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Des principes sans les outils : la légalité face au « vague alarmant » de la loi

Citoyens, si vous voulez faire une révision utile de la [législation criminelle], ne vous en rapportez à la seule théorie. Que la pratique, oui la pratique, soit – je vous en conjure – le guide auquel vous mettiez la plus grande partie de votre confiance ; l’on a couché sur le papier les plus grands principes du monde, sans penser à l’embarras où ils jettent ceux qui sont chargés de les mettre en pratique ; telle norme qui paraît simple et facile à la lecture devient compliquée, difficile et souvent impossible dans son exécution ; pénétrez-vous de cette idée : plus les rouages de la machine sont multipliés, plus les divers frottements en arrêteront la marche259.

Le mémoire adressé au Conseil législatif en mai 1794 par Pierre-Jean Bridel expose magistralement les écueils rencontrés par les nou-veaux fonctionnaires publics au lendemain de la Révolution. Substitut du procureur général au sein du nouveau régime après un bref passage au sein du Tribunal du lieutenant en qualité d’auditeur, le négociant drapier souligne la difficulté de rompre brutalement avec l’ancienne tradition juridique. Son argumentation rejoint de fait celle des oppo-sants au régime constitutionnel, qui fustigent le caractère novateur et abstrait de la nouvelle législation : « c’est une faute d’écolier que d’abolir les usages et les lois qui avaient en leur faveur une durée de plusieurs siècles […] ; une loi qui paraîtra très sage dans la théorie ne produira que de mauvais effets mis en pratique260».

Défenseur du positivisme juridique et favorable à la rénovation du droit criminel, le magistrat Bridel critique toutefois moins le fond du

258. C. Chêne, « Pigeau et Bellart : la formation des praticiens du droit à la fin de l’Ancien Régime et à la Restauration », 2008, p. 285-298.

259. Souligné dans le texte. Réflexions sur la jurisprudence criminelle […] faites par l’auditeur Bridel, 1er mai 1794, fol. 6, in AEG, RCL n° 1, p. 71-71.

260. Dialogue entre Monsieur le Code genevois et la citoyenne la Constitution de Genève, 1795, p. 5.

nouveau système légal que les moyens de sa réalisation. Son mémoire a vocation à « mettre sous les yeux » des législateurs l’écart entre l’ambition théorique des révolutionnaires et les outils élaborés pour garantir leur application concrète. Il dénonce surtout les « vices » des nouvelles lois criminelles, et expose aux députés du Conseil législatif les « inconvénients qui résultent, pour l’administration de la chose publique […], d’une imperfection des lois261». Sur la base de son expérience de terrain, Bridel fustige le manque de sens pratique des députés, qui ont fixé des grands principes sans doter l’ordre judiciaire de l’outillage juridique nécessaire à leur mise en œuvre.

Comme le signale Marie-Sylvie Dupont-Bouchat pour le contexte

« belge », l’application d’un nouveau droit pénal « à une époque de troubles, de guerre, de transition et de vaches maigres » se heurte en premier lieu à des écueils pratiques : la promulgation d’un nouveau code bute tant sur l’absence d’infrastructures minimales que sur l’igno-rance des praticiens262. Dans le cas de Genève sous la Révolution, l’ac-culturation à la légalité procédurale achoppe sur les lacunes et l’aporie de la législation criminelle. La métaphore mécaniciste utilisée par l’au-diteur Bridel traduit avec acuité le dilemme auquel sont confrontés les magistrats entrés en fonction le 13 avril 1794. Éloignés de l’hémicycle de l’Assemblée, les praticiens manquent d’outils pour s’approprier et appliquer le nouveau droit pénal. L’« imperfection » des lois enraye la mise en route du nouveau système judiciaire : le « cheminement des différents Tribunaux […] et de la machine constitutionnelle » éprouve indiscutablement des « frottements » et des « obstacles », admet Louis Odier en avril 1794263. Les codes « qui devaient servir de boussole » aux nouveaux tribunaux font cruellement défaut264. Ils sont pourtant

« absolument nécessaires », prévient en mai 1793 le futur secrétaire de la Cour criminelle Daniel Bonfils-Baylon, car ils « mett[ent] sous les

261. Réflexions sur la jurisprudence criminelle […] faites par l’auditeur Bridel, 1er mai 1794, fol. 1, in AEG, RCL n° 1, p. 71-71.

262. M.-S. Dupont-Bouchat, « La Révolution pénale : modèles belges et appli-cations françaises », 1999, p. 10-11 ; X. Rousseaux et H. Leuwers, « La mise en place des nouvelles juridictions pénales dans la “Belgique” réunie (1795-1796) », 1999, p. 28.

263. Rapport du citoyen Odier sur la série des travaux futurs du comité législatif, 29 avril 1794, AEG, PH 5403, pièce éparse.

264. Comptes rendus à l’Assemblée souveraine par les cours de justice de la République de Genève, 4 octobre 1795, p. 3.

yeux des nouveaux magistrats des lois dont ils ne [peuvent] s’écarter en aucune manière et sous aucun prétexte265».

Julien Dentand met également en garde contre les conséquences néfastes d’une législation criminelle inaboutie : « la justice distribu-tive deviendra infailliblement une science occulte qui n’aura plus son fondement dans les lois, mais dans les systèmes et les fantaisies des praticiens266». L’aporie des lois criminelles perpétue de  facto l’arbitraire et menace l’automatisation de l’action des juges, censés se borner à « appliquer impassiblement la loi » selon les propositions formulées par Servan267. L’absence de code annihile toute l’ambition positiviste des législateurs révolutionnaires, et contraint les magistrats à fonder leur pratique sur la jurisprudence : « l’opinion de la cour criminelle nous tient lieu de code pénal », déplore en août  1797 Julien Dentand, qui dénonce les « manquements » dans la défini-tion des infracdéfini-tions et des sancdéfini-tions pénales268. Les nouveaux juges criminels admettent eux-mêmes s’en remettre aux « sentiments des jurisconsultes et moralistes » pour se prononcer sur les causes portées devant la cour269.

Aux incohérences du corpus légal s’ajoute l’inadéquation entre l’inflation législative et les canaux de diffusion. Les modalités tradi-tionnelles de publicisation des normes républicaines s’avèrent insuf-fisantes pour rendre intelligible la promulgation incessante des lois criminelles, qui « se succèdent, s’abrogent et se modifient avec une apparence d’instabilité270». Hormis l’impression épisodique des nou-velles lois et leur lecture publique, l’administration ne prévoit ni l’édition d’un Bulletin des lois systématique, ni même leur publica-tion au sein de la Feuille d’avis officielle271. Les mille exemplaires des

265. Journal de Genève, 9 mai 1793, n° 24, p. 93.

266. Journal de Genève, 12 septembre 1793, n° 60, p. 238.

267. J. M. A. Servan, Discours sur l’administration de la justice criminelle, 1767, p. 113-114. Voir J. Krynen, L’État de justice. France, XIIIe-XXe  siècle, 2012, t. II, p. 35.

268. Lettre de Julien Dentand aux syndics, 26 août 1797, AEG, R.R. Magistrats et Conseil III.

269. Comptes rendus à l’Assemblée souveraine par les cours de justice de la République de Genève, 11 décembre 1796, p. 4.

270. Observations sur le projet d’Édit provisionnel sur les cours de justice [par Bourrit], 11 juillet 1794, fol. 4, in AEG, RCL n° 1, p. 120-121.

271. Feuille d’avis de Genève, 1793-1794, n° 52-84. Voir M. Cicchini, La Police de la République, 2012, p. 49-57.

« lois criminelles » imprimés en avril 1794 sur l’injonction de Louis Odier ne suffisent manifestement pas à informer toute la population genevoise des nouvelles dispositions272. Or, rappelle Julien Dentand, les lois doivent nécessairement « atteindre les personnes à qui elles sont destinées », et il serait « injuste d’exiger du peuple l’observation d’une loi dont un exemplaire imprimé n’aurait pas été remis dans chaque domicile273». Selon de nombreux observateurs, le chaos qui préside à l’installation du régime constitutionnel résulte notamment des défauts du système juridique : la nouvelle procédure criminelle est « mal connue et peu respectée », tant du « public » que des magis-trats ; le citoyen « connaît à peine les lois, tant il y en a et tant elles se contredisent274». La « fluctuation perpétuelle » du droit menace d’ailleurs le principe de clarté qui guide l’exigence de légalité. Le justiciable risque « de violer la loi tous les jours, le plus souvent sans le savoir275».

Le « voile funèbre » qui enveloppe le corpus des lois criminelles entrave tout le déroulement du procès. Les enquêtes pénales frisent en permanence l’illégalité en raison des lacunes mêmes du système légal. « Embarrassés par le défaut de loi », les magistrats « doivent tout à la fois donner à l’arbitraire et suivre le sentier de la loi, ce qui ne peut que rendre la marche [de la justice] timide et incertaine », estiment les membres du Conseil administratif dans leur bilan d’ac-tivité pour l’année 1795276. Le « vague alarmant de la loi » appesantit le déroulement des investigations277. Les procédures s’éternisent, au détriment « des citoyens qui perdent des semaines », lorsqu’elles ne sont pas déclarées irrégulières pour vice de forme278. Les citoyens se voient « ballottés d’un informateur à un juge de paix, qui tous les deux

272. Séance du Conseil administratif, 14 mars 1794, AEG, RC 304, p. 365.

273. J. Dentand, Essai de jurisprudence criminelle, 1785, t. 1, p. 10-11.

274. BGE, Ms.  hist. 325, J.-P.  Bérenger, « Histoire des dernières révolutions de Genève », 1798, vol. 2 (1788-1797), fol. 74r ; [J.-L. Branchu], Changements indispensables à notre Constitution, 1794, p. 1.

275. Ibid.

276. Compte de la gestion du conseil administratif de la République de Genève, 5 avril 1795, p. 5.

277. Premier rapport du comité rédacteur des lois permanentes relatif à la loi politique, 1795, p. 2.

278. AEG, Jur. Pen. B., p. 1-10 ; Réquisitoire du procureur général à la Grande Cour de justice criminelle, 6  mai 1794, AEG, PH 5406, pièces éparses ; [J.-L. Branchu], Changements indispensables à notre Constitution, 1795, p. 4.

ignorent souvent si ce qu’on leur demande est de leur compétence », s’indigne le juge Jean-Louis Branchu279.

Aux incohérences de la législation s’ajoute sa grande complexité.

La lenteur des procédures découle de la nature même des nou-velles règles de droit, qui multiplient les bornes pour cadrer l’action répressive. Fondement de la modernité judiciaire, la légalité procé-durale est tracassière et ralentit l’enquête. Les magistrats admettent eux-mêmes que les dispositions relatives aux libertés fondamentales tendent « à occuper d’une manière incroyable l’administration et les juges, et à allonger de beaucoup la procédure criminelle280». Les conséquences paraissent dès lors paradoxales, puisque la longueur des détentions préventives lèse directement les prévenus : « durant la procédure criminelle […], le citoyen était longtemps prisonnier avant d’être absous ou puni, [et] les procédures duraient quelquefois quatre mois281». La multiplication des garanties légales nuit même à la manifestation de la vérité, selon les observations formulées par les juges informateurs de l’instance civile dans leur compte rendu annuel pour l’année 1795 : « le trop grand nombre de conditions exigées par la loi dans l’instruction de la procédure entraîne des longueurs inutiles et beaucoup de pertes de temps282». Le contre-révolutionnaire Isaac Cornuaud fustige tout l’arsenal juridique, qui nuit à l’objectif fondamental du droit de punir  : les « longueurs de la procédure » vont à l’encontre de « la célérité ordonnée par la loi », ce qui donne « au public » une impression « d’impunité » généralisée283.

Afin de pallier les incohérences comme les lacunes du nouveau système légal, magistrats de police et informateurs criminels élus au printemps 1794 se livrent à un examen méticuleux des sources de droit pour limiter les faux pas durant l’enquête. L’exigence de léga-lité impose au magistrat « une marche circonspecte » pour respecter

279. [J.-L. Branchu], Changements indispensables à notre Constitution, 1795, p. 4.

280. Réflexions sur la jurisprudence criminelle […] faites par l’auditeur Bridel, 1er mai 1794, fol. 3, in AEG, RCL n° 1, p. 72.

281. BGE, Ms. hist. 325, « J.-P. Bérenger, Histoire des dernières révolutions de Genève », 1798, vol. 2 (1788-1797), fol. 126r.

282. Comptes rendus à l’Assemblée souveraine par les cours de justice de la République de Genève, 4 octobre 1795, p. 21.

283. [I. Cornuaud], Examen du projet de loi politique, 24 août 1795, p. 25.

les « formes judiciaires284». Les nouveaux fonctionnaires tranchent notamment les questions épineuses de procédure grâce à la collé-gialité de leur corps. Ils « suppléent aux vices » de la loi « par des discussions suivies285». Malgré son caractère « non constitutionnel », la création officieuse du Tribunal de police dès le 15  juillet 1795 répond notamment au besoin de concertation des magistrats sur les dispositions légales286. Entérinée par la révision constitutionnelle de 1796, la cour organisée spontanément par les magistrats de police des arrondissements urbains intra-muros dans un contexte insurrectionnel vise à asseoir la légitimité des fonctionnaires comme la légalité de leur action : « cette méthode a l’avantage de prévenir les imputations de partialité [et] de donner une plus grande publicité dans l’instruc-tion287».

Avant la promulgation de la Constitution de 1796 qui règle définitivement la dispersion des sources de droit en matière de pro-cédure, les magistrats de police limitent toute interprétation erronée en multipliant les processus de consultation. Le respect de la légalité procédurale s’appuie notamment sur la vigilance du procureur géné-ral, véritable gardien de la loi, qui prodigue des conseils précieux aux fonctionnaires sur les « formes juridiques288». Au sommet de la hiérarchie du nouvel ordre judiciaire, le procureur général s’érige en garant ultime de l’application du principe de légalité. Même dans les circonstances dramatiques de la crise révolutionnaire, il n’hésite pas à admonester les magistrats de police en cas d’entorse au cadre légal durant les investigations. Au plus fort de la Terreur, en juillet 1794, le procureur général Anspach s’élève « contre les arrestations arbitraires […] et les violations de domicile » qui se multiplient au nom du Tribunal révolutionnaire289.

284. Comptes rendus à l’Assemblée souveraine par les cours de justice de la République de Genève, 4 octobre 1795, p. 16.

285. Comptes rendus à l’Assemblée souveraine par les cours de justice de la République de Genève, 11 décembre 1796, p. 14.

286. AEG, Jur. Pen I, n° 15, p. 1.

287. Comptes rendus à l’Assemblée souveraine, par les cours de justice de la République de Genève, 4 octobre 1795, p. 14.

288. Réquisitoire du procureur général [Anspach] aux syndics sur la détention d’un citoyen français prévenu Gaillard, 12 janvier 1796, AEG, PH 5470.

289. BGE, Ms. hist. 325, « J.-P. Bérenger, Histoire des dernières révolutions de Genève », 1798, vol. 2 (1788-1797), fol. 107v.

La suspension des juridictions d’exception renforce l’intransi-geance du procureur général. Le 12  janvier 1796, il « requiert une explication » du Conseil administratif relativement à la situation d’un citoyen français, « détenu depuis très longtemps au secret aux prisons sans qu’on ait […] suivi aucune des formes juridiques essentielles à la liberté290». En décembre 1796, c’est au tour du procureur général Butin de fustiger la conduite des autorités syndicales à l’égard d’un certain Gaillard, accusé de trouble à l’ordre public, qui croupit dans les geôles de l’Évêché alors même qu’aucune enquête n’est en cours :

« on n’a point […] instruit de procédure contre le prévenu ; nulle information préalable n’a été faite. […] La loi n’autorise aucun délai, ni aucun milieu ; ou il faut sur-le-champ libérer le prévenu […], ou il faut sur-le-champ le poursuivre suivant les formes établies291». Malgré la récurrence des rixes entre les factions qui menacent l’autorité du gouvernement, le procureur enjoint le pouvoir exécutif à respecter le cadre légal : il incombe à lui seul de distinguer « ce qu’exige la loi » de ce « qu’exigent les considérations politiques qui se présentent dans les conjonctures actuelles292».

En dépit de l’état d’exception inhérent au processus révolution-naire, les nouveaux fonctionnaires publics se font en effet un point d’honneur à « cheminer constitutionnellement » pour se distinguer de l’activité des juridictions d’exception293. Si l’attachement aux formes légales affiché par les nouveaux magistrats s’enracine dans la tradition républicaine, la question de la légalité rejoint celle de la légitimité politique294. Les crises récurrentes qui déchirent la République entre décembre  1792 et septembre  1796 menacent, de fait, l’autorité du gouvernement constitutionnel. « Une constitution n’est pas faite pour des temps d’orage », constate avec dépit le procureur général au len-demain de la Terreur295. Les circonstances mêmes de la Révolution

290. Réquisitoire du procureur général [Anspach] au Conseil administratif sur la détention d’un citoyen français, 12 janvier 1796, AEG, PH 5470.

291. Réquisitoire du procureur général [Butin] aux syndics sur le prévenu Gaillard, 27 décembre 1796, AEG, PH 5470.

292. Ibid.

293. Réflexions sur la jurisprudence criminelle […] faites par l’auditeur Bridel, 1er mai 1794, fol. 3, in AEG, RCL n° 1, p. 72.

294. F. Venturi, Settecento riformatore, 1984, t. 4, p. 470.

295. BGE, Ms. hist. 325, « J.-P. Bérenger, Histoire des dernières révolutions de Genève », 1798, vol. 2 (1788-1797), fol. 107v.

disqualifient nécessairement l’autorité de la règle de droit, et supposent a priori « de suspendre la légalité, faite pour des temps normaux296».

La répression politique opérée par le comité de sûreté pendant l’an-née 1793, puis la création des Tribunaux révolutionnaires en 1794, généralisent les « procès extraordinaires », qui s’émancipent non seu-lement des formes légales, mais aussi du principe même de l’enquête impartiale  : l’établissement de la dissension politique relève moins d’investigations systématiques et procédurières que de la subjectivité des factions, qui désignent les « ennemis du peuple » en fonction de « critères de nécessité » liés aux rapports de pouvoir297. Face aux juridictions d’exception et aux milices qui quadrillent la cité en armes pour mater les contre-révolutionnaires, les fonctionnaires publics se présentent comme les garants de l’ordre constitué298.

Paradoxalement, les autorités constitutionnelles genevoises ne sont en effet jamais suspendues par les comités insurrectionnels299. Même au plus fort de la Terreur, lorsque les spoliations, visites domiciliaires et arrestations politiques se multiplient au début du mois d’août 1794, le respect de la légalité procédurale constitue pour les fonctionnaires une garantie de leur propre légitimité. « La révolution ne peut avoir, comme but raisonnable, que l’établissement d’un ordre des choses tel qu’aucun individu ne puisse mettre sa volonté à la place de la loi », déclare le magistrat de police Vincent en 1794300. Selon le député Daniel Bourrit, la primauté de la loi fonde l’autorité des hommes portés aux fonctions publiques par le processus révolutionnaire :

Dans tous les changements qui sont les résultats des révolutions, il ne faut souvent que la plus légère apparence de torts de la part de ceux qui gouvernent pour donner à cette apparence […] un caractère d’exagération dont les suites peuvent être très funestes […]. On exige

296. M.  Voisset, « Pouvoirs de crise », 1992, p.  787. Voir A.  Fossier, « De l’exception en droit. Entretien avec Mireille Delmas-Marty », 2011, p. 199-211.

297. Voir M.  Ozouf, « Procès des formes et procès de la Révolution », 2010, p. 921-926.

298. E. Golay, « Violence politique et justice à Genève à l’époque de la Terreur », 1988.

299. Arrêté du comité révolutionnaire, 19 juillet 1794, cité in M. Peter, Genève et la Révolution, 1950, t. 2, p. 17.

300. J.-B. Vincent, Mémoire sur un emprunt forcé, présenté au Club fraternel des révolutionnaires de la montagne à Genève, 1794, p. 1.

des magistrats créés à de telles époques au-delà de ce qu’on devrait en exiger relativement à leur place et à leur circonstance301.

Défendant la position de son corps dont il est officieusement président depuis l’été 1795, le magistrat de police Louis Guerin déclare que « l’arbitraire » répugnera toujours des « magistrats répu-blicains », qui ne doivent « obéir qu’à la loi302». Les formes juridiques conditionnent l’impartialité, l’équité et la force probante de l’enquête pénale. Avec le développement de l’État de droit, la vérité judiciaire est strictement conditionnée au respect de la légalité procédurale. A for-tiori, le respect de la loi forme un rempart à la vindicte privée. Même la répression des meurtres politiques ne souffre d’aucune exception.

En mai 1795, une violente rixe fait un mort et plusieurs blessés dans le café Galline, fief des clubs insurrectionnels les plus radicaux. Le climat délétère et la nature politique du contentieux ne découragent pas les autorités à enquêter selon les dispositions légales : « sitôt que le gouvernement en fût informé il fit sonner l’alarme : […] l’on fit poser les armes et l’on instruisit le procès sans perdre aucun instant », relate l’ancien auditeur Léonard Bourdillon303. Malgré sa fuite, Henri Sautter, fils de l’un des juges de la Cour criminelle, « se trouva aussi pleinement convaincu que peut l’être un homme qui n’a pas été ouï ». Saluant l’arrestation de tous les complices, l’ancien magistrat instructeur estime que « le gouvernement se conduisit à merveille » pour régler l’affaire « sans occasionner une guerre civile » : les auto-rités « mirent la patrie en sûreté, l’administration fit faire toutes les informations, les Grands Jurés toutes les procédures, la grande cour de justice criminelle tous les jugements et en vingt-quatre heures tout fut exécuté304».

La routine quotidienne éprouve toutefois les grands principes défen-dus par la magistrature. Les nombreux accrochages entre les fonction-naires publics et les milices armées témoignent de la faible légitimité des nouvelles autorités policières et judiciaires. Les fonctionnaires évitent notamment de s’opposer frontalement aux émeutiers, qui conspuent

301. Journal de Genève, 9 mai 1793, n° 24, p. 93.

302. Comptes rendus à l’Assemblée souveraine par les cours de justice de la République de Genève, 4 octobre 1795, p. 15-16.

303. BGE, Ms. suppl. 1112, « Bourdillon journal politique », fol. 12.

303. BGE, Ms. suppl. 1112, « Bourdillon journal politique », fol. 12.