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ÉLÉMENTS SÉMANTIQUES ET TERMINOLOGIQUES

D. Décentralisation et déconcentration

Cette distinction entre décentralisation et déconcentration revêt de l’importance. Ce développement vient en lien direct avec le thème des territoires, de leur administration, des jeux d’acteurs et de la gouvernance qui en découle. Elle est l’un des pivots de notre réflexion.

La décentralisation consiste en une délégation de pouvoirs administratifs, un transfert de compétences au bénéfice des échelons locaux, des organes élus (collectivités territoriales), qui gardent ainsi une certaine autonomie de décision et de budget (sous la surveillance d’un représentant de l’État) : elle peut être perçue comme le relai sur le territoire des politiques centralisées. Guy Janvier en donne une définition claire, à savoir « une délégation de pouvoir

ou de compétences, d’une autorité supérieure à une autorité hiérarchiquement subordonnée qu’elle contrôle étroitement » (Janvier, in Fourel et Malochet, 2013, p. 220). La

déconcentration, elle, concerne les Directions régionales ou départementales, telles que la DRJSCS (Direction régionale de la Jeunesse, des Sports et de la Cohésion sociale), la DREAL (Direction régionale de l’Environnement, de l’Aménagement et du Logement), la DIRECCTE (Direction régionale des Entreprises, de la Concurrence, de la Consommation, du Travail et de l’Emploi) ou encore la DDCSPP (Direction départementale de la Cohésion sociale et de la Protection des Populations).

Deux évolutions majeures concernent directement notre sujet : l’acte I et l’acte II de la décentralisation.

Les « lois Defferre », plus communément appelées « acte I de la décentralisation », relatives aux droits et libertés des communes, des départements et des régions, paraissent au

Journal officiel le 2 mars 1982. Plusieurs points spécifiques les caractérisent :

- elles remplacent la tutelle pesant sur les collectivités territoriales par un contrôle a

- elles transfèrent la fonction exécutive départementale et régionale aux présidents de Conseil départemental et régional ;

- elles transforment les Régions en collectivités de plein exercice.

Le transfert des compétences de l’État vers les collectivités territoriales se fait dans de multiples domaines : urbanisme, action sociale, formation professionnelle, gestion des collèges et des lycées. La répartition s’effectue par "blocs de compétences".

L’acte II intervient dans la continuité du premier, mais s’en démarque sur plusieurs points. Il devait être l’occasion d’une vaste redistribution des compétences entre l’État et les différents échelons territoriaux. Cependant, la loi du 13 août 2004 tranche avec cette affirmation : elle instaure seulement un rôle de "chef de file", afin que des compétences similaires ne soient plus gérées à différents niveaux. C’est le domaine de l’action sociale qui connaîtra la « décentralisation la plus poussée, dès 1983 » : le Département se voit confier ce rôle (proche du « chef d’orchestre », selon Lafore) et a comme responsabilité l’aide sociale à l’enfance, l’aide aux personnes handicapées adultes, l’aide aux personnes âgées, la protection sanitaire de la famille et de l’enfance, et la lutte contre les fléaux sociaux. Le Département doit, par ailleurs, définir et mettre en œuvre une politique d’action sociale en élaborant un schéma départemental, ou encore financer et gérer le fonds d’aide aux jeunes en difficulté.

En suivant la pensée de Lafore, nous pouvons parler de « département-providence » (Lafore, 2004, p. 3). L’auteur montre en premier lieu que, s’il n’y a pas eu de grande innovation entre l’acte I et l’acte II, c’est notamment dû aux fortes résistances qui ont contré toute velléité d’un renforcement régional (pourtant initialement prévu) (Lafore, 2004). Toutefois, il précise que la « notion de "chef de file" renvoie plus à des attributions qu’à des compétences, à une

régulation davantage qu’à une réglementation, à une gouvernance et non à un gouvernement »

(ibid., p. 7). À ce sujet, d’autres observateurs notent que « le département apparaît comme un

coordonnateur. L’expérience apprend qu’en général, les systèmes qui font appel à des chefs de file fonctionnent relativement mal en raison des ambitions "souverainistes" des institutions locales les unes par rapport aux autres, ambitions d’ailleurs légitimées par la Constitution, qui interdit toute forme de tutelle d’une collectivité sur une autre. L’encadrement ne peut donc être que minimal » (Auby, in Fourel et Malochet, 2013, p. 225).

Les compétences, exercées jusqu’alors par l’État dans une politique verticale et jacobine, sont désormais traitées par les collectivités locales. Malgré une répartition par blocs, il arrive parfois que certains domaines soient partagés (comme les transports, l’éducation ou l’action économique). Dans un rapport de la Direction générale de la Cohésion sociale (DGCS) portant sur les politiques de cohésion sociale, il est noté que « ces transferts ne donnent aux

départements qu’un rôle de "guichet" pour un certain nombre de prestations définies par l’État. Par ailleurs, les modalités de compensations financières sont lourdes de menaces budgétaires »

(Janvier, in Fourel et Malochet, 2013, p. 216).

Du côté des communes, aucune attribution nouvelle n’apparaît : elles continuent à exercer leurs compétences traditionnelles (prise en charge des indigents et gestion des hospices pour l’intervention sociale). C’est via leurs CCAS qu’elles livrent une mission globale de prévention et de développement social sur leur territoire. Dans ces conditions, Rina Dupriet, citée par Borderie, dira : « Les lois de décentralisation (acte I et acte II plus récemment) ont

confié aux départements la grande majorité des secteurs sociaux (personnes âgées, RMI, personnes handicapées, enfance [...]), déshabillant ainsi les communes et leurs CCAS. » À cela,

Martine Aubry répond : « Les rôles du département et du CCAS sont complémentaires ». Et de poursuivre : « Si le département devient le "chef de file" de l’action sociale, le CCAS est une

institution historiquement reconnue par tous et qui a le privilège de travailler dans la proximité en lien étroit avec les associations et les acteurs sociaux des territoires. Les personnes s’y adressent naturellement » (Borderie, 2006, p. 165.) Il est indiqué, dans un rapport de

l’UNCCAS, que « 68 % de nos concitoyens sont concernés par l’action quotidienne des CCAS via la fourniture de services de proximité […]. Les CCAS sont les lieux où viennent échouer les

problèmes non résolus par les grands systèmes de protection sociale » (Janvier, in Fourel et

Malochet, 2013, p. 275). Pour Étienne Pinte enfin, « on observe dans les départements une

grande différence entre ceux où les communes ont la possibilité, en raison de leurs moyens, de faire plus, et ceux où malheureusement les communes sont obligées de faire moins ». Il

préconise alors qu’un « système de péréquation » voie le jour (Pinte, in Fourel et Malochet, 2013, p. 236).

L’Inspection générale des Affaires sociales a produit, en ce sens, un rapport annuel d’évaluation des politiques de décentralisation. Le bilan est univoque : « Le paysage issu de la

marqué par une grande diversité d’acteurs (État, collectivités territoriales, organismes de sécurité sociale, associations, etc.), aux compétences croisées, en décalage avec le modèle implicite des « blocs de compétences » généralement invoqué » (IGAS, 2007, p. 7.) Plus loin,

il est noté que le niveau communal a été négligé, alors qu’il « intervient fortement et depuis

longtemps dans ce domaine ». Le rapport nous enseigne également que « le maintien de certaines interventions de l’État traduit les difficultés de celui-ci, au niveau central comme au niveau territorial, de redéfinir son rôle et ses missions dans un contexte renouvelé par la décentralisation. Cette difficulté se manifeste dans l’organisation des services qui n’a pas systématiquement évolué [et pour] l’administration centrale [qui] n’a pas été réorganisée »

(IGAS, 2007, p. 11). C’est ce qu’il est courant d’appeler le "mille-feuille" territorial, qui s’apparente, selon certains, au « génie français de l’empilement durable des instances » (Palard, 2001, p. 64). En s’inspirant des travaux de Bruno Jobert et de Pierre Muller, Palier souligne que les politiques sectorielles « produisent des effets inverses à ceux attendus parce que les

individus – qui sont l’objet des politiques – ne sont pas, eux, sectorisés » (Palier, 1998, p. 26).

C’est finalement ce qu’Autès nomme « l’aporie fondatrice de la décentralisation ». L’auteur l’explique en indiquant que « d’un côté, elle se fonde sur la nécessité de traiter

différemment des réalités différentes au nom de l’efficacité politique, au nom aussi d’une nouvelle légitimité fondée sur la proximité et la recherche d’un ressourcement de l’action politique basé sur un renouvellement de la citoyenneté ; mais, d’un autre côté, elle rencontre l’objection fondamentale du traitement égalitaire du territoire et du citoyen » (Autès, 2005 b,

p. 15).

Pourquoi la France en est-elle arrivée à cette complexité territoriale que tous dénoncent ? Pour Palard, notre pays a « de façon inexorable [créé] de nouvelles structures sans jamais en

supprimer aucune : la région ne s’est nullement substituée au département, que l’on a même volontiers présenté comme le grand gagnant des lois de décentralisation. Et le "pays" doit se faire sa place entre le département et des établissements publics de coopération intercommunale, qui, eux-mêmes, ne mettent pas encore véritablement en danger l’institution communale » (Palard, 2001, p. 65). Lafore, quant à lui, rappelle qu’« on a trop tendance à oublier que déconcentration et décentralisation sont les deux faces d’une même réalité »

(Lafore, 2014, p. 31). D’autres spécialistes sont du même avis : « Nous ne sommes pas dans un

la mise en œuvre de l’action sociale est très largement placée sous la responsabilité du département » (Auby, in Fourel et Malochet, 2013, p. 225).

Pour Michel Borgetto, « le législateur aurait fait jusqu’ici davantage le choix d’une

gestion territorialisée de politiques sociales nationales que celui d’une véritable décentralisation de l’action sociale » (Borgetto, 2014, p. 54). La décentralisation, menée

toujours avec une vague de déconcentration, ne va jamais jusqu’au terme de ses objectifs. Autès précise que « dans le processus de décentralisation, ces deux interprétations existent : ou bien

l’État s'éloigne, devient modeste, voire "stratège", et restitue au local la capacité de se gouverner lui-même, ou bien, au contraire, l'État se diffuse, investit le local, le pénètre en y installant des technologies de gestion qui relèvent d'un pouvoir centralisateur, omniprésent, et qui, de fait, se rapproche pour mieux éloigner le citoyen des processus de décision. Entre ces deux interprétations, il n'est pas possible de trancher pour le moment, car il s'agit de l'enjeu central de la territorialisation des politiques » (Autès, 1995, p. 62.)

Autès relève enfin un « paradoxe fondateur » : « Si son principe, au nom de l’efficacité,

consiste à traiter différemment des réalités différentes, [la décentralisation] est à chaque fois prise en défaut au nom du principe du traitement égalitaire du territoire et du citoyen. [Elle] prône la diversité qui la justifie, mais se heurte en conséquence à l’universalité du principe républicain » (Autès, 2005 a, p. 51.)

Dans le rapport de la DGCS sur les politiques de cohésion sociale, il est souligné que

« la complexité inhérente au champ social rend inopérant le concept de "blocs de compétences". Il faut donc que l’ensemble des acteurs inventent des modes de gouvernance capables de répondre à l’enjeu de renforcement de la cohésion sociale » (Janvier, in Fourel et

Malochet, 2013, p. 215). Un écueil est cependant à éviter, que certains peuvent dénoncer malgré la présence de démarches participatives : « Chaque échelon local de la puissance publique

reproduit à son niveau les mécanismes de centralisation de la décision et de confiscation du débat public, au nom d’une légitimité de l’élection qui, pour être démocratiquement justifiée, ne tend pas moins à rabattre l’ensemble de l’analyse des enjeux sur les rythmes électoraux en renforçant la dictature du court terme » (Autès, 1995, p. 60.)

Dans son rapport annuel de 2002 traitant de la territorialisation des politiques sociales, Michel Thierry, Inspecteur général des Affaires sociales, partage ce point de vue. Selon lui, les

limites de la décentralisation tiennent au fait que seuls les départements ont étés pris en compte. Pourtant, l’aide ne peut se cantonner à ce seul territoire et en dépasse largement les frontières (IGAS, 2002.)

Les éléments de compréhension sur les mouvements de décentralisation et de déconcentration présentés, nous allons maintenant montrer comment la gestion innerve les politiques sociales.