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L’économie de l’enquête selon la procédure inquisitoire

Précisant la législation du xvie  siècle, l’Ordonnance royale de 1670 fixe le déroulement du procès en distinguant trois étapes deve-nues canoniques  : poursuite, instruction et jugement forment les phases successives de la procédure pénale caractéristique du régime de l’inquisitoire63. Si les modes de saisine et les autorités de poursuite diffèrent considérablement selon les juridictions pénales, la législation française présente en revanche des caractères communs à l’ensemble de la tradition juridique de l’Europe continentale. Toutes les inves-tigations sont réalisées durant l’instruction, qui constitue la pièce maîtresse de la procédure. « C’est l’âme du procès », selon la formule

61. J.-P.  Sartoris, Élémens de la procédure criminelle, 1773, vol.  1, p.  14.

Outre les Édits de la République de Genève, Sartoris considère par ailleurs les Royales Constitutions (1729) du royaume de Piémont-Sardaigne comme l’autre « code modèle » qui fixe l’instruction criminelle dans la conduite des procès genevois.

62. Cité par M. Porret, Le Crime et ses circonstances, 1995, p. 78.

63. Voir L. Primot, Le Concept d’inquisitoire en procédure pénale, 2010, p. 142.

de Pierre Ayrault reprise par tous les commentateurs du xviiie siècle64. L’instruction est « la conduite de toutes les procédures qui se font pour mettre une affaire en état d’être jugée », stipule pour sa part le crimi-naliste Daniel Jousse65. Elle est elle-même fractionnée en deux phases respectant la bipartition de la procédure  : établie dès l’ordonnance de Blois de 1498 suivant la tradition du jus commune, la distinction entre procédure « ordinaire » et « extraordinaire » constitue la summa divisio du droit processuel jusqu’à la fin de l’Ancien Régime66. Elle forme la base de la séparation institutionnelle entre le Petit criminel et le Grand criminel, qui compose les deux niveaux d’instance pénale dans la plupart des juridictions au xviiie siècle.

Obligatoire pour tous les types de délits, l’information com-prend « tous les actes qui tendent à établir la preuve d’un crime et à en découvrir les auteurs », selon Jousse67. À son terme, en fonction de la gravité de l’infraction, soit l’affaire est jugée selon la

« procédure ordinaire » – en l’état et sommairement –, soit le procès connaît un « règlement à l’extraordinaire ». Obligatoire en matière de crime capital, cette nouvelle phase d’instruction est appelée, à proprement parler, « procédure ». Elle vise à vérifier la force des charges accumulées au stade de l’information : « récolements » et

« additions » aux témoignages, « répétitions » et « confrontations » constituent ces actes d’investigations complémentaires, qui doivent essentiellement valider ou infirmer les présomptions retenues contre l’accusé68.

Confiée à un magistrat unique, l’information possède une impor-tance capitale dans le processus d’incrimination. Dans le système inquisitoire, cette phase préalable des investigations a un caractère prépondérant, et « le procès tient tout entier dans l’information écrite menée de bout en bout par le même juge69». Selon le criminaliste Jousse, l’information « est la base, le fondement et la principale pièce d’un procès criminel70». « Ce n’est autre chose qu’une exacte

64. P. Ayrault, L’Ordre, formalité et instruction judiciaire, 1642, p. 4.

65. D. Jousse, Traité de la justice criminelle de France, 1771, t. 3, p. 110.

66. J.-M. Carbasse, Histoire du droit pénal et de la justice criminelle, 2009, p. 202.

67. D. Jousse, Traité de la justice criminelle de France, 1771, t. 2, p. 1.

68. A. Laingui, A. Lebigre, Histoire du droit pénal, 1988, t. 2, p. 97.

69. D. Salas, Du procès pénal, 2010, p. 101.

70. D. Jousse, Traité de la justice criminelle de France, 1771, p. 2.

perquisition de la vérité des faits », estime également le jurisconsulte Pierre-François Muyart de Vouglans (1713-1791). Elle doit donc être « comme la glace d’un miroir, qui doit représenter les objets tels qu’ils sont sans augmenter, diminuer ni altérer en quelque manière que ce puisse être71». L’économie de l’inquisitoire régule strictement l’enchaînement des étapes de l’information. Constat in situ, exper-tises, auditions des témoins et premiers interrogatoires : toutes les investigations sont réalisées durant l’information préalable, qui vise à établir le corps du délit et déterminer les circonstances du crime.

Le juge instructeur possède dès lors des pouvoirs considérables, puisqu’il est amené à qualifier l’infraction dès les premiers actes de l’instruction72. Synthétisés dans son « verbal », les résultats de ses investigations forment littéralement le « corps » du procès73. « C’est sur les pièces » de l’information « que les juges s’arrêtent pour fonder leur jugement sur la condamnation ou l’absolution de l’accusé », selon Daniel Jousse. Quelle que soit la nature des instances pénales, selon la procédure inquisitoire, le tribunal assemblé n’entend pas les témoins au terme de l’enquête. Les juges du siège se prononcent à partir des seuls éléments contenus dans « le sac du procès », dont le cahier des dépositions et le « verbal » du « juge informateur » constituent les éléments clés74. L’évaluation de la responsabilité pénale résulte d’une comparaison entre les éléments de l’enquête écrite et les prescriptions doctrinales. Chargé seul de récolter la preuve, le magistrat instruc-teur s’érige ainsi en véritable maître du procès75. Même si l’ancien droit autorise la délégation des actes d’investigations à des officiers subalternes via les « commissions », il incombe à un juge unique de diligenter l’enquête pénale76.

Ce constat se vérifie dans la République de Genève comme dans de nombreux des ressorts juridictionnels soumis à une culture

71. P.-F.  Muyart De Vouglans, Instruction criminelle suivant les lois et ordon-nances du royaume, 1762, p. 244.

72. A.  Astaing, Droits et garanties de l’accusé dans le procès criminel d’Ancien Régime, 1999, p. 311.

73. D. Salas, Du procès pénal, 2010, p. 101 ; J. Pradel, L’Instruction préparatoire, 1990, p. 18-20.

74. D. Jousse, Traité de la justice criminelle de France, 1771, t. 2, p. 2.

75. B.  Garnot, « Le lieutenant criminel au xviiie  siècle, ancêtre du juge d’ins-truction », 2010, p. 18.

76. F. Serpillon, Code criminel, 1767, t. I, p. 452.

juridique pétrie par la doctrine de la monarchie française. En 1782, le réquisitoire du parquet de Genève contre Timothée Astruc – accusé du meurtre du jeune Jean-Salmon Mallet – synthétise ainsi les élé-ments probants des investigations réalisées par l’un des magistrats instructeurs de la République (auditeur), dont l’enquête motive in fine l’extradition du malfaiteur vers la Savoie :

La partie publique a mis sous vos yeux l’analyse détaillée des cir-constances de l’assassinat de Jean-Salomon Mallet [décrites dans l’infor-mation de l’auditeur] ; elle a rassemblé en un faisceau tous les indices qui condamnent le prévenu ; elle vous a prouvé que les lois admettent comme parfaite la preuve qui résulte des indices indubitables et plus clairs que le jour ; elle a pesé avec la religion de son ministère la force des indices établis par la procédure, et ne les trouvant point infirmés par les exceptions que le prévenu allègue, elle estime qu’il en résulte cette preuve parfaite qu’exigent les lois77.

L’économie de l’information criminelle prévue par l’ordonnance de 1670 renforce par ailleurs considérablement la sévérité pénale.

Extrêmement rigoureuse à l’égard des prévenus, elle répond à la

« pédagogie de l’effroi » qui caractérise la justice d’Ancien Régime : comme le rituel du châtiment pénal, la procédure relève de l’ordre public78. Selon la tradition néoplatonicienne qui attribue à la justice pénale une fonction expiatoire et purgatoire de la colère divine, l’ins-truction du procès est censée intimider le malfaiteur pour éloigner tout dessein criminel. Elle devra « terrifier les méchants et, par conséquent, rassurer les gens paisibles », selon la doctrine79. La procédure a ainsi vocation à susciter autant de peur sociale que les supplices corporels80. Le sort du prévenu est placé intégralement entre les mains du magis-trat, qui instruit théoriquement à charge et à décharge, mais dont l’objectif répressif est explicite : « on donne aussi le nom de charges

77. Conclusion du procureur général subrogé Naville, « Meurtre de Jean Salomon Mallet », 1782, AEG, PC 1re série, n° 13882.

78. M.  Bée, « Le spectacle de l’exécution dans la France d’Ancien Régime », 1983, p.  846 ; M.  Porret, « “Effrayer le crime par la terreur des châtiments”  : la pédagogie de l’effroi chez quelques criminalistes du xviiie siècle », 1994, p. 45.

79. Cité par J.-M.  Carbasse, Histoire du droit pénal et de la justice criminelle, 2009, p. 207. Voir J. Pradel, Histoire des doctrines pénales, 1989, p. 12.

80. M. Foucault, Surveiller et punir, 1975, p. 52.

aux informations qui se font en matière criminelle, parce que ces informations chargent le plus souvent l’accusé du crime pour lequel il est poursuivi », admet Daniel Jousse81.

Au cœur de la conception classique de l’efficacité gouvernemen-tale et judiciaire, le régime du secret domine par ailleurs la totalité de l’information pour renforcer la puissance de la poursuite selon la doctrine82. De l’audition des témoins, « ouïs secrètement et séparé-ment », aux premiers interrogatoires des suspects, tous les actes de l’information s’effectuent à huis clos. La procédure est non contradic-toire, et le prévenu se voit confiné dans l’isolement pendant toute la durée de l’enquête : privé de conseils, il ne reçoit pas communication des charges qui pèsent contre lui. Les droits de défense sont fortement limités, et l’interrogatoire est dominé par le magistrat, qui a seul accès au dossier de la procédure83.

L’information criminelle fonde par ailleurs son efficacité sur la contrainte exercée sur le corps du prévenu. Si les incarcérations pré-ventives sont théoriquement encadrées dans leur temporalité comme leurs modalités, toute garantie pour la liberté individuelle est toutefois laissée à l’appréciation des magistrats instructeurs et des instances de poursuite. En pratique, la détention préventive est très courante84. Théoriquement favorable à l’accusé en raison de sa rigueur formelle, le régime des preuves légales induit par ailleurs directement le déve-loppement de la torture judiciaire85. Le recours à la force physique répond à la difficulté d’obtenir les preuves exigées par la doctrine : la menace ou l’usage réel des brodequins, tenailles ou l’estrapade visent à forcer l’aveu du prévenu. Mesure d’instruction limitée au « règlement à l’extraordinaire » et appliquée uniquement aux auteurs présumés

81. D. Jousse, Traité de la justice criminelle de France, 1771, p. 2.

82. Voir J.-M. Carbasse, « Secret et justice : les fondements historiques du secret de l’instruction », 2000, p. 1243-1269 ; J.-M. Carbasse, « La place du secret dans l’ancien droit pénal », 2000, p. 207-224.

83. Interdits par l’ordonnance de 1670, les droits de défense sont en revanche légalisés à Genève dès les années 1730.

84. Voir notamment L.  De Carbonnières, « Prison ouverte, prison fermée.

Les règles procédurales de la détention préventive sous les premiers Valois devant la chambre criminelle du parlement de Paris », 2011 ; P. Robert, « La détention avant jugement. Deux siècles de débats législatifs (1789-1989) », 1992.

85. J. H. Langbein, Torture and the Law of Proof, 1977, p. 14 ; B. P. Levack, La Grande Chasse aux sorcières, 1991, p. 84-87.

de crimes capitaux, la torture forge une culture judiciaire fondée sur la brutalisation du corps du suspect. Généralisée dans les instances pénales à partir du xiiie siècle et entérinée par le droit criminel du xvie  siècle, la « question judiciaire » est au centre du procès pénal inquisitoire. Les formes et les conditions requises pour son applica-tion sont toutefois strictement réglementées par la doctrine et le droit criminel86. En net reflux dans la pratique de toutes les juridictions européennes dès la fin du xviie siècle, elle est pourtant sanctuarisée par l’ordonnance française de 1670.

Le système probatoire classique repose in fine, en grande partie, sur la force probante de l’aveu. Appliquée selon la nature des charges accumulées durant l’enquête, la « question préparatoire » constitue ainsi un moyen efficace de contraindre le prévenu à confesser ses crimes, afin de disposer de la « preuve pleine » nécessaire à la condam-nation. Subie par le condamné à mort après la sanction des juges, la « question préalable » vise quant à elle « la révélation des com-plices » sur les marches de l’échafaud87. Et si la torture n’est pas un acte d’enquête proprement dit puisqu’elle ne fait que « purger les indices », elle participe de la grande sévérité de l’instruction prévue par l’ancien droit. Malgré son strict formalisme, la procédure cri-minelle s’avère de  jure particulièrement dure à l’égard du prévenu, même si les pratiques pénales modèrent de  facto les rigueurs de la procédure dès le début du xviiie siècle88. Jetant l’opprobre sur toute l’enquête pénale dont elle détermine les conditions de réalisation, cette extrême « rigueur » procédurale fait l’objet d’une dénonciation radicale au xviiie siècle.

86. Voir B. Durand (dir.), La Torture judiciaire, 2002 ; B. Durand, J.-P. Royer et J. Poirier (dir.), La Douleur et le droit, 1997 ; P. Fiorelli, La tortura giudiziaria nel diritto comune, 1953 ; J. H. Langbein, Torture and the Law of Proof, 1977 ; M.  Sbriccoli, « “Tormentum idest torquere mentem”. Processo inquisitorio e interrogatorio per tortura nell’italia comunale », 1991.

87. Ordonnance criminelle de 1670, art.  3, titre  XIX, cité par A.  Laingui, A. Lebigre, Histoire du droit pénal, 1979, t. 2, p. 117.

88. Voir A.  Astaing, Droits et garanties de l’accusé dans le procès criminel d’An-cien Régime, 1999, p.  88 ; L.-B.  Mer, « Quelques observations sur la procédure criminelle au xviiie siècle », 1985.

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