• Aucun résultat trouvé

2 FONCTIONS DE L’ENTRETIEN TESTIMONIAL

2.1 Créer un environnement fiable

Le témoignage cherche à refaire du lien là où il y a eu rupture : quand le témoin prend la parole, c’est à la fois pour affirmer l’irréductible de son expérience, mais aussi pour renouer avec son semblable. C’est en effet la négation du pacte social qui constitue, pour les victimes de violences extrê-mes, la catastrophe psychique dont ils continuent à souffrir leur vie durant.

Si le souvenir des persécutions s’estompe avec le temps, le sentiment d’avoir été abandonné du reste du monde ne s’atténue jamais.

Le fait d’avoir face à soi une personne prête à l’écouter représente, pour la victime, un acte d’une grande portée symbolique. Les survivants tutsis qu’il m’a été donné d’entendre ont tous souligné l’importance restauratrice d’une écoute empathique. Ainsi, Eulalie, que j’ai rencontrée à quatre reprises, ne cesse de revenir, dans tous nos entretiens, sur le fait que quelqu’un est prêt à l’écouter, « comme cela, pour rien ».

Tenter de restaurer la confiance dans l’environnement est donc la première tâche de l’entretien, tâche complexe, qui ne dépend évidemment pas de la seule bonne volonté du clinicien. Quelle que soit son empathie, il se heurtera à des marques de défiance qu’il doit pouvoir accepter sans en être blessé, comme autant de séquelles dont le survivant souffre, pour longtemps, sinon pour toujours. Cette défiance peut prendre plusieurs formes, que le clinicien apprendra à reconnaître, au fur et à mesure des entretiens.

Outre l’écoute empathique, l’effort actif de documentation de la part du clinicien est un point important pour l’établissement d’une confiance et d’une sécurité de base, au sens où Sandler la définit (1987). Même s’il inter-vient avant tout sur la réalité psychique, celui-ci doit acquérir un savoir mini-mum sur la réalité concrète de son interlocuteur. Il le doit, pour comprendre certains faits, mais il le doit aussi pour la victime, à qui il montre ainsi d’emblée qu’il n’est pas indifférent à son histoire et à celle de son groupe d’appartenance. Ce point peut sembler contraire à la neutralité bienveillante requise du clinicien : or, face à de telles situations, il lui faut, comme l’écrit

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

Carole Damiani, « garder la bienveillance et nuancer la neutralité » (2001, p. 109). L’intérêt dont il fera preuve est un levier important pour la prise de parole. Le rescapé d’un génocide a besoin de savoir à qui il a affaire, et le fait d’être défini comme un sympathisant, adoubé par le groupe des survivants, constitue la première étape d’une affiliation sans laquelle aucune parole ne peut circuler. Pour les survivants tutsis, ce besoin est particulièrement vif : le négationnisme qui sévit actuellement avive la douleur et le sentiment d’injustice. En attente d’une reconnaissance claire et sans ambiguïté, ils ressentent la nécessité de distinguer entre leurs amis et ceux qui, par igno-rance, indifférence ou idéologie, continuent à nier la spécificité du crime commis à leur encontre1. Car le survivant ne peut se permettre d’affronter une nouvelle fois l’indifférence de l’autre, qui est pour lui, un traumatisme renouvelé, qui redouble le traumatisme initial.

2.2 Restaurer l’espace subjectif interne

Parce qu’il est acte de langage, l’entretien offre la possibilité d’une parole qui a été empêchée par le traumatisme.

On peut se demander, à juste titre, si l’entretien avec les victimes de trau-matisme doit obligatoirement passer par le temps du témoignage. Il ne s’agit pas ici d’une simple remémoration, mais d’un effort long et difficile de la part de la victime pour s’arracher à la déliaison psychique dans laquelle elle se trouve plongée, comme le rappelle Jean Gortais quand il affirme que l’évocation des scènes traumatiques, loin d’être un « enfermement compulsif dans la factualité », a pour fonction de rouvrir la parole, en créant ainsi un

« espace vital entre la victime et son agresseur » (1995).

En confondant les espaces psychiques respectifs de l’individu et du groupe, le traumatisme a changé la signification de notions comme l’intério-rité et la subjectivité. « Je ne sais plus qui je suis, je ne me reconnais pas », disent souvent les victimes, quand elles sont capables de le dire. Certaines, incapables d’une telle formulation, ne font que montrer une détresse sans fin qui témoigne silencieusement de la catastrophe subie.

Raconter à un autre est un moyen d’articuler à nouveau ces espaces psychiques, en défaisant peu à peu l’intrication confusionnante qui s’est instaurée : le récit testimonial, qui recouvre à la fois la description de l’événement et la façon dont celui-ci a été vécu par le sujet, permet à ce dernier de récupérer un espace privé, dans une assignation respective des deux réalités, réalité extérieure et réalité interne. Par le biais de son

interlo-1. Ainsi la thèse du double génocide, telle qu’elle est véhiculée par certains, notamment en France, est une blessure de plus pour la mémoire des Tutsis du Rwanda.

42 10 ENTRETIENS EN PSYCHOLOGIE CLINIQUE DE L’ADULTE

cuteur, la victime peut ainsi se réapproprier la parole qui lui a été ôtée dans la violence du trauma : la reprise des processus de pensée et de figuration ne peut se faire qu’en s’étayant sur un autre, dans un échange langagier au plus près du psychisme.

Le cas d’Eulalie

Avant de présenter Eulalie dont je parlerai ici, il me faut rappeler certains faits qui éclaireront le lecteur comme ils m’ont éclairée.

Le génocide rwandais : bref rappel

Du 7 avril au 12 juillet 1994, un million de personnes ont été assassinées au Rwanda, parce qu’elles étaient étiquetées « Tutsi » ou « sympathisant tutsi » : la cause principale de cette tragédie est un malentendu introduit par la colonisa-tion. Ce crime, souvent présenté par les médias comme un conflit intertribal, est en fait le triste résultat d’une dichotomie ethnique créée de toutes pièces par le colonisateur, qui a servi de soubassement idéologique aux nombreux massacres qui devaient aboutir au génocide de 1994. En effet, la séparation en entités ethniques adverses – Tutsis et Hutus –, n’est fondée sur aucune différence de langue, de religion ou de culture. Mais au fil des années, cette séparation s’est intériorisée et officialisée sous la forme d’une mention de race figurant sur la carte d’identité, mention qui, pour beaucoup, a constitué un véritable arrêt de morta.

Le cadre

Plus que pour toute autre forme d’entretien, le contexte conditionne tout à la fois la prise de parole de la victime et la capacité d’écoute du clinicien. À la suite du livre que j’ai fait paraître sur le témoignage, j’ai été contactée par plusieurs asso-ciations de Tutsis vivants en France, qui m’ont demandé de recevoir les survivants qui en feraient la demandeb.

La difficulté pour moi a été de mettre en place un cadre suffisamment clair et défini, pour garantir le déroulement de ces entretiens. Le clinicien, en effet, doit disposer d’un contenant fiable, qui puisse endiguer les dérapages, la confusion des rôles et la désorganisation psychique induite par la rencontre avec la souf-france traumatique.

En l’absence d’institution, il m’a fallu m’étayer sur les principes psychanalytiques, bien sûr, mais aussi sur un dispositif concret, qui consistait en un partenariat volontaire et bénévole avec un collègue médecin ouvert à ces questions, et disposé à recevoir en parallèle les personnes qui le souhaiteraient. Ce tandem médecin-psychologue s’est révélé efficace, fonctionnant comme un couple paren-tal pour les patients, et comme un couple de co-thérapeutes pour chacun d’entre nous. Au fur et à mesure des entretiens, ce cadre minimum de départ s’est avéré un outil précieux, en ce qu’il permettait, notamment, la diffraction du transfert, et un échange continu sur les affects contre-transférentiels de chacun.

La demande

Eulalie V. est une veuve rescapée du génocide, âgée de 54 ans. Elle a perdu quatre de ses six enfants, son mari et toute sa famille d’origine, parents, frères et sœurs, oncles et tantes. Je l’ai rencontrée à quatre reprises, en l’espace de deux mois, à raison d’un entretien tous les quinze jours.

Au départ, la demande a été formulée par sa nièce, Alice R., chez qui elle vit dans une ville de province. Très impliquée au sein des associations de survivants, cette jeune femme n’est pas une survivante du génocide, mais y a néanmoins perdu une grande partie de sa famille d’origine.

La réponse positive d’Eulalie à la proposition de me rencontrer doit être considé-rée comme l’équivalent d’une demande. En effet, en de pareils cas, ce serait une erreur de s’attendre à une demande classique en bonne et due forme. L’initiative des associations rwandaises a fonctionné ici comme un contenant pour les demandes éventuelles, permettant ainsi aux personnes isolées d’activer cette offre, sans se sentir importunes ou trop directement redevables.

Pour beaucoup de victimes, incapables de prendre une telle initiative, c’est la demande formulée par le biais d’un proche qui constitue le premier pas vers une demande construite, dont le professionnel doit favoriser l’émergence par un travail patient et un esprit d’ouverture.

La présence d’un tiers

C’est Alice qui servira d’interprète lors des entretiens qui se déroulent en kinyarwanda, pour Eulalie, et en français, pour moi.

Une fois accompli le nécessaire ajustement de nos places respectives, la présence d’un tiers s’est révélée comme un élément important du cadre en train de se construire : loin de se réduire à la fonction d’interprète, elle a constitué un facteur de sécurité pour Eulalie, et aussi pour moi, en ce qu’elle m’offrait la possi-bilité d’une réassurance dans les moments de désarroi induits par le récit trauma-tique. Les précisions spontanées d’Alice ont été d’une grande aide pour éclairer certains développements plus directement liés au contexte historique ou sociocul-turel.

Il a été intéressant de voir combien, au fil des entretiens, sa façon d’intervenir s’affinait, s’intégrant de mieux en mieux au récit en train de se faire. Cette inté-gration a constitué un indicateur fiable de la dynamique interlocutoire qui se mettait en place.

a. Ces quelques lignes sont empruntées à l’article d’Yves Ternon, « Le génocide des Tutsis du Rwanda » in L’Arche (avril 2004, n˚ 554), où l’on trouvera notamment plusieurs articles de fond consacrés au génocide.

b. Les deux principales associations de survivants en diaspora sont Ibuka, qui signifie « Souviens-toi », et la Communauté rwandaise de France.

44 10 ENTRETIENS EN PSYCHOLOGIE CLINIQUE DE L’ADULTE