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1 ANALYSE DU PREMIER FRAGMENT D’ENTRETIEN

Même si dans un premier temps Marie tente de s’échapper comme sujet en nous signifiant d’emblée combien elle n’est pas porteuse d’une demande (« venir vous voir parce que je commence un traitement à la méthadone »), il semble que nous pouvons noter d’emblée que le changement de (rapport au) produit, en plus de réduire la désinsertion sociale de Marie, lui a, en quelque sorte, permis de réinvestir la parole.

Il est fréquent, et la succession de désignations indéfinies (« les gens »,

« il y en a plein », « on ») le montre, qu’en deçà de ces temps d’« adresse », toutes les paroles semblent équivalentes et ne pas valoir grand-chose.

Pour écouter Marie, il faut au clinicien faire le pari que son acceptation de suivre le conseil du médecin en venant rencontrer la psychologue, inaugure sa réappropriation d’une place différente dans le langage parce qu’augurant d’une réappropriation de la demande.

« Oui, vous avez été d’accord avec ce que le docteur vous a dit… » est sans doute la seule écoute possible susceptible, d’une part, de fissurer le réel qui commande à l’existence de Marie, d’autre part de lui permettre de la mettre en mots, ce qu’elle fera, comme le montreront les fragments d’entre-tiens suivants.

— Quel âge ont vos petites filles ?

— 14 et 10 ans, elles sont super les petites ! Je voudrais pas qu’elles connaissent la même vie que moi, c’est pour ça, quand on m’a dit que je ne pouvais plus les voir, j’ai dit d’accord, pourtant c’était horrible pour moi de ne plus être avec mes petites filles… on me les a enlevées, c’était dur…

— Vous avez dû vous en séparer ?

— Oui parce que j’étais trop dans le produit, c’était pas bon pour elles… vous savez quand on a besoin d’argent pour la drogue, on fait n’importe quoi, même le trottoir… maintenant, dans la rue, j’ai les larmes aux yeux si je vois une mère donner des câlins à ses enfants… je ne sais plus où j’en suis… des fois je crois que je suis seule au monde.

a. Bus méthadone qui circule dans la ville et distribue un produit de substitution lors de deux stationnements réguliers et quotidiens à des personnes repérées comme n’étant pas en capacité psychique ou physique de s’adresser à une structure de soins quelconque. Ce produit est délivré soit sur-le-champ lorsqu’il s’agit d’une prescription ponctuelle, soit après un entretien dit d’inclusion dans le programme de soins.

b. La méthadone agit pendant 24 heures.

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Si nous reprenons le « schéma » évoqué plus haut : nouer un lien, rencon-trer le toxicomane, entreprendre le travail psychique proprement dit, nous pouvons faire l’hypothèse qu’un point de nouage s’est enclenché lors de la toute première entrevue, celle qui suivait immédiatement le passage dans le bureau médical, celle qui a eu lieu sans rendez-vous, qui serait néanmoins restée « passage à l’acte » partagé entre Marie et moi si nous n’avions pas pris le temps de l’inscription du rendez-vous suivant, cette écriture trem-blante, douloureuse, nécessaire. Tentative pour le clinicien d’introduire une esquisse d’élaboration, l’écriture, face à l’acte, passer d’un bureau à l’autre, dans ce contexte où tout sujet se vaut, toute parole est équivalente, c’est-à-dire vide. Tentative également d’injecter, si l’on peut c’est-à-dire, un premier aspect d’une continuité temporelle, le rendez-vous inscrit sur un objet voué à partir en fumée, le paquet de cigarettes, la mise en ordre des propos qui, sinon, seraient restés des mots proférés à la cantonade, les reprendre signifie qu’adresse il y a eu et que le sujet va devoir se frotter aux risques du trans-fert.

Recevoir le patient sans différer la « demande » repose sur quelques idées que la synthèse finale réévoquera :

− saisir au vol le sujet dans son étroite émergence ; l’expérience montre qu’à défaut, ce dernier ne reviendra pas ;

− renforcer, d’une certaine façon, l’illusion de la toute-puissance, « comme je veux, quand je veux », du sujet, condition pour supporter ce que cette rencontre risque d’induire comme perte ;

− donner à ce qui, sinon, serait un passage à l’acte de plus, une urgence et un affolement parmi d’autres, le statut de « demande ».

Dans l’après-coup, lorsque le patient revient en l’occurrence, nous pouvons avancer qu’un lien s’est noué.

Il nous reste à le rencontrer : anticipons un peu sur des éléments de conclusion en proposant que ce que nous enseigne la psychanalyse, c’est que la parole cadre la jouissance ; une fois les bords de ce cadre rendus possibles dans le nouage, la jouissance en question peut s’écouler comme va le montrer le récit qui va suivre, le sujet ne s’y noiera plus1.

De jouissance, il est donc déjà question, et Marie nous donne à entendre (et à voir) comment le corps en reste le support de prédilection (« avant j’avais un beau visage… et puis la poudre, tout ça, mes dents sont cassées »).

« Un cadavre » : le clinicien se risque ici à conduire l’évocation du sujet au bout de sa « logique », hors symbolique : réel du réel, le nirvana, satisfac-tion de la pulsion de mort et de la destrucsatisfac-tion qu’elle figure, point zéro,

1. Certains pré-adolescents (11-12 ans) se noient dans les sécrétions bronchiques et les vomisse-ments que peut provoquer l’ingestion par inhalation de crack (cocaïne brute).

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

signifiance impossible, chose, point d’horreur ultime à partir duquel Marie ne peut plus associer… sauf si, en face, il lui est proposé ce qui demeure de la face vivante de la pulsion : « Quel âge ont vos petites filles ? »

Marie, à l’image de nombreux patients toxicomanes, se présente à la fois comme victime et coupable, elle dit : « On me les a enlevées… c’était pas bon pour elles… »

Le clinicien pointe alors la position imaginaire : « Vous avez dû vous en séparer ? » Cette intervention du clinicien risque ici un déplacement visant à remettre le sujet au cœur de sa plainte (« Vous… »).

Et subrepticement, Marie glisse de l’indéfini (« on… ») à la nomination (« J’ai les larmes aux yeux… »), nomination d’un enfant dont on peut se demander lequel il figure : les siens, elle-même ? La « réponse » ne tarde pas à se faire jour, elle conclut : « Je ne sais plus où j’en suis. »

Dans son évocation du corps détruit, Marie utilise ce dernier comme réfé-rence à sa jouissance tout en commençant, cependant, à faire de ce corps un discours. C’est ce qu’autorise le transfert : que Marie esquisse une rencontre d’elle-même en place de ma propre rencontre avec sa jouissance qu’elle ne pouvait voir elle-même.

Pousser ce discours de jouissance à son paroxysme, c’est-à-dire jusqu’à l’ultime signifiant de « cadavre », consiste à l’autoriser à aller au bout de sa parole, en disant, en prononçant, en mettant des mots sur la mort, en l’enga-geant à dire ce que, jusqu’ici, elle ne pouvait qu’agir.

Enfin, insister sur sa participation à ce dont elle se plaint, le placement de ses filles, vise à remettre Marie en position de sujet là où, jusqu’alors, elle demeurait passive, et vise aussi à une production d’un « je ». Il s’agit pour le clinicien de remettre la patiente au cœur de l’événement sans pour autant la culpabiliser ni la juger en aucune façon.

Deuxième fragment d’entretien : le toxicomane refuse la nécessité de la perte

Marie. — Ma vie, c’est juste de la survie… À 13 ans, j’étais déjà sous héroïne, c’était fou, la famille, les amis, ça n’existait plus… j’ai dormi dans la rue, j’ai commencé à voler pour payer mes doses, j’ai même été en prison, une vie normale de droguée quoi !

Psychologue. - Racontez-moi ces 13 ans…

— J’étais en révolte dans ma famille, je ne supportais personne, on ne m’avait pourtant rien fait de spécial… ma mère travaillait mais elle s’occupait plutôt bien de nous et mon père, sur les routes, toujours sur les routes… un soir, il n’est pas revenu.

— « Nous » ?

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— J’ai une sœur et deux frères, on manquait de rien mais c’était comme si on n’existait pas vraiment, chacun quoi, vous voyez, ma sœur et moi c’était pareil pour ma mère, mes frères aussi, on était tous pareils quoi. À l’école j’ai rencontré des copains, j’ai commencé par essayer le shit, un peu d’alcool aussi, et j’ai goûté la cocaïne, j’ai aimé ça, je me sentais toujours forte, en forme, la drogue m’a beaucoup aidée et puis j’ai rencontré des gens plus vieux qui s’intéressaient à moi, ils vivaient dans une sorte de squat, c’est comme ça que j’ai commencé à ne plus rentrer chez moi. Ma mère supportait mal ces fugues et me menaçait de tout mais je m’en foutais complètement, je vous l’ai dit, plus rien n’existait autour de moi, même pas ma famille, il faut dire que j’avais déjà pris de l’héroïne là, et alors là, on rentre vite dans la drogue… on pense qu’à ça, on pense qu’à la drogue, on ne s’occupe plus de rien d’autre, je volais l’argent dans le sac de ma mère et puis cet argent ne suffisait plus, j’ai été obligée de rentrer dans le trafic ; parce qu’au début on nous le donne le produit, on paye pas, alors on croit que c’est bon, que tout est facile, on croit que consommer, c’est être libre, mais on peut pas garder le contrôle, c’est pas possible. En fait avec la drogue, on pense à rien, on pense pas quoi ! On prend de la drogue et on efface tout ce qui est autour de nous, on devient acharnée de la blanche…

— La blanche, c’est ce que vous preniez ?

Oui, la poudre, je ne pouvais plus m’en passer, c’est la poudre qui commande tout, nous on suit ce qu’elle nous dit, quand on a trop mal aux muscles on n’entend même plus ses enfants, des fois, je me rendais compte de ça et c’était tellement dur, je regardais mes petites filles et pour ne plus rien sentir, je me réfugiais encore dans la poudre…

— Vous ne pouviez pas interrompre cette spirale…

— Jusqu’au jour où je me suis dégoûtée.

— Mais parlez-moi de ces moments où vous regardiez vos petites filles…

— C’est quand j’étais un peu claire, je me disais, cette vie de junkie ne vaut pas la peine d’être vécue, alors quand je pensais ça, c’était une bonne raison de retourner chercher de la poudre, je savais que j’oublierais…

— Vous décidiez d’oublier… ?

— Non… je ne crois pas que je décidais de grand-chose… c’était comme ça, je ne pouvais pas faire autrement… je peux vous le dire à vous, j’aimais ça plus que tout… ça me fait mal de vous avouer ça, mais c’était comme si mes filles passaient après ça. C’est quoi ? C’est de l’égoïsme, n’est-ce pas ?

— Qu’est-ce que vous aimiez ?

— J’aimais la rue, les gens qui me demandaient si j’en avais, on se comprenait rien qu’en se croisant, j’aimais les paquets, la dînette, j’aimais tout ce qui va avec la poudre, chauffer, faire sortir l’air de la seringue… et j’aimais surtout me l’envoyer…

(J’entends la description d’un acte sexuel et je demeure silencieuse faisant l’hypo-thèse que Marie va s’entendre à son tour parler de la drogue comme d’un parte-naire, comme d’un partenaire sur lequel, elle aurait, de plus, une maîtrise totale.)

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

2 ANALYSE DU DEUXIÈME FRAGMENT