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L’annexion de la République de Genève se traduit par son incor-poration à la fois brutale et intégrale au sein du système administra-tif, judiciaire et militaire de l’État français. Si elle résulte concrète-ment des manœuvres habiles du résident de France Félix Desportes (1763-1849), la « réunion » s’inscrit dans la politique expansionniste du Directoire10. Territoire charnière sur l’échiquier géopolitique, la

8. Mémoire du commissaire de police Vincent, 15 septembre 1798 (29 fructidor an VI), AN, BB18 420, liasse D3, pièce n° 2.

9. Ibid.

10. Voir F. Joye, Projets pour une Révolution, 2000, p. 70-71 ; M. Peter, Genève et la Révolution, 1950, t. 2, p. 119-120 ; A. Palluel-Guillard, L’Aigle et la croix, 1999, p. 55-57.

cité-État attise déjà la convoitise de la Convention, dont les conquêtes militaires redessinent la géographie européenne. « L’engloutissement » de Genève dans « l’immense tourbillon de la République française » intervient « sur un théâtre encore tout sanglant et après des conquêtes qui ont changé l’état des plus grandes puissances », déplore en juin 1798 un publiciste anonyme hostile aux agents du Directoire, en écho à l’humiliation ressentie par nombre de ses compatriotes11.

L’annexion procède de la radicalisation de la doctrine des « frontières naturelles », formalisée en 1793 par Danton, qui redéfinit les limites orientales de la France sur la barrière des Alpes et le cours du Rhin12. Le rattachement de Genève à la France succède aux grandes vagues de réunions volontaires ou forcées des États limitrophes de l’Est – Savoie (1792), territoires « belges », Nice et Mont-Terrible (1793), Rhénanie (179713). La politique belliqueuse et les ambitions territoriales du régime directorial précipitent l’assujettissement de Genève14. Aux yeux des stratèges militaires français, la cité fortifiée constitue un carrefour indispensable sur les routes vers la Suisse et l’Italie15. Dans la foulée de la proclamation de la République helvétique (février) et de la « libération » du canton de Vaud (mars) par les armées du général Brune, l’irruption à Genève de 1 600 soldats en armes contraint le Gouvernement à voter le rattachement à la France le 15 avril 1798. Affiché dans les rues de la cité, le dernier placard aux armes de la République de Genève invite la population à apporter « dans le sein de la grande Nation les sentiments de soumission aux lois et de respect pour leurs organes16».

L’annexion se traduit par la disparition brutale des structures éta-tiques républicaines. Alors que, dans les Républiques sœurs et les États clients, le modèle institutionnel français s’impose de façon essentiellement

11. D.  Chauvet, Conduite du gouvernement françois envers la République de Genève, s.l., 1798, p. 5.

12. Voir à ce propos J.  Godechot, La Grande Nation, 1983, p.  72-73 ; H. Leuwers, Un juriste en politique, 1996, p. 227-232.

13. Statistiques générale et particulière de la France et de ses colonies, Paris, 1803, t. 5, p. 1-87. Voir A. Grilli, Il difficile amalgama, 2012, p. 17 ; p. 147 ; J.-L. Halpérin,

« L’exportation en Suisse des institutions politiques et juridiques françaises », 2003, p. 46 ; M. Rowe, From Reich to State, 1780-1830, 2003, p. 49.

14. J. Godechot, « L’héritage de la Grande Nation en 1799 », 1989, p. 19.

15. J. Godechot, La Grande Nation, 1983, p. 200.

16. Dernier placard officiel de la République genevoise, 1798, cité in S. BOUVET, Le Silence des abeilles, 1997, annexe n° 4.

indirecte, la politique de la réunion suppose une intégration complète17. Le régime administratif et judiciaire des départements réunis obéit aux dispositions constitutionnelles en vigueur dans la « France de l’inté-rieur18». Selon Stuart Woolf, « le langage de la réunion prêche l’unifor-mité, la transformation des territoires annexés en départements en tous points semblables à ceux de la France ancienne19». L’uniformisation du territoire national repose autant sur l’installation d’une bureaucratie centralisée sur le modèle parisien que sur l’imposition de la loi française.

La promulgation systématique des « monuments de codification révolu-tionnaires » au sein des territoires annexés participe au premier chef de l’intégration politique des nouveaux citoyens20. Sans tenir compte des expériences de codifications locales, les administrateurs français mettent un point d’honneur à remplacer la culture juridique des États réunis par leur propre système légal, considéré comme exemplaire21. Au-delà des considérations techniques et idéologiques, l’imposition intransigeante de la législation nationale découle d’une conception holiste de la loi positive, censée déterminer les « mœurs » de la société et exprimer le

« tempérament collectif de la Nation22».

Les codes criminels (pénal et de procédure) constituent des vec-teurs déterminants de l’assimilation des populations. Le calendrier de leur promulgation dépend toutefois des circonstances politiques locales. La vitesse d’assimilation s’adapte aux situations régionales  : l’amalgame des « nouveaux citoyens » est un processus délicat qui conduit, selon les cas, les agents du Directoire à appliquer la législation

17. J.-L.  Halpérin, « L’exportation en Suisse des institutions politiques et juri-diques françaises », 2003, p. 41 ; J. Hilaire, « L’influence du modèle judiciaire fran-çais en Europe sous la Révolution et l’Empire. Un cliché en question », 1999, p. 2.

18. Voir B.  Dölemeyer, « L’organisation judiciaire dans les quatre départe-ments rhénans », 1999 ; J. Logie, « Les Tribunaux de commerce dans les dépar-tements réunis (1798-1814) », 1999 ; N. Petzelt, « Le modèle judiciaire français dans les quatre départements de la rive gauche du Rhin », 1999 ; X. Rousseaux, H. Leuwers, « La mise en place des nouvelles juridictions pénales dans la “Belgique”

réunie (1795-1796) », 1999 ; F. Stevens, « L’introduction du modèle français dans le département des Deux-Nèthes », 1999.

19. Souligné dans le texte. S. Joseph Woolf, Napoléon et la conquête de l’Europe, 1990, p. 112.

20. J.-L. Halpérin, Histoire des droits en Europe, 2005, p. 76.

21. L.  Lacchè, « L’Europe et la révolution du droit  : brèves réflexions », 2002, p. 154.

22. M. Broers, « Un empire des lois ? Les peuples de l’Empire et l’ordre juridique napoléonien », 2014, p. 220.

progressivement pour limiter les risques de rejet et de rébellion23. L’intégration complète des nouveaux territoires repose toutefois in fine sur la diffusion de la culture juridique nationale. Comme le souligne Xavier Rousseaux, « malgré l’ampleur de la tâche, on reste frappé par la ténacité des hommes du Directoire » à appliquer les lois françaises à la lettre afin de « transformer les nouveaux territoires en départements dotés de l’appareil judiciaire de Thermidor24».

À ce titre, le département du Léman ne fait pas exception.

L’incorporation de la République de Genève est même particulièrement abrupte. L’annexion abolit la Constitution genevoise et liquide l’œuvre législative révolutionnaire : les Genevois sont déclarés « français nés25».

L’installation des nouvelles autorités administratives et judiciaires fran-çaises balaie les institutions établies sous la Révolution genevoise26. La loi du 27 août 1798 met un terme à « l’organisation provisoire » instaurée dans l’urgence par Félix Desportes suite à la brève occupation militaire du printemps27. Elle crée de toutes pièces une nouvelle cir-conscription à partir du territoire de la République de Genève agrégé à des portions des départements de l’Ain et du Mont-Blanc : l’annexion dissout la cité-État au sein d’une entité administrative qui compte près de 200 000 habitants et appartient au système départemental natio-nal28. Seule commune urbaine de plus de 20 000 habitants (22 779

23. A. Grilli, « L’organisation judiciaire sur la rive gauche du Rhin et dans l’Italie française de 1800 à 1814 », 1999, p. 159 ; A. Grilli, Il difficile amalgama, 2012, p. 25-26 ; p. 151-156 ; M. Broers, « La contre-insurrection et ses développements dans l’Europe napoléonienne », 2013, p.  148-149 ; J.-L.  Halpérin, « Cassation et dénonciation pour forfaiture dans les départements réunis sous le Directoire », 1996, p. 248.

24. X. Rousseaux, « Sous l’Empire des codes. La justice française dans les dépar-tements “belges” et “hollandais” (1811-1813) », 2010, p. 57.

25. Traité de réunion de la République de Genève à la République française, Genève, 1798, art. 1.

26. Voir S.  Bouvet, Le Silence des abeilles, 1997 ; V.  Fontana, « “La puissante main de l’Empereur”. Institution policière et surveillance politique à Genève durant la période française (1798-1813) », 2012 ; J.-L. Halpérin, « L’exportation en Suisse des institutions politiques et juridiques françaises », 2003 ; L. Maugué,

« L’introduction du système carcéral dans le département du Léman, 1798-1813 : entre utopie pénale des Lumières, logique économique et impératifs sécuritaires », 2014 ; M.  Porret, « Administration, police, censure et esprit public à Genève pendant la période française », 2003.

27. BGE, Ms. fr. 1068, « J. L. Lefort, Organisation judiciaire et législation en vigueur à Genève sous le département du Léman de 1798 à 1813 », p. 1.

28. Almanach national de France, Paris, 1799, p. 288-289.

en 1800), la cité bastionnée de Genève constitue le chef-lieu du Léman et accueille, à ce titre, l’ensemble des institutions importées par les administrateurs français29. « Cette conquête ajoute environ trente mille âmes à la République française », constate en juin 1798 un nostalgique de la République souveraine. « Elle lui donne une ville fortifiée, qui ne sera bientôt qu’une place de garnison où l’on cherchera Genève, et où l’on ne la trouvera point30. » De fait, l’annexion démantèle intégralement la République. L’organisation des tribunaux, des struc-tures administratives et des dispositifs policiers du Léman respecte la Constitution française de l’an III31. 32

29. J.-C.-L. S. de Sismondi, Statistique du Département du Léman, 1971, p. 70.

30. D.  Chauvet, Conduite du gouvernement françois envers la République de Genève, s.l., 1798, p. 18.

31. Voir J. Godechot, Les Institutions de la France sous la Révolution et l’Empire, 1998, p. 469-481.

32. BGE, CIG 37P 47, P. G. Chanlaire, P. C. Herain, Département du Léman, 1802. La carte contient une erreur, puisqu’elle indique Sallanches à la place de Bonneville comme ville de sous-préfecture.

Fig. 11 : Plan du département du Léman, vers 1802825

Genève sous l’empire des codes français :