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40 ANS D’ACTION SOCIALE BISONTINE

D. Les contextes exogènes

Nous relevons quatre contextes exogènes (ou extérieurs) ayant un rôle dans le processus d’innovation : le contexte économique ; le contexte normatif, législatif et institutionnel ; le contexte social ; et le contexte du rapport au temps, au travail et à l’espace.

D.1. Le contexte économique

L’aspect économique était le plus abordé dans les entretiens préliminaires, réalisés pour ce travail30. Pour une grande majorité des enquêtés, il joue un rôle prépondérant dans le processus

d’innovation sociale.

Un enquêté, dès le début de son entretien, tient ces propos en référence à la période des

« Trente Glorieuses » :

« On n’est plus dans les " Trente Glorieuses" ! Avec les mouvements qui se sont faits, et que j’ai en partie vécus, quand il n’y a plus

d’argent, on est moins innovants ! Surtout quand on est devenu un gros gestionnaire. » (Un directeur de service)

Un intervenant social partage cette vision :

« Ce sont les financements qui nous disent si on peut y aller ou pas. »

(Un agent)

Bien que l’influence de l’économie soit importante, il faut prendre un certain recul et ne pas réduire à ce seul contexte la possibilité d'expérimenter. Par exemple, une remise en cause des finances publiques oblige à s’adapter, voire à penser différemment ses modes d’intervention. Ainsi, affirmer qu’une telle période serait favorisante pour l’innovation relèverait d’un raccourci rapide. Certaines innovations naissent d’ailleurs lorsque la situation est plus difficile.

D.2. Le contexte législatif, normatif et institutionnel

L’environnement politique national et communal joue un rôle certain dans la mise en place de nouvelles expérimentations. Il s’agit, avant tout, de montrer comment une politique nationale peut, ou non, encourager une expérimentation, à quel moment elle permet de développer, ou, à l'inverse, de freiner les nouveaux projets.

Dans les années 1960 et 1970, l’action sociale bisontine en était à ses balbutiements. La Ville, seule responsable sur son territoire, a pu, parfois, ressentir un certain sentiment d’isolement, de travail en vase clos. Plusieurs enquêtés l’expriment :

« Le CCAS, à l’époque, travaillait tout seul. » (Un agent)

Un ancien Directeur général adjoint fait à son tour part de ses souvenirs :

« Le souvenir que j’ai du CCAS, c’était sa réputation, je ne sais pas si ça l’est encore aujourd’hui, c’est le défaut de la qualité : on fait, mais on fait tout seul ! On ne se pose pas la question de savoir si quelqu’un peut faire avec, mieux ou en partageant. C’était vraiment

sa réputation, c’était un État dans l’État vis-à-vis de la Ville : le CCAS, son conseil, son directeur. Et jusqu’en 2004, je crois. » (Un

ancien Directeur général adjoint)

Le CCAS a été perçu isolé jusque dans les années 1980 (on l'appelait alors « la

forteresse », voire « le royaume »). Le Département s'est vu, à cette période, confier de

nouvelles compétences réglementaires : le second acte de décentralisation le consacre comme chef de file de l’action sociale. Une nouvelle phase s’observe : le passage du « faire seul » au

« faire avec ». Alors que le CCAS composait sa politique seul jusqu’ici, il a dû se tourner vers

de nouveaux partenaires institutionnels et agir en collégialité.

Au-delà de ces premiers éléments, la loi Hôpital, Patients, Santé et Territoires (HPST) du 21 juillet 2009 permet également d’éclairer cette évolution. Ce nouveau dispositif inverse

« le processus d’autorisation ». Désormais, les projets de création (ou d'extension) « s’inscrivent en réponse à des appels à projets lancés, seuls ou conjointement, par les financeurs (préfets de Région, Directeurs généraux des Agences régionales de Santé, Présidents de Conseils généraux), sur la base de diagnostics et états de besoins réalisés au sein de chacun des territoires ». Les CCAS sont directement touchés par cette loi : « la généralisation de l’appel à projet a pour objectif une meilleure efficience, [et ainsi] mieux répondre aux besoins des publics concernés ». Ce serait « l’expression de modes innovants ou expérimentaux d’accompagnement social ou médico-social, et des vecteurs d’adaptation et de transformation de l’offre » (Caisse nationale de Solidarité pour l’Autonomie [CNSA], 2010,

p. 3). Des enquêtés présentent leurs points de vue sur cette réforme :

« Dans ces années-là, nous ne sommes pas à la recherche de financeurs, nous ne sommes pas sur des appels à projets, nous ne sommes pas sur des dispositifs qui génèrent de la subvention. » (Un

agent)

Un autre agent donne sa vision :

« Quand je suis arrivé, les services avaient beaucoup souffert d’une course à l’appel à projet, avec une volonté de travailler sur des choses innovantes [...]. Dans l’année, un appel à projet peut tomber

et on se dit que ce serait bien d’y aller. Il faut aussi que la veille puisse servir à monter des projets qui viennent du terrain, pour avoir des financements, pour aider et favoriser ce montage. » (Un agent)

En filigrane, les extraits révèlent qu’un seul critère prévaudrait dans l’évaluation : l’efficience. Celle-ci couple l’aspect financier (prépondérant) à la recherche de résultats. Les enquêtés évoquent aussi la « course à l’appel à projet ». Le sentiment d’une action sociale marchande prédomine.

Cet appel à projet ne doit pas être une fin en soi, mais un outil de création d’innovations et d’expérimentations. Lier les appels à projets et les observations de terrain est d’ailleurs mentionné comme un bon équilibre par les enquêtés. Ce juste milieu doit résider entre le top

down (l’appel à projet provenant de l’Agence régionale de Santé par exemple) et le bottom up (l’observation et l’aspiration des agents opérationnels et des élus), sans survaloriser une

démarche sur l’autre.

D.3. Le contexte social

Le terme "social" peut recouvrir plusieurs acceptions. Nous avons fait le choix de ne pas en donner une définition en tant que telle dans le chapitre consacré aux éléments sémantiques, mais un éclairage minimum s’avère nécessaire.

Dans les travaux de Nadine Rochez-Battesti, Fransesca Petrella et Delphine Vallade (Rochez-Battesti et al., 2012), trois significations sont distinguées :

- social au sens d’intervention : selon les chercheuses, « le terme renvoie aux pauvres,

à ceux qui n’accèdent pas ou peu à certains biens et services, ou qui y accèdent dans le cadre d’une redistribution publique postulée comme inefficace ». L’intervention peut être sociale par

les publics qu’elle vise ;

- social au sens de sociétal. Ici, le terme « peut être élargi afin d’inclure, par exemple,

des besoins environnementaux, renvoyant à une dimension plus globale, ou " sociétale" ». C’est

- social au sens organisationnel : toujours selon ces trois expertes, « l’innovation [peut porter] sur des évolutions organisationnelles, qui permettent d’améliorer l’efficacité des

organisations » (Rochez-Battesti, Petrella et Vallade, 2012, pp. 28-30).

Parler de social renvoie vers l’une de ces trois acceptions, voire les trois à la fois. Cette partie, relative aux contextes, aborde les trois axes en interdépendance. À travers les 40 ans, des enquêtés constatent une évolution :

« Plusieurs choses expliquent les évolutions des dispositifs au CCAS : [...] des besoins sont apparus, par exemple le vieillissement des structures, qui a imposé des renouvellements ; il y a eu aussi une progression du nombre de bénéficiaires de certaines mesures sociales, et ça a joué. » (Un ancien Directeur général du CCAS)

Un agent partage cette observation :

« Le monde change, les populations changent, la ville change, les ressources changent. On est sur une grande évolution du modèle sociétal. » (Un agent)

De façon globale, les besoins ont évolué à travers cette période. Par exemple, et en guise de comparaison, nous pouvons reprendre de nouveau l’ouvrage de référence de René Lenoir

Les Exclus : un français sur dix. L’auteur y définit plusieurs catégories : inadaptés physiques,

inadaptés mentaux, marginaux, etc. Ces dénominations reprennent, pour le moins, un vocable stigmatisant.

Avec la loi 2002.2 du 2 janvier 2002 rénovant l’action sociale et médico-sociale, nous sortons de cette représentation cloisonnée par catégories de publics31 : l’individu devient le

centre de la réflexion.

Robert Castel, dans la Montée des incertitudes, décrit ce nouveau rapport aux individus :

« Avec la dégradation du statut de l’emploi et la multiplication des formes de sous-emploi, de

plus en plus de travailleurs (par exemple les " travailleurs pauvres" ) manquent eux aussi des conditions nécessaires pour se comporter en êtres reconnus comme des individus à part entière. Les individus par défaut ne sont plus seulement ceux qui relèvent de ce que l’on appelait autrefois l’assistance, maintenant l’aide sociale. Ils peuvent aussi travailler, être actifs, parce que des activités se multiplient qui ne sont plus à proprement parler des emplois à part entière. On voit ainsi se développer une zone hybride de la vie sociale entre travail et non-travail, assurance et assistance, intégration et désaffiliation, où les conditions pour construire son indépendance économique et sociale font défaut. Notre modernité tardive qui se déploie comme une " société des individus" comporte beaucoup de zones grises, et une tâche essentielle de la sociologie aujourd’hui apparaît être l’exploration de ces parties un peu honteuses du corps social » (Castel, 2023, p. 30.)

Il existe de nos jours une nouvelle "zone d’intervention", non observée à l’époque de Lenoir. Il sera utile, par la suite, d’interpeller cette zone. Dans quelle mesure l’action contribue- t-elle à une vraie intervention auprès de ces "nouveaux publics" ?

D.4. Le rapport au temps, à l’espace et au travail

Ce dernier contexte se situe quelque peu à la marge, mais reflète plusieurs principes contenus dans les entretiens. Tout d'abord, le rapport au temps s'est modifié en quarante ans.

Un directeur de CCAS l’explique :

« Avant, lorsqu’on envoyait un courrier, le service dactylo prenait des carbones et tapait à la machine. Aujourd’hui, tout est plus rapide avec l’envoi des mails. » (Un ancien Directeur général)

Avec l’arrivée de nouvelles pratiques, une correspondance par mail peut se réaliser très rapidement, par un émetteur unique. Cependant, et là est le paradoxe, les temporalités sont jugées réduites, en comparaison aux années où les technologies de communications obligeaient à consacrer plus de temps. Un agent partage ce sentiment et l’associe à l’accélération conjointe du temps et des décisions :

« On ne réagit pas pareil. Il n’y a pas ce regard… La société avance tellement dans le sens où tout est exagéré. Et puis tout, tout de suite… Avant, on prenait plus le temps. Il y avait des études, des choses comme ça. » (Un agent)

C’est le rapport au travail qui se trouve modifié. La complexification des problèmes, mêlée à un sentiment de raccourcissement du temps, contraint les agents opérationnels à agir dans l’urgence, et les empêche de prendre un recul nécessaire sur leur pratique. C’est ce que beaucoup appellent avoir « le nez dans le guidon ». Or, nous l’avons vu, le processus d’innovation s’inscrit dans un temps long et sinueux : demander d’innover rapidement relève de l’injonction paradoxale.

La perception de l’espace a également évolué. L’urbanisation (les territoires ruraux sont délaissés par les habitants pour intégrer les villes, provoquant une augmentation de la démographie citadine), un éclatement de lieux fonctionnels entraînant de multiples mobilités, la création de nouvelles entités territoriales (par exemple, à Besançon, le nouveau quartier de Planoise a vu le jour dans les années 1960), ou encore le regroupement de communes qui créera un nouveau « niveau territorial » (la CAGB, en district dès 1993, puis en Communauté d’Agglomération en 2001), font que les espaces de vie et d’interventions se métamorphosent.

Le temps et l’espace ont une influence forte sur le processus d’innovation et sur les pratiques professionnelles. Pour Moine et Sorita, « les [nouvelles technologies de l’information et de la communication] créent une """ accélération" de l’émission et de la réception de

l’information, multiplient ses sources, dématérialisent ses supports. Elles nourrissent de nouvelles formes de liens sociaux, économiques, politiques et culturels et sont les leviers de la globalisation des échanges. Avec elles, nous " gagnons du temps" , nous nous émancipons des contraintes de l’espace géographique : [cela] transforme notre rapport à autrui, au monde et au travail » (Moine et Sorita, 2015, p. 115).

Les contextes exogènes, sur lesquels les agents n’ont pas la main, constituent la première famille des environnements de l’innovation. Voici maintenant ceux propres au territoire local.