• Aucun résultat trouvé

Séquence d’un entretien avec Mme M

Selon les services hospitaliers et l’état physique des sujets hospitalisés, les situations cliniques plus ou moins difficiles et extrêmes nécessitent souvent, outre des aménagements techniques ou matériels, la coopération active et concertée de l’équipe soignante, ne serait-ce que ne pas faire intrusion intempestive pour un soin corporel qui aurait pu attendre, en somme favori-ser autant que faire se peut le travail du clinicien et en respecter l’espace et le temps. Remarquons à ce propos qu’il se dit que la durée de l’entretien clini-que peut être variable, non « calquée sur les 45 minutes ». Où on voit l’analogie formelle et chronométrique entre séance analytique (ramenée à un temps d’horloge) et entretien clinique. Au lit du malade, la durée c’est d’abord celle qui est possible pour l’hospitalisé en fonction de son état et celle du plus ou moins supportable pour le clinicien : par exemple, faire face à un sujet dont le corps peut avoir sur le clinicien des effets médusants (telle une sidération de la pensée), ne va pas de soi. Ce qui est important ici, et en particulier dans les situations où il peut toucher, psychiquement, ses propres limites, ce n’est pas de savoir combien de temps dure l’entretien, mais si le clinicien peut s’y engager et pourra en soutenir l’enjeu, s’il ne va pas être débordé et/ou se dérober (résistances, contre-transfert) et pourra renouveler, parfois de jour en jour, l’offre de parole qu’une première fois il a faite en venant « au lit du malade ».

Le clinicien à l’hôpital, et en particulier « au lit du malade », doit sans cesse composer psychiquement avec un réel qui s’impose et aménager ou construire le cadre et le dispositif d’entretien. D’une certaine manière, on peut dire qu’ici, dans ce genre de contexte et de situation, c’est la position clinique du clinicien qui va « cadrer » et instaurer le dispositif : soit l’énon-ciation du cadre de l’entretien dans celui du médical et l’énonl’énon-ciation des règles de rencontre et de travail qui y président. En ce sens, cela implique aussi bien de tenir la parole que le clinicien est venu proposer et qui fait que dès lors, souvent, le sujet va attendre quelque chose de sa venue, de sa présence (être écouté, être soutenu, être supporté par quelqu’un, etc.), que de tenir parole : en somme un engagement. Ainsi, concrètement, par exemple, pouvoir dire à un sujet, demain, après-demain, à tel moment de la journée nous aurons rendez-vous et ne pas « oublier » ce rendez-vous ou le

« repousser » plusieurs fois à l’aide, forcément, de bons prétextes. Ceci est

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

aussi important que d’énoncer la règle de la parole dans l’entretien clinique, par principe non directif (et sans enregistrement ou prise de notes) : dire

« librement », autant qu’on le peut, ce qui occupe la pensée (analogie ici avec la règle fondamentale de la psychanalyse et de celle de l’association libre).

Mme M. n’a pas annulé ou différé le rendez-vous dont nous étions conve-nus. Moi non plus. Lorsque j’entre dans sa chambre (elle y est seule encore), Mme M. a les yeux rouges et brillant de larmes. Je l’invite à en parler. Elle raconte la douleur du corps et des soins, la peur de l’avenir, ce qu’elle ne pourra plus faire comme avant, qu’elle est « toute cassée », qu’elle n’a plus de pied, que le pied est coupé, que cela lui fait peur. Et puis hier soir, pour-suit-elle, son compagnon est venu la voir, maintenant avec lui, « comment elle va faire ? ». Elle fond alors en larmes. Je l’invite à parler de cette visite d’hier soir. Une visite qui semble la laisser dans le chagrin et le désarroi et dont je note (en pensées) qu’elle vient se parler après « toute cassée » et la peur du « pied coupé » que j’associe (toujours en pensées) au « pas/plus pouvoir se sauver » lié dans sa parole, lors de notre première rencontre, au

« comment je vais faire maintenant avec ça ? ».

Elle dit, comme en réponse à mon invitation à parler de la rencontre d’hier avec son compagnon : « je n’ai pas d’enfant, maintenant avec mon bassin (lieu matriciel/maternel ?) et sans pied, c’est difficile, est-ce qu’il voudra encore ? » (de moi ? d’un enfant ?), « vous avez des enfants, vous ? Moi longtemps je n’en ai pas voulu à cause de ma mère et maintenant avec ça… ». Je relève : « à cause de ma mère… ». Elle poursuit : « oui, j’ai avorté deux fois avant, je ne me voyais pas mère, les enfants sont dépendants, on s’attache » (elle ? eux ?, mère et enfants liés ensemble ?), « avec ma mère c’est comme si je restais dans l’enfance, avec mon père ils ont divorcé, elle m’a élevée seule, je suis partagée, comment un enfant peut choisir entre père et mère ? »… « je n’arrive pas à dire non à ma mère, à m’en séparer, impression de traîner comme un boulet des liens qui n’ont pourtant plus d’existence » (mère/boulet/« boulet au pied » dont on ne peut pas/plus se sauver ?), « longtemps c’est comme si j’avais pas voulu choisir, je ne voulais pas être une femme, je reste partagée entre ce que je peux faire et ne pas faire avec ma mère, c’est pareil avec mon ami… ». Je l’invite à illustrer et développer ce qu’elle dit.

Cet entretien va se poursuivre et sera suivi d’autres entretiens « au lit du malade », puis en consultation dans mon bureau où se continuera un travail psychothérapeutique d’ordre analytique. Dans une situation et une adresse de transfert – où je viendrai, comme dans cet entretien, en place de mère ou de fille, mais aussi en place de père et de « médecin de l’âme » –, ils condui-ront Mme M. à se saisir peu à peu de ce qui déjà ici se fait en partie entendre et que l’événementiel de l’accident, outre son potentiel traumatique propre, s’est avéré propice, si l’on peut dire, à aviver et actualiser. Comme on peut l’appréhender dans la séquence ci-dessus, identifications, problématiques

142 10 ENTRETIENS EN PSYCHOLOGIE CLINIQUE DE L’ADULTE

narcissique, identitaire et sexuelle, castration et individuation/séparation en particulier, viennent se tisser dans la parole de Mme M. et au fil de son déploiement. Les mouvements transférentiels et contre-transférentiels, d’identifications et de projections du « clinicien/clinicienne », on peut le concevoir, ne sont pas négligeables à repérer, c’est aussi avec cela qu’il/elle travaille, est en travail. Ainsi avec Mme M., pour autant, par exemple, que l’incestuel de la relation mère/fille (« ce que je peux faire et ne pas faire avec ma mère ») vienne rejoindre fantasme et désir infantile, que « pied coupé » touche par trop le narcissisme et vienne rejoindre la problématique de la castration et son imaginaire corporel (femme châtrée = pénis/pied coupé = enfant pas séparé/avorté), il n’est pas sans importance qu’il/elle en repère les impacts. Ce peut être là ce qui opère, sous couvert de rationalisations (résis-tance, refoulement), par exemple et entre autres, dans sa difficulté à trouver du temps pour les rendez-vous ou en maintenir le cadre.

CONCLUSION

L’offre faite par le clinicien « au lit du malade » et qui peut ouvrir au possi-ble d’une demande du sujet qui vient en réponse est, on l’a dit, offre de parole et d’une certaine forme d’écoute, dans des lieux où les soins, la patho-logie organique, et parfois le risque vital, semblent ne pouvoir laisser place à rien d’autre que la réparation ou le sauvetage d’un corps. C’est « l’habitant » d’un corps (organisme) malade ou blessé qui est aussi corps de parole, corps de désir et de jouissance, c’est un sujet, un « parlêtre » (Lacan) indissocia-blement « corps et psyché » qui ici conduisent son intervention. Il n’est pas pour autant indifférent aux pathologies et réalités corporelles, aux épreuves et à la souffrance physique des sujets qu’il rencontre, à la menace vitale qui peut peser. Il a à faire avec, parfois difficilement. Les limites psychiques propres du clinicien (comme d’ailleurs celles de chacun de l’équipe médi-cale) sont mises à rude épreuve dans des situations, en bien des cas extrêmes, qui nécessitent chaque fois alors d’évaluer les possibles de la pratique clini-que, c’est-à-dire aussi d’évaluer les possibles, pour le clinicien, de son enga-gement. Le dispositif d’entretien clinique dans ces situations, ce qui l’aménage matériellement et symboliquement, comme le travail psychique du clinicien et du sujet qu’il rencontre, sont ici souvent étroitement lestés par le poids du réel auquel l’un et l’autre, différemment, se confrontent. C’est aussi avec cela que le clinicien « au lit du malade » travaille et qu’il s’engage avec des sujets dans une relation de parole et d’écoute qui n’a pas pour fina-lité que le malade « s’adapte » à sa maladie, aux soins ou aux soignants, mais qu’un sujet puisse se trouver conforté et se saisir de ce qui lui advient, à

quoi il se confronte (interne/externe) qui le met en souffrance, parfois en péril, et qu’il trouve au mieux sa solution, sa réponse.

BIBLIOGRAPHIE

ABELHAUSER A. (1996). « Clinique de la “suture” et symptôme de la médecine », Psychologie clinique, Paris, L’Harmattan, 1, 113-126.

BEN SOUSSAN P. (dir.) (2005). Des psys à l’hôpital : quels inconscients !, Ramonville-Saint-Agne, Erès.

CYSSAU C. (dir.) (1998). L’Entretien en clinique, Paris, In Press éditions.

DEL VOLGO M.J. (1997). L’Instant de dire, Ramonville-Saint-Agne, Erès.

DESPRATS PÉQUIGNOT C. (1999). « D’un corps à l’autre/Autre – Quelques réflexions sur un cas de replantation de bras », Cliniques méditerranéennes, 61, Ramonville-Saint-Agne, Erès, 23-35.

DESPRATS PÉQUIGNOT C. (2001). « Patronyme et filiation : questions sur l’incidence subjective de leur rapport chez la fille », Cliniques méditerranéennes, 64, Ramon-ville-Saint-Agne, Erès, 123-156.

DESPRATS PÉQUIGNOT C. (2004). « Corps extrêmes, corps d’enfance : prouesses de la chirurgie réparatrice et de la parole de conte de fées », Champ psychosomatique, 34, Le Bouscat, L’Esprit du temps, 109-119.

FÉDIDA P. (1992), Crise et contre-transfert, Paris, PUF.

MIETKIEWICZ M.C., BOUYER S. (dir.) (2003). Où en est la psychologie clinique ?, Paris, L’Harmattan.

Chapitre 7

L’ENTRETIEN CLINIQUE