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2 LES ENTRETIENS

− Les entretiens concernent un homme que nous nommerons Louis, d’une cinquantaine d’années, mis en examen pour agression sexuelle et viol sur sa belle-fille de 13 ans. Celle-ci a dit que les faits se sont passés quand elle avait entre 11 et 12 ans. Et qu’auparavant il avait eu sur elle des attouchements, dans sa chambre, quand sa mère était couchée. Selon ses dires, il ne parlait pas, il lui avait imposé des fellations. Elle a décrit des pénétrations vaginales et anales. Il dira n’avoir fait que semblant. Il admet avoir éjaculé en sa présence. Il reconnaît par contre avoir mis un doigt dans le vagin sans aucune pénétration pénienne, vaginale ou anale ; pour reprendre son expression, « il restait au bord ». Au cours des auditions, pressé de s’expliquer, il évoque des pulsions et juge ses comportements, devant les policiers, comme « n’étant pas bien ». Les résultats médicaux ne montrent aucune lésion de l’hymen.

− De nombreuses fois au cours des entretiens, la gestualité viendra remplacer ou consolider une oralité difficile, bien au-delà des situations sexuelles restituées. Il est dans son habitus de mimer, jouer en grandeur nature des déplacements et des positions. Quand il parle sexe et masturbation, il montre son bas-ventre.

− Souvent la parole, dans son débit, est précipitée, comme si beaucoup de choses voulaient être dites en même temps. Il rend compte de détails, détail sur détail qui amènent à penser que le fil conducteur se brouille, ce qui ne lui arrive pas. La chronologie est bousculée, il fonctionne par association de descriptions en devenant plus que précis, c’est-à-dire presque obscur à force de précisions contextuelles. Les faits disparaissent et les éléments contextuels se multiplient.

− Il s’agit d’un ensemble d’entretiens en plusieurs temps et réalisés par deux des signataires de l’article, signataires au statut différent. Le temps 1, appelé ici « Examen 1 », est réalisé selon le protocole bioscopique mis au point à l’ICSH. Un tel protocole implique que le sujet puisse suivre visuellement1, sur une ligne tracée devant lui, les différentes étapes de

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son trajet existentiel en notant tout particulièrement tout ce qui est du registre des séparations, ruptures de vie, accidents, modifications de façon à constituer les éléments d’une analyse séquentielle et à situer les moments émergents dans une psychodynamique des émergences criminelles. La procédure lui est décrite. Un génogramme (Villerbu, 2006) est systématiquement inclus dans cette auto-révélation historique, donnant lieu à une même représentation visuelle. Le travail se lira en deux colonnes d’interventions et d’interprétations afin de donner à voir les mouvements psychiques qui ont été objet d’analyse.

1. Le fait de pouvoir visualiser un parcours de vie dans une chronologie est supposé venir pallier aux tensions soulevées par l’histoire en train de se dire et offre la possibilité d’un étayage pour une population psychopathologique dont on a fait l’hypothèse que le rapport spéculaire à soi est une dimension défensive fondamentale.

L’examen 1

Présentation : les dits et faits de Louis

Il arrive en pleurs dans la salle qui sert à l’examen. Voûté, le regard sur le sol.

Je me présente et je lui dis pourquoi je suis avec lui ce matin. J’explique les termes et les fins de la mission donnée par le juge. Une lettre avait prévenu la maison d’arrêt de ce rendez-vous.

La communication ne lui a pas été faite.

Psychologue. — Votre magistrat, celui qui suit votre affaire judiciaire, m’a demandé de vous rencontrer pour un examen de votre situation psychologi-que. Comment vous vous situez dans ce qui vous arrive, pourquoi vous êtes incarcéré, ce que vous en pensez. Il m’a transmis votre dossier. Nous allons parler de vous, de votre histoire d’abord, de vous-même, ensuite des faits qui ont motivé votre incarcération.

Je vais vous poser beaucoup de ques-tions, si vous ne pouvez ou ne voulez pas répondre, vous en avez le droit. Je vais écrire beaucoup.

Cadre éthique et déontologique : interventions et commentaires

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Ce que je pense de votre situation psychologique sera envoyé ensuite au magistrat et vous en aurez connais-sance avec votre avocat.

Pouvons-nous commencer ?

Louis. — Oui, j’ai rencontré un psycho-logue il y a quinze jours, et le psychia-tre. Je n’ai pas de traitement, je préfère me coucher tard vers les minuit, comme ça je me réveille à 5 heures.

— Vous avez des activités pendant la journée ?

— Non, je lis, je regarde la télé, je lis le journal et je fais les mots masqués…

j’étais sportif avant, un footeux, comme toute la famille, comme mon père, mon frère et mes trois neveux.

— Vous voulez me parler de votre famille, de vos parents ?

Ma mère a 77 ans, elle vit seule et mon père est mort il y a trois ans de maladie, des polypes et un cancer. Il aurait eu 81 ans au mois de septembre de cette année, il était maçon à son compte, il avait fait plusieurs trucs, chauf-feur-livreur et ma mère était aide ména-gère. Ses parents étaient fermiers comme ses parents et ses grands-parents.

— Et vous avez des frères et sœurs ?

— On est trois garçons et une fille. Mes frères sont mariés et ma sœur vit en concubinage, j’ai 7 neveux. L’aîné a 56 ans il est représentant, après c’est moi et après ma sœur, elle a 49 ans elle est architectrice (!) décoratrice et le dernier est représentant.

— Et comment était l’ambiance à la maison ?

Bien, très bien, des disputes mais sans lendemain, des passages…

— Et entre vos parents ?

Très bien, pas de problème, pas d’alcool dans la famille.

L. pose un contexte de soin et de rapport santé/maladie ; sa façon d’aménager un temps régulant ce qui peut faire problème. Il a des problèmes, il a des solutions, seul.

Il n’a pas de demandes ? C’est une situation de semblance qui sert de point d’accrochage. Un familier.

Être seul, faire seul ne sont pas identifiés à des temps d’activité.

Une référence au lien familial est mise en place. Opposition activités intellectuelles-activités physiques.

Le but : proposer un cadre, ici le contexte familial pour mettre en perspective et en histoire les diffé-rents récits sur lui-même qui vont être demandés, en prenant appui sur le lien spontanément présenté.

Le récit minimal sur le père contient sa mort, celui de sa mère enchaîne sur un début de généalogie.

Il manque un garçon ! Le dernier enfant ; la fonction sociale est spontanée, également des éléments de filiation de seconde génération. Toujours du lien.

Donc rien qui puisse durer, mais c’est aussi une façon de me dire de ne rien chercher de ce côté. Le lien fraternel est celui qui est d’emblée compris et associé à la question précédente. Pourquoi alors un frère oublié ?

Rien non plus à voir de ce côté ! Et pourquoi pas d’alcool ? Quelle est la question anticipée ? Pourquoi alors, mentionner l’alcool ?

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— Il y a eu des maladies ?

C’était moi le plus malade, je manquais assez souvent l’école à cause de sinusite, j’ai été soigné avec des pointes de feu, j’ai été opéré des amyg-dales, j’ai eu le bras cassé à 12 ans, en vélo devant la maison, trois mois dans le plâtre parce que les os ne se recol-laient pas, et puis la rééducation, un masseur, j’ai perdu une année…

— Et vous avez connu vos grands-parents ?

— Les parents de ma mère oui, sa mère était ma marraine, c’était une famille nombreuse, elle avait quatre sœurs, toujours en vie et un frère mort de leucé-mie… les parents de mon père, mon grand-père est mort quand mon père avait trois ans, accidentellement et ma grand-mère est morte elle a fait une chute en rangeant le foin dans le grenier, mon père a perdu deux frères avant qu’il décède, il avait quatre frères et deux sœurs.

— Vous disiez que vous aviez perdu une année de scolarité ?

— J’ai redoublé plusieurs classes, j’avais des difficultés à l’école, je ne sais pas pourquoi, ma mère pourrait vous dire, la maladie peut être… J’ai arrêté à 16 ans et j’ai pris un métier dans le bâtiment, revêtement sols et murs comme apprenti et la deuxième année l’entreprise a fait faillite, j’ai été licencié… actuellement je travaille dans une usine, j’ai juste été un mois et demi sans emploi c’était en 1972, c’est grâce à mon père que j’ai trouvé ça, je suis là depuis 33 ans.

Ici il peut se mettre en récit ; une scène victimale et préjudicielle.

Seul de tous les enfants. Il avait parlé de son père, décédé, il parle de lui sur le plan somatique.

Quelle association ?

Retour au champ généalogique, son dernier propos y incite. Les morts abondent, notamment les hommes. Quelle serait la place de cette grand-mère ? Cette généalo-gie ressemble à un inventaire des pertes et des séparations. La multi-plication vient au lieu de quoi ? À quoi fait-elle écran ?

L’association se fait sur la perte. Que peut-elle dire ? En tous les cas la mère sait, mémoire du lieu, un lieu insistant. Et c’est aussi parce qu’il a

« perdu », qu’il a cessé sa scolarité (à la différence de la fratrie mention-née). C’est son père qui est présenté comme l’intégrant professionnelle-ment. Je note qu’il est tout d’un coup gêné de parler du travail, il fait part de ses différentes activités, il aurait fait de tout avant d’être stabilisé sur un poste d’abord de nuit et depuis 7 ans, la journée. Il a de la difficulté à décrire ses activités, à préciser. Il a été conducteur, cariste et maintenant il est manutentionnaire. Il ne dit pas pourquoi ; il se montre fier de ses responsabilités : il veille à la bonne qualité, il est chargé de retirer des palettes toute production non conforme. Son activité s’incarne dans le bon produit fini. Il a le dernier geste, sinon le dernier mot.

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— Et vous avez des activités en dehors du travail ?

— En dehors du bricolage, ces temps-ci pas grand-chose, les haies, les arbustes qu’autrement, les voisins… ça dépasse un peu chez moi, il y a 1 500 m2, que de la pelouse et des arbres… et puis des promenades un peu.

— Et si nous parlions maintenant de vos relations sentimentales ?

On a vécu deux ans en concubi-nage, on s’est marié il y a 5 ans, elle a 44 ans, on s’est connu en boîte de nuit en discothèque, on se connaissait un peu avant par rapport à une copine, un vendredi, le 3 octobre, on a terminé la fermeture des bars à une heure… on avait consommé un peu, des demis, de la bière… j’avais vu deux filles sans prêter attention que je les connaissais et quand je suis passé il y en a une qui m’a invité… j’étais encore chez les parents… et arrivé là, j’ai été invité par sa sœur à danser un slow et je prends mon épouse par la main et voilà on est ensemble…

— Oui, alors votre épouse avait 44 ans quand vous l’avez connue.

— Parce que son deuxième mari avait divorcé et pour noyer un peu son chagrin… des copines à ma femme étaient aussi en instance de divorce, elles allaient au bal… je suis son troi-sième mari, j’ai connu les deux premiers… le premier mari buvait beau-coup, heureusement moi je ne buvais pas, moi je pouvais conduire, lui il buvait une bouteille de whisky en deux jours, elle a demandé le divorce… et son deuxième il est parti parce qu’elle était malade, épileptique, des grandes crises quelques fois je suis obligé de l’amener à l’hôpital, elle tombe. Moi dans les tâches ménagères je l’aidais beaucoup, son deuxième elle pouvait plus le supporter, le premier lui a cassé un service sur la tête, une pile, à cause de ça elle fait des crises et le deuxième

Ma question « et en dehors du temps socioprofessionnel, qu’existe-il ? » renvoie à un espace domesti-que, de voisinage dont il faut quel-que peu se protéger, un temps sans relations amicales. Des frontières.

À ce sujet, sa mère est sans frontière : elle sait tout.

Que met-il en relation ? Sur le plan défensif un versant autarcique manifeste, et encore ?

La réponse me surprend, il se précipite dans un espace domesti-que et conjugal dont il me donne l’histoire ; il explique comment ils se sont rencontrés, de manière opératoire, il ne rend compte d’aucun sentiment. Et cela s’est passé quasiment à son insu, sans intention ou volonté. Il n’y serait pour rien ?

Mon souci est de prendre un repère dans le temps ; sa réponse m’a immergé dans une chronolo-gie où je ne me retrouve pas. Au moment même où nous parlons affects et sentiments, il se lance dans une relation établie. Il fait part de son état conjugal en oppo-sition à l’état conjugal précédent de son épouse. Et là il est narcissi-quement valorisé, à la différence des autres hommes de son épouse.

Un sauveur. Il a éliminé toute dimension agressante pour lui-même. Le mode victimal est mainte-nant celui de son épouse. Des rôles interchangeables dans une relation duelle ? Identification ? Fusion ? Alternance ? Toujours de la multi-plication, de l’inventaire. Quel rôle lui donne-t-il, quelle fonction subjective ?

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c’est à cause des crises… elle prend un traitement (qu’il cite exactement)… on a voulu l’opérer mais ça a raté, elle a failli être paralysée… elle a une autre opération, l’appendicite et la totale parce qu’elle se plaignait beaucoup…

on a voulu un gosse de moi mais quand on a vu son état, plusieurs médecins spécialistes… elle se plaît à deux…

(Silence.)

— Et le caractère de votre femme ?

Dans ses crises elle pouvait être violente, beaucoup…

— Et avant elle, vous aviez des amies ?

— D’autres filles c’était que des passa-ges, le plus long 13 mois et on se voyait rien que le week-end, à cette époque j’étais un peu jaloux, peut-être qu’elle avait peur, elle a pas supporté…

je suis toujours un peu jaloux mais pas autant, elle était plus jeune aussi, le même âge que ma sœur et d’autres, oh ça a duré un ou quatre mois et cassé aussi parce que j’étais jaloux et les collègues étaient aussi jaloux envers moi parce que je trouvais plus facile-ment des filles qu’eux… c’est la jalousie d’un autre copain qui a fait la cassure, ils ont empêché qu’on reste ensemble.

— Et vous vous rappelez la première fois que vous avez eu des rapports sexuels ?

— C’était à l’école, j’avais peut-être 15 ans, c’est un peu loin, elle était un peu plus jeune, mais peut-être le même âge…

— Vous disiez que vous étiez jaloux ?

Possessif, je surveillais, je me cachais pour surveiller et un jour on avait eu une discussion, j’ai mal réagi, déprimé, toujours à me remettre…

— Et c’était quand ?

Ainsi la violence n’est pas seule-ment du côté des hommes de sa femme. Il y a symétrie ? Lui ne s’y tient pas. Aller plus loin dans ce sens, c’est encore lui donner une surface aisée de multiplications. Il parle des autres mais lui-même ? Retour sur lui-même. Lui en prise sur ses affects et sur ses initiatives.

Puisqu’il semble ne pas en avoir.

Qu’est-ce qui fait écran ?

Ainsi il y a une histoire cachée et secrète. Des peurs de séparation, de perte quand s’affirme une rela-tion possessive et envieuse. Une attitude projective : il faisait des envieux ? Dans tous les cas, l’échec est imputé à un autre. Il y a une échelle de mesure implicite et narcissique : ce qu’il peut perdre, c’est toujours ce qu’un autre peut lui prendre. Comment peut-il alors se dévoiler à un tiers ? Quelles conditions ?

Ici la référence à un temps mythi-que, « la première fois », est de soi. La réponse va insister une nouvelle fois sur de la semblance, entre « un peu plus » et « même que ». Les éléments même de la rivalité.

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— Peut-être vers 1980, entre 1975 et 1980…

— Tout à l’heure vous disiez que vous avez habité chez vos parents jusqu’à 44 ans ?

— J’ai été le seul à rester le plus long-temps, je ne sais pas pourquoi, faut croire qu’à cette époque je me plaisais avec les parents et le père partait toujours sur les chantiers et ma mère était toujours malade, fallait tout le temps être près d’elle pour faire les courses, aller voir le médecin… je pouvais pas m’en aller, elle en a voulu que je parte avec elle, mais le père a consolidé le départ… mais avant je pensais déjà à prendre un appartement en ville et je pensais souvent à voir une agence patrimoniale… des moments j’en avais marre de rester célibataire…

je voulais trouver l’âme sœur… j’allais avec des collègues ou des collègues me disaient… des clubs de rencontre, c’était dans mon but de le faire…

— Et dans les rapports sexuels, ça se passait comment pour vous ?

— Pas de problèmes, ça baigne… il y a des moments où elle a pas envie et réciproquement, on gère ça bien tous les deux, on s’aime, elle m’a fait des compliments quand on s’est rencontré et même sa sœur aussi… elle voit que je m’occupe d’elle, pas comme son premier et son deuxième, ses crises il s’en foutait tandis que moi, son fils le dirait… et sa fille…

Dater et faire histoire, donner du cadre, tel est l’objectif de la data-tion. Recontextualiser pour permet-tre d’aupermet-tres expressions. Ce qui n’aura pas lieu.

Recommencer, sur une autre dimension la datation. Dans sa réponse : fils et père se partagent le temps de présence auprès de la mère. Il est délégué de l’absent.

Elle était possessive. C’est par le père qu’il a accédé à un mode d’existence extra-familial, hors de la présence de la mère. Il n’était plus en possibilité d’initiatives ; père contre mère d’un côté,

Le moment de la plus grande dépos-session. Entre maîtrise et perte.

Comment aménage-t-il ? Il n’y a rien à voir. Et sa réponse se pose à côté de la question. Ce n’est pas la première fois, mais cela devient plus explicite. Il ne me répond pas en tant qu’homme mais en tant que mère et sauveur, en s’appuyant sur l’opinion de l’environnement. Elle a un fils âgé de 22 ans ; il n’habite pas avec eux, en formation de trai-teur après avoir eu une adoles-cence difficile « il ne savait pas ce qu’il voulait ». Le père de ce garçon le poussait dehors au motif « tu as l’âge, on va pas te nourrir continuellement ». Et du deuxième mari elle a une fille : celle qui va lui poser des problèmes et pour quoi il est incarcéré.

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

— Comment ça s’est passé au début avec elle ?

Le début je ne saurais pas trop

Le début je ne saurais pas trop