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CONCLUSION ET SYNTHÈSE

Les fragments d’entretiens que nous avons eus avec Marie ont été présentés ici dans un ordre chronologique. Nous pouvons cependant tenter d’en extraire la logique de l’élaboration.

La rencontre avec le patient toxicomane est toujours très imprévisible.

Elle nous confronte à un temps différent, une temporalité marginale, celle du sujet pris dans une dimension de quasi-immortalité (fragment n˚ 5) et que pourtant, tout tire vers la mort, à un corps malade de son objet, à une maltraitance du corps souvent mise en avant pour masquer la dimension psychique de la douleur (fragment n˚ 2), à des deuils inélaborés et jusque-là, inélaborables (fragment n˚ 4), à des passages à l’acte (fragment n˚ 4), enfin à des mouvements transférentiels emprunts de haine et de violence (fragment n˚ 3).

La condition de la rencontre réside dans la capacité psychique et contre-transférentielle du clinicien à supporter ces points d’horreur desquels la jouissance s’écoule. Jouissance que figurent les trous dans le corps autour desquels le narcissisme s’organise, un corps inévitablement en manque.

Supporter au sens de ne pas y répondre en énonçant un quelconque objectif thérapeutique, voire même une tentative de réduire les risques encourus, pas plus que d’orienter un patient par trop accroché à sa situation médicale ou sociale ou encore, nous l’avons vu, d’être sous emprise au nom de ce que le patient éprouve comme une urgence ou un danger. Ni méfiant, ni apeuré, ni complaisant, le clinicien interrompt le déroulement des clichés et des stéréo-types dont le toxicomane « sait notre savoir » et accueille le symptôme, c’est-à-dire reste à l’écoute au-delà d’un discours général, de la singularité du sujet, sans espérer le réparer.

Dans cet espace ainsi délimité, une demande construite sur des modalités autres que le besoin d’objet pourra germer. Pour le dire encore autrement, on peut espérer que ces fragments d’entretiens montrent comment le clinicien

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mène le patient d’une plainte « hors sujet », une plainte sur l’objet, la drogue, remède à tout et cause de tout, à une plainte du sujet.

En toile de fond, le prétexte à la rencontre demeure la demande d’un produit magique : tout nous indique aujourd’hui qu’un écart se produit à la faveur de la substitution qui inaugure un remaniement dans ce qu’il en est de l’objet pour le patient. La logique propre à l’acte clinique consiste à se loger dans cet espace sans oublier que le corps/objet est d’accord pour être soumis à la jouissance, et que nombreux seront les obstacles et longue sera la route qui mène à son sacrifice sur l’autel du désir.

L’actualité de la rencontre avec le sujet toxicomane ne peut contourner les questions relatives aux produits de substitution1. Ces derniers, en effet, parti-cipent des processus psychiques à l’œuvre lors du suivi psychothérapeuti-que. Et ce, du point de vue de la relation à l’objet réel qu’ils recouvrent, et surtout sous l’angle des enjeux qui sous-tendent ce nouveau rapport aux produits lorsque ces produits se dénomment « produits de soin ».

C’est une des questions auxquelles nous renvoie l’entretien avec les sujets toxicomanes.

Le deuxième aspect qu’a mis en lumière l’entretien dont nous avons rendu compte a trait à la question de l’« urgence », à la question de l’angoisse, plus exactement de ce que le sujet énonce qui pourrait, à défaut d’être analysé, nous engager dans l’urgence, voire dans le passage à l’acte. En effet, lorsque le sujet toxicomane décide d’arrêter de prendre de la drogue, ce qui est présenté comme une décision ne se discute pas, ne s’interroge pas (« je veux arrêter, tout, tout de suite ») ; la dimension du temps, déjà très impliquée sur un mode « perverti » dans le parcours toxicomaniaque lui-même, fait ici sa réapparition sur un mode auquel le rapport au monde du sujet toxicomane nous avait habitué : celui de l’immédiateté, c’est-à-dire de l’absence d’écart, de transition pourrait-on dire, quasiment au sens winnicottien du terme : on se « sépare » tout de suite, sans espace, ni objet reflétant cet espace, pour aider à supporter l’angoisse, on croit pouvoir perdre (l’objet) sans que cela fasse « horreur ». Ce raccourci, la clinique en témoigne quotidiennement, est voué, sinon à ce que l’on pourrait appeler de façon un peu rapide « l’échec », mais certainement à la rechute, vécue comme un échec, le sujet ne percevant pas que l’arrêt, même temporaire, du produit, engendre nécessairement une transformation de son rapport au réel, réel au sens lacanien, ce registre de l’impossible où tout demeure inamovible, c’est-à-dire de sa position subjec-tive.

Le troisième point que souligne cet entretien, et de façon plus générale, le suivi clinique du sujet toxicomane, relève de la transformation du rapport au monde, au « réel » pourrait-on dire, ce qui, quoi que l’on fasse ou dise,

1. Méthadone, produit de substitution aux opiacés, Subutex®, bubrémorphine à haut dosage.

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revient toujours à la même place, et à la réalité, celle qui filtre l’être au monde du sujet, la réalité psychique de ce dernier, qu’entraîne ou qui entraîne le changement de rapport au produit : en termes de vie quotidienne, sociale et affective, en termes d’image du corps et de schéma corporel, en termes relationnels enfin, tous domaines confondus. « Réel » et réalité recouvrent ici la spécificité de l’objet « drogue » qui condense à lui seul les dimensions du besoin, du désir et de la demande.

Quatrième dimension : celle de la revendication de l’accès à la

« normalité » ; lorsque le besoin/désir de produit est énoncé comme ayant perdu de son actualité, le sujet souhaite se fondre dans ce qui lui apparaît relever d’une normalité qui s’oppose à la marginalité que la toxicomanie suppose : il veut un logement, un travail, un conjoint. Là encore, la clinique nous engage à éclaircir et à analyser les enjeux de la demande afin d’en déplacer les termes, l’expérience témoignant de l’impossibilité pour le sujet de tenir sur ce qu’il nous présente comme relevant de certitudes nécessaires.

Les travailleurs sociaux sont bien au fait de ces sujets qui « disparaissent » (ou bien, paradoxalement apparaissent dans leur dimension de vérité ?) alors même que les objectifs concrets sont atteints : le sujet arrivera sous toxiques le jour de l’entrée dans un appartement, oubliera de se réveiller pour se présenter à un entretien professionnel, etc.

Un cinquième aspect concerne un point particulier que l’entretien présenté n’a vu s’esquisser qu’en fin de séance dans des propos rapportés par le sujet sur un membre de son entourage : la personnalité du sujet toxicomane, quelle que soit la structure psychique au sein de laquelle un certain rapport aux produits s’inscrit, est, d’un point de vue narcissique, extrêmement fragile ; il est aujourd’hui fréquent, et c’est cette fréquence qui nous conduit à en interroger les surdéterminations psychiques, qu’une fois un certain nombre de dimensions afférentes à la toxicomanie analysées, le sujet, s’engageant dans un parcours de vie moins symptomatique, voit la maladie somatique (en général dans le domaine infectieux grave) se réactiver brutale-ment jusqu’à parfois anéantir, au mieux les améliorations du sujet (perte d’emploi, ruptures…), au pire le sujet lui-même (décès).

Le dernier point étudié ici a eu trait à la question du transfert et du contre-transfert. Ce fil logique des entretiens psychothérapiques connaît là un traite-ment particulier : avant d’en décliner les modalités diverses, soulignons au moins que cette « hainamoration », néologisme lacanien qui dit combien la haine s’intrique à l’amour, positionne le clinicien en position maternelle très primaire : de lui, qui peut tout, doit advenir tout. Au clinicien il est demandé, (certes enfin une demande !), il est exigé tout. Bien sûr, la position clinique nous suppose la détention de l’objet désiré : la difficulté se loge alors dans la nécessité de demeurer animé d’un « intérêt impersonnel » (comme le dit Freud, et non pas d’une « neutralité »), alors même que l’objet (cause) de désir recouvre un objet s’avérant manquant dans le réel du corps, c’est-à-dire

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une sorte d’objet de besoin, et que les produits de substitution nous donnent aujourd’hui l’illusion de pouvoir nommer.

C’est la particularité des sujets toxicomanes que de mettre à l’épreuve le clinicien quant à ses repères, sa pratique, sa théorie, sa propre personne.

Le moment clinique ne l’a pas explicitement illustré ici, mais il arrive même en effet que le clinicien soit mis en demeure d’intervenir dans la réalité, la frontière entre l’« urgence » énoncée et le danger réel devenant trop ténue.

Cette précision est nécessaire pour souligner que la rencontre va d’emblée s’inscrire dans un moment particulier de la subjectivité du patient : celui d’une faille dans cette sorte de certitude que met en acte le toxicomane et qui pourrait se résumer sous les termes suivants : il n’y a qu’une chose qui vaille la peine que l’on déploie un rapport au monde et toutes les conduites qui en découlent (sociales, économiques, etc.) : il s’agit alors de faire taire le sujet, de faire mourir le sujet, en soi. Le sujet ici est celui qui, s’il ne jouit pas abso-lument, c’est-à-dire dans une dépendance corporelle absolue à l’objet (drogue), pourrait se mettre à parler, à dire que ça souffre. C’est exactement là, dans un risque moindre (l’usage de drogues) à celui qui consisterait à se confronter à soi-même, dans ce dire impossible, que se joue la toxicomanie ; et, par conséquent, à ce point d’éventuelle ouverture, que se jouera la rencontre clinique, voire thérapeutique.

Il semble qu’au moment où les sujets viennent s’adresser dans ce lieu où il est question d’un produit à la place d’un autre, il est question d’un

« déplacement » subjectif qui, si minime soit-il, s’avérera être le point de départ d’une possible élaboration. Il nous faut faire le pari de ce point de subjectivation.

À partir de ces éléments succincts, on comprend peut-être mieux pourquoi c’est le terme de rencontre qui est associé ici à celui d’entretien, comme un temps en amont, sorte d’espace intermédiaire entre un lien qui se noue et un travail psychique qui va s’opérer. Le clinicien doit être prêt à saisir ce point millimétrique dans le temps comme dans l’espace, d’ouverture à une ques-tion, ce temps où le sujet entre-voit que peut-être il ne détient pas toute la réponse à l’énigme du désir, que celle-ci ne recouvre pas finalement la consommation pure et simple d’un objet dans une compulsion de répétition mortelle, forcément mortelle, mais que ce qui est exigé peut prendre les contours d’un objet d’amour. C’est cet « instant de voir » qui précède le

« temps pour comprendre » et « le moment de conclure », cette logique temporelle subjective singulière (Lacan, 1966). Se représenter un déplace-ment dans la consommation (de l’héroïne à la méthadone), même si le comportement ne suit pas, ou suit partiellement, (consommations illicites annexes), introduit une rupture psychique dans cette compulsion agie et témoigne d’une redistribution des pulsions (l’empire de la pulsion de mort

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qui vacillerait), redistribution de bon augure si l’on vise à une modification de position subjective.

Saisir ce point consiste à nouer le contact : cela suppose de considérer que la demande d’un produit de substitution, toute demande d’objet réel soit-elle, n’en demeure pas moins une demande et que « répondre » à cet endroit équi-vaut à donner à « cette » demande (en réalité à l’autre demande qu’elle recouvre) une consistance, un crédit, une valeur.

C’est pourquoi on ne sera pas surpris de voir le clinicien encourager la démarche du patient lorsqu’il vient raconter qu’il a entrepris un traitement de substitution, y compris lorsqu’il jure, pensant s’inscrire là dans notre désir, que depuis, « il a tout arrêté ». Tel est l’enjeu croit-il. Laissons s’amorcer, dans cette supposition, le transfert. Cliniquement, le discours qui soutient cette promesse tend vers un idéal, témoignant par là que la partie n’est pas gagnée, que le patient n’en a pas fini avec l’Idéal et qu’il faudra, côté clini-cien, l’accepter encore un temps comme toile de fond à la parole énoncée.

Pour autant doit-il se garder d’y viser lui aussi, c’est-à-dire se garder de refléter, tel un miroir, un vœu auquel il souhaiterait que le patient s’identifie : le sevrage à terme par exemple.

Le sujet toxicomane vient poser cette demande de soins lorsque plus rien ne se passe dans sa vie, et non pas, paradoxalement, quand un événement (réel ou imaginaire) est repéré comme déclencheur. Pourtant ce qui est souvent énoncé se situe autour d’annonces : maladie, placement d’enfants, rupture sentimentale, menace d’incarcération… En fait, il nous semble que c’est lorsque le produit ne fait plus solution et laisse place au vide, que la bascule a lieu : solution identitaire, « je suis toxicomane », relationnelle, le produit fait lien, y compris lien social, compromis vis-à-vis de la réalité…

Nous avons à considérer que l’événement n’est pas celui que le sujet repère à l’extérieur, mais bien qu’il ne se drogue plus ou, en tout cas, plus exactement de la même façon. L’événement, c’est l’arrêt de la drogue. La rencontre est possible parce que le sujet s’engageant dans une démarche de soins qui repose sur le produit de substitution signe que son rapport au monde ne s’inscrit déjà plus de façon exclusivement toxico-maniaque. À cette condition peut s’envisager une certaine élaboration.

Face au patient, la rencontre n’est pas gagnée : il faut au clinicien déjouer quelques obstacles, en l’occurrence ceux qui ont trait au réel du danger asso-cié aujourd’hui à la prise de toxiques (overdoses, Sida, hépatites, prison…) et qui poussent à « soutenir » le sujet. Mais ce n’est pas si simple. En effet, il ne suffit pas ici de suivre la « règle » de non-réponse à la demande car nous risquons alors d’empêcher que cette dernière s’étoffe. Il n’est pas question, à l’inverse d’y accéder. Il est par contre impératif de se souvenir de la fragilité narcissique extrême qui (dé)structure le sujet en proie aux toxiques et de commencer peut-être par étayer ce que le sujet entrevoit et qui, au nom de ce narcissisme démesurément fragile, le terrifie : comment peut-on vivre sans

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drogue ? Comment peut-on être un sujet de désir lorsqu’on a (toujours) été un « esclave de jouissance » (Lacan, 1966) ? Ce que le toxicomane met à l’œuvre, c’est son moi, un moi qu’il exige fort : ainsi peut-il raconter inlassa-blement ses exploits d(e) héro(ïnomane). On peut supposer que cette

« puissance » sera le support de son déplacement subjectif, de la transforma-tion de son rapport au réel. Ainsi, plutôt que de croire en l’abstinence, faisons le pari d’un sujet qui pour l’instant ne peut se soutenir que dans une aliénation au produit. Être « addicted », c’est-à-dire passionné par le toxique est le lieu même du sujet, ce lieu où, c’est l’effet même de la drogue qui lui permet d’éviter l’angoisse associée à toute jouissance. C’est ce qui l’amène à se considérer dans un état normal lorsqu’il est sous l’emprise de la drogue, et, paradoxalement dans un état second lorsqu’il manque de produit. C’est même ainsi que l’entourage le perçoit.

Au clinicien de s’arrêter sur ce que révèle le manque : lorsque le sujet décrit cet état, c’est d’un point d’horreur dont il est question. Chaque organe souffre et la douleur évoquée est attachée à chaque morceau du corps comme si celui-ci se morcelait, laissant le patient en proie à un « véritable » moment psychotique. Là, de façon logique, nous entendons comment la jouissance recouvre chacun de ces morceaux, comme elle-même éparpillée : l’angoisse de la jouissance s’éprouve à cet endroit et reprendre de la drogue vise alors à contourner cette angoisse. Ainsi, si se droguer c’est jouir, se droguer sert aussi à ne pas jouir. L’entretien a visé à mettre en lumière ce paradoxe qui enferme le sujet dans un mouvement perpétuel (pulsion de mort), pour être (pulsion érotique). Autrement dit, la solution toxicomaniaque consiste à être castré, certes, (nous ne sommes pas dans la psychose), mais à éviter d’être castré.

Aussi, si le corps est le point de mire de la toxicomanie, avec, pour béné-fice secondaire, l’effacement de la subjectivité, c’est bien dans cet interstice, entre la drogue et le manque, que le sujet peut émerger : ce temps, nous pouvons supposer qu’il recouvre ce déplacement infime que nous évoquions avec la substitution. Le produit dit « de soins » se loge dans cet écart. C’est pourquoi il nous semble que c’est un temps propice à la rencontre : ce moment où le sujet et l’objet ne sont plus tout à fait confondus et où, dans cette coupure, une parole peut s’énoncer, que le clinicien sera là pour enten-dre et saisir au vol, sachant, en effet, que la faille est si mince, qu’il suffit d’un rien pour qu’elle se referme.

Enfin, une étape va suivre l’étayage proposé au patient. Cet étayage, rappelons-le, repose sur l’encouragement du clinicien signifié en écho à la démarche de soins entreprise par le patient. C’est ce moment où le sujet a encore besoin de son moi fort pour supporter de s’être engagé dans cette démarche dont il soupçonne, inconsciemment, qu’elle sera à l’origine de bouleversements retentissants. C’est aussi ce moment où le clinicien est d’accord pour imaginariser le réel de la drogue. L’étape qui suit, donc, ce moment à double dimension, est ce temps dévolu au sujet pour comprendre

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que le champ du désir où risque de le mener sa démarche est un champ concerné par la perte. Cette perte va venir rompre l’illusion qu’un objet l’aurait comblé : c’est le temps symbolique où le sujet n’est plus seul à jouir quand il veut et comme il veut, mais mis en demeure de désirer, dans un lien à l’autre. Cette altérité va, d’une part, lui confirmer sa division parce que, lorsque l’on se parle, on ne s’entend pas, et, d’autre part, lui rappeler qu’il est difficile de vivre et que le corps ne saurait jamais être en paix, sauf à avoir atteint le « nirvana », c’est-à-dire à être mort.

BIBLIOGRAPHIE

FREUD S. (1929). Malaise dans la culture, Paris, PUF, 4e édition, 2000.

LACAN J. (1966). « Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée », Écrits, Paris, Le Seuil.

Chapitre 4

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