès devenue plus complexe18.

Les modalités de l’incrimination sont en effet clairement détermi-nées par un ensemble de normes qui fixent le protocole de l’instruc-tion. Au contraire de la capacité de juger, les investigations pénales ne relèvent en rien de l’arbitraire judiciaire. Désigné par l’expression

« pratique criminelle » (praxis criminis19), le droit procédural règle en grande partie la conduite du procès : « il est d’absolue nécessité » que la procédure « ne soit pas arbitraire », se défend Sartoris20. Pour le procureur général genevois Jean-Robert Tronchin (1710-1793), « on ne peut prévenir, dans les procès criminels, l’introduction de l’arbi-traire que par un attachement inflexible aux règles établies21». Selon les criminalistes du xviiie siècle, le respect des formes conditionne ainsi l’équité judiciaire et endigue la subjectivité dommageable du magistrat durant l’instruction22. Les « formalités » constituent le fondement même de la justice criminelle selon la doctrine classique : elles sont indispensables à la manifestation de la vérité, et relèvent des règles de déontologie élémentaires de la magistrature23. Selon le jurisconsulte Daniel Jousse, « ces formalités sont tellement nécessaires dans l’ordre de la justice criminelle, qu’aussitôt qu’on vient à s’en écarter, les actes perdent le nom de justice, et prennent celui de force et de violence.

Elles sont même tellement essentielles dans l’administration de cette justice distributive, que sans ces formalités, elle ne peut subsister24».

Le système des « preuves légales » fonde par ailleurs le socle du formalisme procédural que sanctionne la doctrine savante.

Malgré la progression de la « conscience du juge » dès la fin du xviie  siècle25, le délibéré judiciaire s’appuie, formellement, sur l’arithmétique des preuves. Rien n’est plus éloigné de la « netteté judiciaire26 » que le principe de la conviction morale du juge,

18. L. Primot, Le Concept d’inquisitoire en procédure pénale, 2010, p. 157.

19. J.-M. Carbasse, Histoire du droit pénal et de la justice criminelle, 2009, p. 226.

20. J.-P. Sartoris, Élémens de la procédure criminelle, 1773, vol. 1, p. XI.

21. Cité par M. Porret, Le Crime et ses circonstances, 1995, p. 91.

22. D. Jousse, Traité de la justice criminelle de France, 1771, t. 1, p. IV.

23. Ibid., p. 186.

24. Ibid., p. XI.

25. A. Padoa-Schioppa, « Sur la conscience du juge dans le ius commune euro-péen », 1999, p. 122.

26. M. Porret, Le Crime et ses circonstances, 1995, p. 65.

rappelle ainsi en 1788 le procureur général de Genève dans son réquisitoire contre les frères Mévaux, soupçonnés de l’assassinat de la jeune Madeleine Gielli :

Si l’on rassemble bien les indices, si on les pèse, si on les suit, on ne peut ici s’empêcher de céder à un sentiment intérieur qui dit qu’Alexandre [Mévaux] est coupable, que [son frère] Pierre sait au moins en secret. Et la partie publique […] croirait céder à sa conscience en répondant […] il est coupable. Mais la loi ne permet point que le juge se livre dans nos tribunaux au sentiment intérieur de l’homme ; elle a établi des règles sur la nature, sur la force des preuves, et aucune ne se rencontre ici, quant à l’assassinat [de Madeleine Gielli]. Point de preuve testimoniale, point de traces du délit sur l’assassin, point d’aveu.

Des indices véhéments sans doute, mais des indices27.

La primauté de la loi ne signifie toutefois pas que le principe de légalité domine la procédure criminelle dans l’ancien droit. Le respect des règles n’est garanti que par la probité du magistrat, qui n’est pas subordonné à la loi. La loi du Prince (lex principis) repose sur sa seule volonté (voluntas), et malgré son formalisme, la procédure criminelle n’est pas légale au sens positiviste du terme28. « Laissons à la religion des juges le soin d’examiner avant le jugement s’il n’y a point de nullité dans la procédure », précise en 1670 la grande ordonnance cri-minelle de Saint-Germain-en-Laye, qui fixe la procédure pénale pour la monarchie française29. Si la dénonciation des actes irréguliers peut être le fait des accusés ou des juges, seuls ces derniers ont le pouvoir de sanctionner les vices de procédure selon la doctrine : aucun organe autonome ne contrôle la légalité de l’instruction30.

La pratique judiciaire confirme les assertions des légistes. En février 1782, dans le ressort de la République de Genève, le magis-trat chargé d’enquêter sur un suicide particulièrement atroce déplore la versatilité des régimes procéduraux. Ainsi, selon l’auditeur Léonard

27. Souligné dans le texte. Conclusions du procureur général Naville, « Paillardise et meurtre de Madeleine Gielli », 1788, AEG, PC 1re série, n° 15485.

28. M. Sbriccoli, « Le droit à la Renaissance », 2009, p. 219.

29. Ordonnance criminelle de 1670, titre  XIV, article  8, in M.-Y.  Crépin,

« Ordonnance criminelle dite de Saint-Germain-en-Laye, août 1670 », 2011, p. 460.

30. Voir A. Astaing, Droits et garanties de l’accusé dans le procès criminel d’Ancien Régime, 1999, p. 76.

Bourdillon, la déontologie comme la marge de manœuvre du magis-trat instructeur relève moins d’un corpus légal cohérent que de l’ap-préciation de la hiérarchie31. Scellant les « pistolets » et autres « pièces de conviction » trouvées sur la scène du drame, l’auditeur omet sciem-ment de sciem-mentionner dans son verbal les « résidus d’opium » décou-verts près du corps : sa négligence lui permet de poursuivre discrète-ment les recherches, et ce sans la tutelle contraignante du lieutenant du Tribunal de l’audience, qui diligente l’instruction. « Voilà ce que je n’aurais pas caché au lieutenant [précédent]. Mais le nouveau était un rigoriste, qui ne voulait rien d’extrajudiciel, qui ne voulait pas que je prenne rien sur moi, qui ne me permettait point d’ajouter le plus petit mot à ce qu’il avait prononcé32. » Dans un cahier manuscrit qui précise en 1782 les fonctions des magistrats instructeurs, son collègue l’auditeur Guillaume Prévost souligne également la plasticité des contraintes formelles :

En cas de vice par négligence, oubli ou ignorance de l’auditeur, il doit attendre les ordres du juge [i.e. Syndic], parce qu’il pourrait faire encore quelque nouvelle faute en voulant corriger sa procédure […]. Quoique cela soit bien rigoureusement vrai, s’il ne s’agissait que d’un défaut de forme, je ne saurais conseiller à un auditeur jaloux de sa réputation d’attendre l’avis du juge pour y remédier. S’il avait par exemple omis un mot dans l’intitulé d’une déposition, je crois qu’il pourrait très bien l’ajouter, et même refaire la pièce en entier, pourvu néanmoins qu’il ne changeât rien d’essentiel à la substance.

D’ailleurs, lorsqu’on oblige le juge à renvoyer à l’auditeur la procédure pour quelque défaut de forme, c’est un temps perdu pour lui et pour la prompte expédition de l’affaire. Et les juges savent toujours bon gré à ceux qui leur épargnent du temps et de la peine33.

Le formalisme procédural vanté par les jurisconsultes à la fin du xviiie siècle doit nécessairement se lire au regard du contexte des années 1750 et de la « controverse » qui oppose légistes et philosophes sur le problème pénal34. Les traités de Sartoris et Jousse visent en effet à

31. BGE, Ms. suppl. 1116, « Journal politique de Bourdillon », fol. 64.

32. Ibid.

33. BGE, Ms. fr. 982, « Notice sur les fonctions d’auditeur », 1782, p. 35.

34. M. Porret et E. Salvi (dir.), Cesare Beccaria, 2015.

défendre une certaine tradition judiciaire. La chronologie des commen-taires doctrinaux suit traditionnellement la promulgation des grandes ordonnances criminelles : en France, les ordonnances royales de 1539 et 1670 sur la procédure criminelle alimentent la tradition éditoriale des manuels et traités de doctrine. Les critiques formulées en 1764 par Cesare Beccaria (1738-1794) contre la justice pénale amorcent toutefois une inflation doctrinaire. Les défenseurs du droit savant font valoir un positionnement « rigoriste » de technicien pour légitimer un système procédural attaqué par les philosophes, notamment les preuves légales, qui cristallisent les attaques. Gardiens du principe de la rigueur, les docteurs de la fin du xviiie siècle rappellent ainsi le caractère prééminent de la règle de droit, qui doit aiguiller de bout en bout la pratique des magistrats instructeurs35. Dans l’ancien droit, les règles de procédure contrebalancent l’arbitraire de la sanction pénale et représentent la clé de voûte de la justice d’Ancien Régime : elles constituent à la fois « un guide pour le juge et une garantie pour le justiciable36». Contrairement au droit pénal substantiel, le droit procédural fait ainsi l’objet d’une codification partielle avec l’avènement de l’État moderne.