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ÉLÉMENTS SÉMANTIQUES ET TERMINOLOGIQUES

E. La gestion dans les politiques sociales

Cette section va nous permettre, tout d’abord, de différencier la gestion de l’idéologie gestionnaire. Là où la première organise, la deuxième, comme toute idéologie, ne laisse pas de place à la prise de recul. Vincent de Gaulejac l’explique de façon très éclairante : « La gestion

n’est pas un mal en soi. Il est tout à fait légitime d’organiser le monde, de rationaliser la production, de se préoccuper de la rentabilité. À condition que ces préoccupations améliorent les relations humaines et la vie sociale. Or, chacun peut constater qu’une certaine forme de gestion, celle qui se présente comme efficace et performante, envahit la société et que, loin de rendre la vie plus facile, elle met le monde sous pression » (de Gaulejac, 2005, p. 28.) L’auteur

précise d’ailleurs que parler d’"idéologie gestionnaire", c’est être provocant : les deux termes sont habituellement disjoints (de Gaulejac, 2006).

Pour décrire la gestion, nous prenons en compte les travaux relatifs à la Nouvelle Gestion publique (NGP), en matière de politique sociale. Pour les auteurs l’étudiant, la NGP s’inscrit dans une critique radicale du modèle bureaucratique-wébérien. Selon Max Weber, l’État n’est pas intemporel (Weber, 2013). Il défendait un modèle fondé sur l’organisation rationnelle des moyens en fonction des fins, tout en le comparant à des sociétés plus archaïques. Ce qui nous fait penser que ce modèle était, en théorie, le plus adapté pour décrire les étapes de formation de nos systèmes de protection sociale.

Dans le sillage des approches weberiennes, le politiste Pierre Muller se demande, à son tour, si la bureaucratie se manifeste de façon archaïque ou moderne (Muller, 2010). Pourquoi ce modèle, qui agence « les différentes tâches indépendamment des agents chargés de les

exécuter », est-il jugé efficace (ibid., p. 17) ? À ses yeux, « [il] accroît dans des proportions considérables la calculabilité des résultats, puisque le système est défini indépendamment des qualités et des défauts des exécutants. Ainsi, il devient possible de pronostiquer qu’une décision prise au sommet sera appliquée par la base "sans haine ni passion" » (ibid.)

La crise économique des années 1970 a provoqué une remise en cause de l’État- providence. Émerge alors, pour certains, l’assaut "néo-libéral". Le « retour du libéralisme et [la] crise du keynésianisme [sont alors perçus comme] les deux faces complémentaires d’un

même mouvement » (Rosanvallon, 1981, p. 59). Ici, le libéralisme, pris dans un sens global,

tient dans une « doctrine fondée sur la dénonciation d’un rôle trop actif de l’État et sur la

valorisation des vertus régulatrices du marché » (ibid.). Tout ceci s’apparenterait finalement à

une « réarticulation du social et de l’économique, avec l’affirmation d’une norme de limitation

des dépenses sociales dans un contexte de changement des politiques macro-économiques »

(Muller, 2010, p. 114).

Pour Albert Ogien, « le point de départ du questionnement sur le changement de manière de gouverner a été l’observation d’un phénomène :le transfert délibéré des méthodes de gestion en vigueurdans le monde de l’entreprise vers celui de l’activité degouvernement »

(Ogien, 2013, p. 13). C’est notamment la mode de l’évaluation (manifestation la plus aboutie de ce processus) qui est interrogée : « Ce programme peut être appréhendé de deux façons. Soit

comme un progrès technique, qui favorise une plus grande objectivité des décisions politiques et marque une mise àjour de méthodes de gouvernement devenues obsolètes, enpermettant une administration des affaires publiques moins dispendieuse et de meilleure qualité ; soit comme un moyen de reconfigurer totalement les manières de concevoir et de mettre en œuvre l’activité politique » (ibid., p. 14.) Dès lors, comment considérer actuellement l’évaluation au regard de

ces deux aspects ?

Nous pensons que la gestion se traduit par l’émergence de l’activation des politiques

sociales. L’État social actif (ESA) s’imposerait face à une triple crise de l’État-providence :

financière, de légitimité et d’efficacité. Pascale Vielle, Philippe Pochet et Isabelle Cassiers décrivent finement le passage vers un nouveau paradigme de l’action publique. Ils observent que, pour certains, l’ESA peut être vu comme le prolongement de l’État-providence, là où d’autres le perçoivent comme un « tremplin nécessaire pour sortir des impasses de la protection

Bonvin et Éric Moachon, que « le développement de l’ESA va de pair avec l’entrée de l’individu

en politique sociale. La pression exercée sur les bénéficiaires par les politiques de remarchandisation contribue à effacer la frontière entre la sécurité sociale d’une part, forme concrète de la responsabilité sociale, et le travail social d’autre part, où la responsabilisation des individus s’impose comme l’objectif premier » (ibid., pp. 21-22).

Isabelle Astier fait le même constat : « Il ne s’agit plus de faire rentrer les usagers dans

le rang mais de les "faire faire" » (Astier, 2007, p. 129.) Elle justifie le passage de l’insertion à

l’activation par le « grand retournement de la dette sociale » (ibid., p. 1). Elle reprend les termes de Léon Bourgeois pour l’expliquer : « Au tournant de 1900, le tableau est celui d’une dette

collective : "Ce n’est pas entre l’homme et l’État ou la société que se pose le problème du droit

et du devoir ; c’est entre les hommes eux-mêmes […] obligés les uns envers les autres par la nécessité d’un but commun." » Et de poursuivre : « Seulement, voilà, cette dette originelle

collective entre citoyens s’est retournée, et ce qui est devenu premier est le devoir de chaque individu envers la société » (ibid., pp. 1-2.)

Ce sont deux approches que nous développerons : la gestion de l’institution, avec l’arrivée de nouveaux cadres de réflexion (NGP, évaluation, efficience...), et la gestion de l’intervention à travers l’activation des publics. Il nous faudra étudier si elles s’appliquent pour le CCAS.

Nous voyons combien la gestion s’inscrit davantage dans la réflexion autour de la construction des politiques publiques. Pourtant, à l’inverse, il existe un mécanisme appelé

« dépendance au sentier » qui trouve un écho dans nos recherches.