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À l’heure de l’histoire connectée, le recours à une étude de cas pour interroger l’évolution de l’enquête pénale pendant le moment révolutionnaire peut surprendre. De fait, jusqu’au début du xviiie siècle, les modèles d’investigation diffèrent peu selon les instances  : la majorité des juridictions de l’Europe continentale applique le même type de procédure, unifié dès la Renaissance, qui cadre les dispositions générales de l’enquête79. Les modalités et la temporalité des réformes législatives au siècle des Lumières se distinguent en revanche radicalement selon les États. Replacée dans le contexte européen, la situation de la République souveraine de Genève à la fin du xviiie possède à ce titre une valeur paradigma-tique80. Malgré son ressort territorial restreint (9  000  hectares) et une moindre masse démographique (25 000 habitants), la cité-État est représentative, à de nombreux égards, du mouvement de réforme qui ébranle l’Europe révolutionnaire.

À l’instar des états rhénans, Genève constitue un observatoire privilégié pour examiner la modernisation de l’État à l’œuvre dès les années 175081. La portée théorique du réformisme pénal est fon-damentalement universelle, selon Franco Venturi, qui considère la République de Genève comme « une caisse de résonance » de l’Europe des Lumières82. La pensée réformiste de Montesquieu ou Beccaria possède notamment une influence déterminante sur la culture pénale de la « République des abeilles », dont les magistrats modèrent le droit de punir dès le mitan du siècle83. Particulièrement précoces à Genève au regard des juridictions continentales, l’interdiction de la torture

79. Voir J.-L. Halpérin, « La visualisation des différentes procédures en Europe, xviiie-xxe siècle », 2004 ; J. Hilaire, « La procédure comme instrument au service de la montée en puissance de la souveraineté », 2007.

80. C. Ginzburg, Le Fromage et les Vers, 1980, p. 6.

81. M. Rowe, From Reich to State, 2003.

82. F. Venturi, Settecento riformatore, 1979, t. 3, p. 343.

83. M.  Porret, Le Crime et ses circonstances, 1995, p.  51 ; M.  Porret (dir.), Beccaria et la culture juridique des Lumières, 1997.

judiciaire et la légalisation des droits de défense en matière criminelle suscitent bientôt l’admiration unanime des observateurs éclairés84. Les réformes institutionnelles qui contribuent à la « construction d’un ordre public républicain » au xviiie siècle s’inscrivent également dans la circulation des modèles et des savoirs policiers européens85. Le rayonnement culturel de l’élite réformatrice genevoise dépasse d’ail-leurs largement la position stratégique de la cité-État sur l’échiquier géopolitique. La « Révolution manquée » de 1782 contraint à l’exil les meneurs de l’opposition bourgeoise, qui militent bientôt dans tous les foyers révolutionnaires occidentaux et internationalisent le débat politique républicain.

Si l’innovation législative genevoise des années  1790 résulte concrètement de l’ébullition qui submerge l’Europe après 1789, elle demeure fondamentalement originale : la Révolution genevoise de 1792 constitue l’une des rares expériences révolutionnaires ayant abouti à l’instauration d’un régime constitutionnel à la fois moderne et affranchi de la tutelle française directe86. Les travaux de l’As-semblée nationale genevoise (1793) illustrent autant le dynamisme de la culture républicaine que l’impact du contexte européen sur l’élaboration législative. L’élan messianique des patriotes francophiles érige le « constitutionnalisme jacobin » en modèle hégémonique, dont il faut interroger l’influence réelle sur les réalisations locales87. Couronnée par une entreprise de codification originale, la réforme de la procédure criminelle genevoise se caractérise à ce titre par son remarquable syncrétisme. Les législateurs ignorent sciemment le droit français au nom de la singularité de la tradition républi-caine  : les députés méconnaissent le concept de police judiciaire, qui ne sera appliqué à Genève qu’avec l’annexion française de 1798.

Sensiblement influencé par le modèle français, le droit révolution-naire genevois crée en revanche de facto une phase d’investigation proprement policière, dont les dispositions sont analogues au projet

84. F. Briegel, Négocier la défense, 2013.

85. M. Cicchini, « Milices bourgeoises et garde soldée à Genève au xviiie siècle. Le républicanisme classique à l’épreuve du maintien de l’ordre », 2014 ; M. Cicchini, La Police de la République, 2012, p. 23.

86. A. Jourdan, « La Révolution batave : un cas particulier dans la grande famille des républiques sœurs ? », 2014.

87. L. Lacchè, « L’Europe et la révolution du droit », 2002.

proposé par Adrien Duport à la Constituante en 1790, qui forme l’une des matrices de la police judiciaire88.

L’occupation de Genève par les armées du Directoire en 1798, qui abolit définitivement l’indépendance politique de la République, soulève en outre la question de l’exportation du sys-tème judiciaire et policier français. L’incorporation de la cité-État dans l’espace national se traduit par la promulgation complète de la législation française. Sur le plan institutionnel, le cas de Genève ne diffère en rien des nombreux territoires annexés au gré des conquêtes militaires. Il se caractérise par un « amalgame » intégral89. Le département du Léman, dont Genève constitue la ville de préfecture, intègre bientôt l’administration centralisée du régime napoléonien, qui compte 130 départements à l’apogée du Grand Empire (181190). L’examen des politiques d’intégration du personnel spécialisé permet d’évaluer l’attitude des élites locales face à l’expansion française. Comme dans nombreuses villes euro-péennes, à Genève, beaucoup de magistrats « dansent avec l’en-nemi » et poursuivent leur carrière dans la puissante administration napoléonienne91. L’exemple du Léman illustre ainsi l’implantation du système de police judiciaire dans les territoires occupés : malgré ses singularités, le cas expose la difficile acclimatation aux codes et institutions françaises qui affecte des pans entiers de l’Europe continentale92.

La double approche adoptée par ce livre favorise par ailleurs l’échelle microhistorique. À l’examen du droit s’ajoute en effet l’étude des pratiques de terrain. Il s’agit d’apprécier le processus d’accultu-ration à une nouvelle culture juridique par le biais d’une imposition brutale ou d’une lente pénétration93. C’est la « dynamique d’innova-tion » à l’œuvre au sein de l’enquête qui nous interpelle, soit l’impact

88. P.  Poncela, « Adrien Duport, fondateur du droit pénal moderne », 1993, p. 147.

89. A. Grilli, Il difficile amalgama, 2012.

90. J.-L. Chappey et B. Gainot, Atlas de l’empire napoléonien, 2015, p. 14.

91. La notion est de C. Nubola et A. Würgler (dir.), Ballare col nemico ?, 2010.

Voir également M. Rowe (dir.), Collaboration and Resistance in Napoleonic Europe, 2003.

92. E. Berger (dir.), L’Acculturation des modèles policiers et judiciaires français en Belgique et aux Pays-Bas, 2010.

93. J.-F. Baré, « Acculturation », 2000, p. 1.

de l’évolution normative sur les pratiques d’investigation94. En quoi consiste la modernité de la césure révolutionnaire ? Quelles sont les caractéristiques qui confèrent à la culture juridique, aux configurations institutionnelles et aux techniques d’investigation une « forte origi-nalité » par rapport au passé95? De tels questionnements supposent une connaissance approfondie des dispositifs répressifs antérieurs à la rupture révolutionnaire. Sans négliger les phénomènes de circula-tion et d’invencircula-tion de modèles, la réforme pénale des années 1790 repose sur un argumentaire réactif vis-à-vis d’un système judiciaire considéré à la fois comme obsolète et illégitime. L’appréhension de la modernité révolutionnaire suppose ainsi de considérer autant les réformes juridiques prérévolutionnaires que l’évolution des techno-logies policières ou la progression de l’intime conviction auprès des magistrats pendant le xviiie siècle.

La structuration de ce livre repose, dans sa première partie, sur l’établissement d’une chronologie fine des transitions politiques, qua-siment ininterrompues à partir des années 1790. Plus encore que les autres domaines du droit, la procédure pénale est intrinsèquement liée aux structures étatiques. Le même terme désigne d’ailleurs les deux sphères : chaque changement de système – politique et procédural – bouleverse le cadre de l’enquête. Entre la Révolution de 1792 et la Restauration de 1814, six constitutions règlent ainsi successivement l’architecture judiciaire et l’organisation policière à Genève. L’examen des structures institutionnelles révèle la nature et la logique fondamen-tale des différents systèmes répressifs96. Il permet en outre d’identifier tous les acteurs engagés dans l’enquête pénale, de déterminer leurs prérogatives, leurs rôles respectifs et leurs méthodes spécifiques97.

L’accent porté aux phénomènes d’acculturation émancipe tou-tefois le livre du temps bref de l’événement, de la rupture politique, de « l’accident révolutionnaire98». Outre l’analyse normative, il faut interroger l’expérience individuelle de la confrontation aux lois

94. La notion est de F. Caron, La Dynamique de l’innovation, 2010.

95. P. Napoli, Naissance de la police moderne, 2003, p. 57.

96. Voir X. Rousseaux, « Une architecture pour la justice. Organisation judiciaire et procédure pénale (1789-1815) », 1999, p. 109.

97. J.-L. Halpérin, « Continuité et rupture dans l’évolution de la procédure pénale en France de 1795 à 1810 », 1999, p. 109.

98. Le terme est d’Albert Mathiez, cité par J. Boutier et S. Bonin (dir.), Atlas de la Révolution française, 1992, t. VI, p. 13.

nouvelles afin d’appréhender les stratégies déployées par les praticiens de terrain pour assimiler une culture juridique en voie d’élaboration99. Il s’agit d’un processus complexe d’apprentissage et d’assimilation.

L’« acculturation aux codes » représente ainsi un phénomène à la fois brutal et irrémédiable que l’expansionnisme français généralise à l’espace européen100. La transition est d’autant plus radicale que la césure révolutionnaire renouvelle intégralement le personnel judi-ciaire et policier. À Genève comme dans les nouvelles juridictions françaises, les magistrats, policiers ou militaires appelés à enquêter en matière pénale sont, pour la plupart, des néophytes au moment où ils accèdent à la fonction publique. Ils ne possèdent ni expérience de terrain, ni compétence professionnelle, ni qualification juridique : ce sont des « citoyens-magistrats », élus en vertu de leur militantisme politique101. Le renforcement du corporatisme impulsé sous le régime de Bonaparte pose dès lors la question de la professionnalisation de la magistrature, dont les membres sont censés maîtriser un langage juridique toujours plus technique. Tous corps confondus, le demi-millier d’enquêteurs actifs à Genève entre 1792 et 1814 constitue un échantillon représentatif pour apprécier les modes d’acquisition du droit pénal moderne.

Mais « apprendre à enquêter » ne se résume pas à assimiler et appliquer la procédure102. L’enquête est toujours circonstancielle  : elle vise à déchiffrer « l’événement » délictueux103. Son protocole obéit autant aux règles de droit qu’au pragmatisme de terrain104. Constater les circonstances et le modus operandi de l’infraction, suivre les traces laissées par son auteur, identifier les témoins potentiels ou organiser la traque du suspect : résoudre une affaire repose sur une panoplie de gestes105. L’information judiciaire stricto sensu ne rend

99. Voir N. Petiteau, « Pour une anthropologie historique des guerres de l’Em-pire », 2005.

100. J.-L. Halpérin, Histoire des droits en Europe, 2006, p. 76.

101. J. Krynen, L’État de justice. France, XIIIe-XXe siècle, 2012, t. II, p. 23.

102. La notion est de A.-D. Houte, « Apprendre à enquêter dans la gendarmerie du xixe siècle », 2007.

103. P. Hamou, « “The Footsteps of Nature”. Raisonnement indiciaire et inter-prétation de la nature au xviiie siècle. Quelques considérations historiques et épis-témologiques », 2007.

104. P. Demonque [D. Monjardet], Les Policiers, 1983, p. 53.

105. J.-P. Brodeur, « L’enquête criminelle », 2005, p. 46.

d’ailleurs que partiellement compte de la totalité des opérations d’investigation, réalisées conjointement par une multiplicité d’acteurs dont il s’agit d’examiner la contribution exacte dans le processus d’élucidation. L’environnement géographique, les infrastructures urbaines ou l’état des voies de communication déterminent à cet égard les moyens déployés. Carrefour stratégique sur la frontière orientale de la France napoléonienne, la cité fortifiée de Genève constitue un exemple de bonne échelle pour analyser la dynamique collaborative de l’enquête.

Outre les acteurs clés de l’enquête, ce livre évoque le rôle méconnu et ombrageux des subalternes  : celui des patrouilleurs, qui détectent les méfaits et donnent l’alarme ; celui des sans-grade, qui assistent discrètement les magistrats pour les tâches bureau-cratiques et répétitives de l’enquête ; celui encore des indicateurs, qui fournissent de précieux renseignements pour suivre la piste des malfaiteurs ou interpeller les cambrioleurs sur le fait. Saisir la spécialisation progressive de certains protagonistes suppose d’être

« sensible aux hommes et à leurs pratiques, à leurs itinéraires et à la construction de leur identité professionnelle106 ». Par exemple, la routine du seul juge d’instruction nommé à Genève sous l’Empire (≠ dans le département du Léman) illustre le quotidien de l’une des figures les plus emblématiques du modèle judiciaire napoléo-nien107. A contrario, l’émancipation personnelle du commissaire de police Noblet, véritable « limier » de la municipalité de Genève, demeure singulière et fortement liée aux configurations locales.

La carrière professionnelle de cet ancien artisan horloger, élu sous la Révolution et intégré à l’administration napoléonienne, évoque toutefois magistralement l’émergence du policier enquêteur que la modernisation de l’État favorise.

Au-delà du « moment créateur » de la Révolution, ce livre exa-mine en définitive l’évolution du métier de l’enquête sur la longue durée. Il envisage l’apparition de techniques d’investigation novatrices ou, au contraire, la pérennité de certaines méthodes en dépit des nouvelles contraintes légales. La notion de métier tient compte des

106. V.  Milliot, « Histoire des polices  : l’ouverture d’un moment historiogra-phique », 2007, p. 163-164.

107. R. Lévy, « Police and the Judiciary in France since the Nineteenth Century.

The Decline of the Examining Magistrate », 1993, p. 167-169.

pratiques professionnelles, de leur acquisition, de leurs usages et de leur circulation108. L’enquête ne constitue toutefois pas l’apanage d’un corps professionnel déterminé. Elle représente au contraire le point de convergence entre des organes étatiques rigoureusement séparés dès la Révolution. L’enquête se situe ainsi au cœur du « nœud gordien » que forme la justice et la police distinguées par le droit public moderne109. Quelles que soient les configurations, elle suppose toujours une étroite collaboration entre les autorités administratives et l’ordre judiciaire, entre le parquet et les juges d’instance, entre le magistrat et le com-missaire de police, le maire, le juge de paix ou le gendarme. Il faut, dès lors, évoquer les métiers pluriels de l’enquête. Celui de la police judiciaire d’abord, « excroissance de la justice pénale révolutionnée », qui constitue à la fois un « type de police » à part entière et l’une des nombreuses fonctions attribuées aux acteurs policiers110. Celui du

« métier de l’instruction » ensuite, progressivement confié à un juge unique et spécialisé, qui se confine à la collecte et l’administration des preuves111. La prise en compte de ces diverses cultures professionnelles en voie de construction souligne la mécanique complexe du processus d’incrimination, et en révèle in fine la part respectivement attribuée au juge et au policier.

L’approche par le biais de la culture professionnelle accorde une attention particulière à l’environnement et aux conditions de travail.

Le taux d’élucidation des affaires dépend souvent, trivialement, des moyens humains et matériels alloués à l’autorité publique112. Outre les compétences personnelles, les techniques administratives jouent ainsi un rôle prépondérant dans l’enquête pénale : la recherche et la poursuite des malfaiteurs reposent sur tout un outillage administratif perfectionné par l’État bureaucratique de Bonaparte. Il importe à cet égard de conférer à la dimension matérielle des investigations un autre statut que celui du pittoresque ou du sensationnel : la « matérialité

108. V.  Milliot et D.  Kalifa, « Les voies de la professionnalisation », 2008, p. 545.

109. M. Cicchini et V. Denis (dir.), Le Nœud gordien, 2017.

110. X. Rousseaux, « Les écritures de la police : mise en perspective et réflexions critiques », 2006, p. 315.

111. J. Pierre, « Le métier de juge d’instruction », 1988. Sur cette notion, voir également J.-C. Farcy, « Quel juge pour l’instruction ? », 2010, p. 101.

112. J.-P. Brodeur, « L’enquête criminelle », 2005, p. 146.

des choses » façonne les pratiques judiciaires113. À Genève, l’agence-ment des bureaux de la magistrature et l’aménagel’agence-ment d’une salle d’instruction idoine ont un impact sur le déroulement concret de l’enquête. Ces phénomènes, consécutifs à l’occupation militaire fran-çaise de 1798, illustrent d’ailleurs autant la centralisation du pouvoir judiciaire que la « mise en bureau » des fonctionnaires publics114. Inversement, la répartition territoriale des agents de police affecte les premiers gestes d’investigation : selon l’implantation spatiale des effectifs assignés au premier constat, le temps de déplacement dans l’arrière-pays accidenté de la région lémanique altère le relevé de traces ou la récolte d’indices.

De fait, le plus infime détail conditionne la conduite de l’en-quête. La topographie rurale ou l’équipement des agents déterminent l’efficacité des investigations. À cela doit s’ajouter une considération particulière pour la conjoncture. Les deux décennies que couvre ce travail sont marquées par des guerres perpétuelles115. Une guerre civile d’abord, qui oppose les patriotes aux myriades de réfractaires, plus violemment encore à Genève que dans les foyers révolutionnaires européens116. Une guerre de conquête ensuite, qui jette environ 2  500  000  hommes dans les rangs de la Grande Armée française, conduit à la mort près de 5 millions de combattants et occasionne désertions, pillages et insurrections armées117. Les formes de crimina-lité se font l’écho de la violence des crises qui secouent l’Europe. La circulation d’armes offensives profite au brigandage endémique ou aux réseaux de contrebandiers organisés militairement. Ce contexte affecte les réformes procédurales, les réorganisations policières ou les pratiques quotidiennes de l’enquête  : « l’exigence de sûreté » et le

113. M.  Porret, « Introduction. La matérialité des crimes et des châtiments », 2012, p. 9-10. Voir D. Roche, Histoire des choses banales, 1997.

114. C. Kawa, Les Ronds-de-cuir en Révolution, 1996, p. 15.

115. D. Bell, « Les origines culturelles de la guerre absolue, 1750-1815 », 2005 ; H. Carl, « L’arrivée de la Révolution à travers l’occupation militaire ? La politique d’occupation française en Belgique, Rhénanie et Westphalie pendant les guerres de la Révolution et de l’Empire », 2013.

116. E. Golay, « Violence politique et justice à Genève à l’époque de la Terreur », 1988. Voir également A. Jourdan, « La Révolution batave », 2014 ; B. Dumons et H. Multon (dir.), « Blancs » et contre-révolutionnaires en Europe, 2011.

117. A.  Forrest, « La guerre, les perceptions et la construction de l’Europe », 2014, p. 86 ; N. Petiteau, « Napoléon et l’Espagne », 2008, p. 2.

besoin d’ordre figurent parmi les priorités, tant des législateurs que des administrateurs et des justiciables118.

Mais au-delà de son aspect circonstanciel, la situation de crise éprouve le rapport même à la norme. Les innombrables épisodes insurrectionnels et « rébellionnaires » discréditent la règle de droit et mettent à l’épreuve la légitimité des autorités censées l’appliquer119. Comment, dès lors, « mener l’enquête face aux crises extrêmes120» ? Comment « gérer l’exception révolutionnaire » sans violer la loi qui ordonne le nouveau système pénal121? Les archives genevoises et parisiennes, conservées dans un état remarquable, documentent de manière approfondie les périodes révolutionnaires et impériales. À cet égard, précisons d’emblée que ce livre ne retient que les affaires de droit commun. Il exclut ainsi l’activité des juridictions d’exception, soit celle des tribunaux révolutionnaires et des cours spéciales, qui répriment les atteintes à la sûreté de l’État (hétérodoxie politique, complot, désertion, fausse monnaie, rébellion à force ouverte,  etc.) avec un moindre respect des contraintes légales122. La focale se porte en particulier sur les infractions les plus graves, passibles d’une peine afflictive ou infamante quel que soit le droit en vigueur. L’évolution législative à l’œuvre sous la Révolution bouleverse en effet la définition des infractions, reconfigure la compétence des instances répressives et dépénalise de nombreux actes poursuivis sous l’Ancien Régime.

De ce fait, seuls les comportements les plus socialement répréhen-sibles donnent lieu à de véritables enquêtes pendant toute la période

118. Voir Q. Deluermoz et A. Lignereux, « L’Empire, c’est la sécurité. Offre et demande de sécurité en régime bonapartiste », 2015 ; P. Lascoumes, P. Poncela et P. Lenoël (dir.), Au nom de l’ordre, 1989, p. 204 ; S. Solimano, « L’établissement de l’ordre juridique napoléonien  : le rôle de Guy Jean-Baptiste Target », 2003, p. 205.

119. Voir E. Blanchard et E. Droit, « Forces de l’ordre et crises politiques au 20e  siècle », 2015 ; A.  Lignereux, La France rébellionnaire, 2008 ; M.  Ozouf,

« Procès des formes et procès de la Révolution », 2010.

120. J. Siméant, « L’enquête judiciaire face aux crises extrêmes : modèles d’investi-gation, registres de la dénonciation et nouvelles arènes de défense des causes », 2007.

121. H. Leuwers, « Vivre et gérer l’exception révolutionnaire. L’exemple septen-trional », 2015.

122. Voir M. Broers, « La contre-insurrection et ses développements dans l’Europe napoléonienne », 2013, p. 155 ; H. G. Brown, Ending the French Revolution, 2006 ; G. Landron, « Les tribunaux criminels spéciaux contre les tribunaux criminels avec jury ordinaire (France, An IX-1811) », 1999.

concernée  : la filouterie crapuleuse, le vol avec effraction, l’attaque

« à force ouverte » ou l’assassinat engrangent automatiquement des poursuites judiciaires, indépendamment du contexte politique ou des configurations juridiques.

Ce livre suit, dans un premier temps, un plan chronologique pour mieux cerner les enjeux et les effets de l’évolution législative.

Si l’économie de l’enquête que configure la procédure inquisitoire est valable pour le long xviiie siècle (chap. 1), la réforme de la procédure pénale engagée sous la Révolution et l’Empire épouse en revanche étroitement les grandes séquences qui scandent les transitions poli-tiques (chap.  2 et 3). En identifier les infléchissements révèle à la fois la modernité des configurations institutionnelles et l’ampleur du renouvellement de la magistrature. La bipartition de l’enquête pénale

Si l’économie de l’enquête que configure la procédure inquisitoire est valable pour le long xviiie siècle (chap. 1), la réforme de la procédure pénale engagée sous la Révolution et l’Empire épouse en revanche étroitement les grandes séquences qui scandent les transitions poli-tiques (chap.  2 et 3). En identifier les infléchissements révèle à la fois la modernité des configurations institutionnelles et l’ampleur du renouvellement de la magistrature. La bipartition de l’enquête pénale