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ÉLÉMENTS SÉMANTIQUES ET TERMINOLOGIQUES

A. La sémantique des usagers

Usager, habitant, bénéficiaire, allocataire, client, citoyen... Tant de termes pour identifier une seule et même personne. Nous nous sommes interrogé longuement sur le terme le plus adéquat pour qualifier ceux qui viennent au CCAS. Pour Jaeger et al., « la terminologie ne

s’accompagne pas de définitions claires dans les textes officiels. Elle renvoie à de multiples figures, traduit des représentations sociales différentes. Le sens donné aux mots est lié à la conception des objectifs poursuivis » (Jaeger et al., 2015, p. 17). Nous nous sommes retrouvé

assez seul face au nombre conséquent d’appellations. Pourtant, il faut choisir un lexique clair, qui puisse ne pas faire débat, et qui englobe la grande multiplicité des situations rencontrées.

Pour cela, nous allons proposer différentes expressions que nous avons pu entendre lors de réunions, lire dans des ouvrages ou articles spécialisés, percevoir dans divers domaines, pour

en émettre une critique. Nous ferons notamment un décryptage du rapport de Jaeger et al., remis au Conseil supérieur du Travail social, intitulé « Refonder le rapport aux personnes. "Merci de

ne plus nous appeler usagers" » :

- le bénéficiaire : pour les auteurs, c’est une « personne qui, en vertu de la loi, d’un

règlement, d’un contrat, dispose d’une situation particulière dont il tire un intérêt » (Jaeger et al., 2013, p. 18). Ici, la question de l’intérêt prédomine. Peut-on dire que les personnes qui se

rendent au CCAS tirent un gain de leurs situations ? C’est l’étymologie qui nous amène à ne pas retenir ce terme : dans "bénéficiaire", nous entendons « bénéfice » (qui rejoint « intérêt »). La vision utilitariste ne se prête pas à notre exploration ;

- l’habitant : pour Jaeger et al., c’est celui « qui vit dans un lieu précis, concret, vécu » (ibid., p. 21). Le CCAS étant un centre communal, nous pourrions estimer que ce terme convient. Une limite apparait toutefois, avec l’obligation de domicilier les personnes qui en font la demande, peut-on dire qu’elle est réellement l’habitante de ce lieu précis et concret ? Aussi, l’institution cantonne-t-elle son action aux seuls Bisontins ? Le terme "habitant" renvoie à des territoires multiples sur lesquels nous reviendrons dans ce chapitre ;

- l’allocataire : le terme est « employé pour les titulaires d’allocations spécifiques :

prestations familiales, allocations de solidarité aux personnes âgées, etc. » (ibid., p. 18).

L’allocataire est la personne qui perçoit une allocation. Pour notre public, toutes les personnes qui se rendent au CCAS ne bénéficient pas nécessairement en amont des services sociaux. Par exemple, une personne âgée qui se rend à la Maison des Seniors pour un renseignement ne bénéficie pas forcément de l’APA ;

- le citoyen : la citoyenneté « ne se définit pas uniquement d’un point de vue juridique par

la possession de la nationalité française et des droits civiques et politiques » (ibid., p. 20). Plus

largement, il est question de « participation à la vie de la cité » (ibid.). À nouveau, cette figure n’est pas appropriée pour désigner le public reçu par l’institution, même si elle s’avère la plus juste : elle se rapporte trop à la vie politique. Il convient d’être prudent en ce domaine ;

- l’usager : ce terme est, sans conteste, celui qui fait le plus polémique dans notre milieu. Il est pourtant, paradoxalement, le plus utilisé. Cette appellation trouve sa consécration dans la loi du 2 janvier 2002, rénovant l’action sociale et médico-sociale, en lui donnant une légalité.

Il deviendrait alors le terme adéquat. Cependant, nous émettons quelques critiques. Ce vocable renvoie au domaine de l’usage et beaucoup de professionnels le jugent réducteur : il « mettrait

trop l’accent sur une dimension purement consumériste ou négative » (ibid., p. 24). De même,

des usagers font vœu de ne plus être qualifiés comme tels « en raison de ce qu’il leur évoque :

usagé, assujetti, incapable, etc. » (ibid.). Trop connoté, nous ne retenons pas "usagers" pour

désigner le public ;

- les personnes : selon le dictionnaire Larousse, une personne21 est un être, sans

distinction de sexe, un individu considéré pour lui-même. Ce terme désigne simplement la qualité d’humain, en tant que telle. Dans un souci d’englober la totalité du public accueilli, sans distinction, autour d’un seul et même mot, c’est celui-ci que nous retiendrons. Nous pourrons parler de « personne accueillie », de « personne accompagnée » ou de « personne » : l’accueil est inconditionnel. Le fait de désigner ce public par cette qualification nous permet de ne pas dévaloriser une strate de population par rapport à une autre. C’est avant tout la représentation de l’Homme qui nous porte à ce choix. De plus en plus utilisé dans le domaine de l’intervention sociale (pour les situations de handicap ou encore pour l’avancée en âge), en vue de respecter les droits au maintien à l’autonomie, il touche directement à l’éthique.

Pour terminer, les termes de « public » et de « population » pourront être utilisés tout au long de ce manuscrit. Ces dénominations renvoient à des groupes hétérogènes, avec une acception assez générale. Nous les considérons comme un ensemble de personnes ayant, ou non, un lien entre elles.

Après ce premier développement, nous allons maintenant nous pencher sur le concept de gouvernance, présent dans le titre de notre thèse.

B. Gouvernance

Le discours d’aujourd’hui sur la gouvernance « fait l’objet d’une double confusion » (Pitseys, 2010, p. 207). D’une part, on lui assignerait « tout et n’importe quoi » : réformes publiques,

accords public-privé, contrôle des représentants politiques... ; de l’autre, la gouvernance cristalliserait tous les discours « antiétatistes néo-libéraux » (ibid.).

Qu’est-ce que la gouvernance ? Ce terme, toujours plus utilisé, l’est parfois de façon galvaudée. Quelle réalité recouvre-t-il exactement ? Peut-on lui assigner une définition stricte et cadrée ?

Souvent, ce concept de gouvernance est considéré comme étant en vogue. Pour beaucoup, il serait même "commode" (ibid., p. 207.) Selon Philippe Moreau Defarges, s’inspirant des travaux de Jean-Pierre Gaudin, la gouvernance « serait tout bonnement [sic] de

l’action publique en réseaux, une pratique relationnelle de coopérations non prédéfinies et toujours à réinventer, à distance des armatures hiérarchiques du passé et des procédures routinières. Au principe de cette nouvelle action publique, s’il y a moins de commandement central et de hiérarchie que de procédures de négociation, l’ajustement entre acteurs n’en reste pas moins nécessaire. La négociation en réseaux apparaît comme un mode de coordination entre actions, impliquant objectifs et moyens, systèmes de valeurs et logiques d’intérêts. Et cela par des procédures d’interaction et de négociation systématiques » (Moreau Defarges, 2008,

p. 33). Plusieurs mots-clés s’en rapprochent : négociation, réseaux, ajustement, objectifs et moyens, intérêts. La gouvernance apparaît systémique22. Elle intègre une multitude de facteurs,

interdépendants les uns aux autres, et permet de mieux appréhender la complexité. En somme, elle est plurielle et complexe (Brunelle, 2010).

Avant de mieux expliquer ce que recouvre cette valeur plurielle, différencions-là d’autres termes similaires, parfois employés – à tort  comme synonymes. En premier lieu, le

gouvernement. Moreau Defarges explique que « [la] gouvernance n’est pas synonyme de gouvernement. [Les deux] se réfèrent à des comportements exprimant une volonté, à des activités guidées par un but, à des systèmes de règles. Mais l’idée de gouvernement implique une autorité officielle, dotée de capacités de police garantissant la bonne exécution de la politique adoptée » (Moreau Defarges, 2008, p. 31). Philippe Hirlet partage également cette

vision : « La gouvernance est une relation de pouvoir. Le gouvernement est l’exercice

opérationnel de ce pouvoir » (Hirlet, 2007, p. 6.) Le gouvernement implique l’opérabilité, vu

dans un sens strict et borné. La gouvernance devient alors un ensemble plus large que le gouvernement.

Le deuxième élément concerne la gouvernabilité. Selon Hirlet, elle est « la mesure de

l’efficacité [du pouvoir] sur les systèmes concernés » (ibid.). Nous sommes en présence d’un

outil d’évaluation des systèmes en présence.

La gouvernance s’installe dans un cadre en pleine mutation. Ainsi, elle « accompagne

les modalités de redéfinition du pouvoir, actionne le levier de la démocratie associative et améliore l’efficience de l’organisation » (ibid., p. 4). Elle s’inscrit comme le « meilleur système de gestion des hommes et des ressources » (ibid., p. 5).

Le point central de ce développement tient dans l’importance de la « négociation », amenant la ou les décisions (ibid.). C’est ainsi que Moreau Defarges écrit que « la gouvernance

implique un pouvoir doux (soft power), agissant par l’incitation et la persuasion, par opposition au pouvoir dur (hard power), imposé par la force » (Moreau Defarges, 2008, p. 55).

Cette réflexion est appuyée par Yves Chappoz et Pierre-Charles Pupion pour qui « la gestion

des affaires publiques repose désormais sur un processus d’interaction et de négociation entre des intervenants très hétérogènes au sein de réseaux » (Chappoz et Pupion, 2013, p. 2).

Alexandre Moine et Nathalie Sorita vont dans ce sens : « La gouvernance […] appelle à une

"horizontalité" des positions où la décision doit être négociée, et cela entre plusieurs acteurs dont les légitimités ne sont pas hiérarchisées a priori » (Moine et Sorita, 2015, p. 188).

À l’inverse d’un gouvernement exerçant un pouvoir vertical et imposé par la force, la gouvernance suppose une entente, une concertation, une harmonie pour se développer. Gilles Pinson montre à ce titre qu’il « semble légitime d’appréhender [...] les politiques urbaines en

France au travers d’outils théoriques qui, justement, accordent un rôle de premier plan aux interactions horizontales entre acteurs, groupes et organisations urbains, aux conflits, alliances et logiques de coalitions dans lesquels ils sont impliqués » (Pinson, 2010, p. 74).

Moreau Defarges insiste à son tour : « La gouvernance implique un univers où tout se débat, se

négocie et donne lieu à des compromis rationnels et raisonnables » (Moreau Defarges, 2008,

Il faut toutefois noter que la négociation, même idéalisée, génère son lot d’exclusions. C’est un des premiers points d’interrogation soulevés par Moreau Defarges. Celui-ci montre que la gouvernance s’apparente à un jeu d’acteurs, tout en contenant un paradoxe : « Il est

impossible d’abandonner les exclus. Comment en faire des joueurs ayant la volonté et la capacité de participer à la gouvernance, alors qu’à leurs yeux ce n’est qu’une nouvelle mystification pour confirmer le pouvoir des puissants ? » (ibid., p. 100.) Cette première

approche, relative à la problématique de l’inclusion de tous autour d’un projet commun, sera traitée de manière plus approfondie dans la deuxième partie.

Dans ce prolongement, le deuxième point de questionnement concerne le

« multiculturalisme » professionnel23. Comment allier chaque identité autour d’une action

commune ? C’est le dessein d’une richesse unie, modelée par le consentement. Face à cette théorie idéale, Moreau Defarges expose que l’homme, dans un besoin d’affirmer son identité et de se distinguer, fait souvent dévier les bonnes intentions. Pour notre cas, la gouvernance locale implique des acteurs d’horizons différents. Dans sa phase externe, elle relie des fonctionnaires territoriaux de diverses institutions ayant des cultures propres : fonctionnaires d’État, acteurs du privé ou encore associatifs. En interne, les élus et les administrateurs côtoient des agents aux origines et aux formations distinctes. Cette question du multiculturalisme prend corps ici.

Un troisième point, soulevé par l’auteur, tient à ce qu’il est courant de nommer la

transparence. Moreau Defarges note que « la gouvernance [suggère la] "dépolitisation" du pouvoir. Les enjeux "irrationnels" de pur pouvoir – comme le contrôle de l’information – doivent disparaître, tout devenant transparent » (ibid., p. 107). Pour une gouvernance optimale,

traduite aujourd’hui par la rhétorique de la transparence politique, il faut ne rien cacher, entrer dans un modèle proche de celui de la "cage de verre". Pour Bernard Jouve, « gouvernance rime

dans ce cas avec transparence dans la gestion interne, retour à certaines règles éthiques et rééquilibrage des pouvoirs » (Jouve, 2007, p. 387). Mais, dans un contexte justement politique

(puisque les collectivités territoriales sont par essence administrées par le politique), comment penser la gouvernance dépolitisée ? Peut-on jouer l’entière transparence face à des enjeux dépassant le simple contrôle de l’information ? Brunelle montre, pour sa part, que le statut des

23 Ici, multiculturalisme ne renvoie pas aux débats classiques autour de l’intégration ou aux controverses anglo-

saxonnes (Ferréol et Jucquois (sou la dir. de), 2010). Il s’agit prioritairement de cultures professionnelles, de travail et de formations.

différentes parties est parfois oublié. Pourtant, le poids relatif de chacune peut avoir une vraie incidence (Brunelle, 2010). Nous verrons dans quelle mesure la transparence et le poids des

institutions peuvent influencer les processus de décisions locales.

Enfin, le dernier élément concerne les conflits irréductibles. Moreau Defarges explique que « la gouvernance n’est pas faite pour changer la vie, mais pour la gérer » (ibid., p. 115). Un conflit, majeur, peut exister et perdurer au-delà de la gouvernance. Comment, en connaissance de cause, travailler de concert ? Y a-t-il une solution pour dépasser ce conflit et imaginer une nouvelle harmonie ? « La solution à ces problèmes [...] réside dans la mise au

point [d’une] "gouvernance hybride", c’est-à-dire […] fondée sur la recherche de compromis entre toutes les parties prenantes impliquées » (Brunelle, 2010, p. 29.) Cette question sera

traitée sous différents angles, en tenant compte des aspects internes et externes de l’institution.

À vrai dire, cette gouvernance s’intègre petit à petit dans les politiques publiques (et dans l’intervention sociale en particulier), pour devenir un nouvel instrument d’action (Le Galès et Lascoumes, 2005). L’OCDE reconnaît la réalité pratique de ce concept : « Le terme

d’"administration publique" ne convient plus pour décrire les modes d’organisation et d’administration des villes et de leurs habitants. Dans un monde où la participation des entreprises et de la société civile est de plus en plus la norme, le terme de "gouvernance" définit mieux les processus par lesquels les citoyens règlent collectivement leurs problèmes et répondent aux besoins de la société, en faisant appel au concours de l’"administration" publique » (OCDE, 2001, p. 11.)

Hirlet estime aussi que « désormais, il s’agit de penser l’action sociale à l’aune [de ce]

concept comme meilleure façon de diriger les hommes et les ressources » (Hirlet, 2007, p. 7).

John Pitseys le partage également : « [Ce] thème s’insère dans le lexique administratif en

inscrivant en son sein des langages qui lui étaient étrangers jusqu’ici » (Pitseys, 2010, p. 218.)

Comme nous l’avons suggéré brièvement, la gouvernance amène avec elle un nouveau mode de gestion, inspiré tout droit du monde marchand de l’entreprise. Hirlet nuance ce propos en affirmant que ce n’est pas la gestion qui est inutile mais l’idéologie gestionnaire (Hirlet, 2007). Moine et Sorita le constatent : « Ce terme de gouvernance, dont l’usage en langue française

était tombé en désuétude, est réapparu par la voie de la culture anglo-saxonne, notamment celle du monde de l’entreprise, à partir de la fin des années 1970. Son sens et son usage ont été rapidement annexés à l’idéologie de la "révolution néolibérale", avec le new public

management qui promeut la réduction de la puissance de l’État » (Moine et Sorita, 2015, p. 188.) Finalement, « la gouvernance apparaît comme un Janus aux deux faces contradictoires.

D’une part, l’égalité démocratique ; de l’autre, une prescription de la concurrence. C’est le grand écart. Du coup, la gouvernance n’est-elle qu’une incantation, voire une manipulation ? »

(ibid., p. 188.)

Il faut rester prudent et ne pas tomber dans l’idéologie, comme Vincent de Gaulejac nous l’enseigne (de Gaulejac, 2011). Nous utiliserons ce concept avant tout pour observer finement notre objet, puisqu’il donne une clé de compréhension que ce qu’est un système de gestion des hommes et des ressources, prenant en compte toutes les parties dans un processus équilibré.

Dans tous les cas, cela est à présent indissociable du concept de territoire, en ce sens que ce sont les acteurs, organisés en "jeux", qui vont faire évoluer les conditions dans lesquelles le travail social se développera.