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PARTIE II : LE ROMAN, UNE LECTURE FEMININE ?

2.3. Des romanciers différents ?

En observant les auteurs de romans les plus présents dans les bibliothèques scolaires, il est possible de discerner une distinction des auteurs. Voici ce qui est obtenu en dressant un classement des dix romanciers les plus présents dans les bibliothèques scolaires, selon qu’elles soient destinées aux filles ou aux garçons :

De gauche à droite, le tableau indique le nom des dix premiers romanciers, le nombre d’ouvrages les concernant dans la collection ainsi que la part qu’ils représentent en pourcentages, leur position dans le classement général de tous les auteurs – pas seulement romanciers - et enfin, le sexe de l’auteur. Cette dernière donnée a paru significative puisqu’aucune femme n’apparaît dans le palmarès concernant les collections masculines, alors que trois sont présentes dans celui concernant les collections féminines.

En comparant les dix premiers romanciers avec les dix premiers auteurs du classement général, on constate que les romans sont bien les plus représentés dans les collections proposées aux lectrices, puisque les premiers romanciers correspondent aux quinze premiers auteurs du classement général. A l’inverse, le palmarès des romanciers proposés aux garçons est moins représentatif des ouvrages les plus présents dans les collections, puisque le dernier romancier cité n’est en fait que 24ème dans le classement général.

Dans les collections à destination des lecteurs, les romanciers d’aventures ont une belle place : Jules Verne et Thomas Mayne-Reid représentent à eux deux 8.7% des collections. Le célèbre premier, placé en tête des deux classements (palmarès des romanciers et classement général), écrit de nombreux romans de science-fiction et de voyage, regroupés dans la collection des Voyages extraordinaires. Son roman 20 000 lieues sous les mers revient le plus souvent, à trois reprises, dans les collections pour les lecteurs. Ce roman reste encore aujourd’hui l’un des plus connus de Jules

1) Lamartine 10/235 = 4 % 1ère position M 1) Verne 25/439 = 6 % 1ère position M 7) Erckmann-Chatrian 4/235 = 1,7 % 10ème position M 7) Macé 4/439 = 1% 16ème position M 8) Edmond About 4/235 = 1,7 % 12ème position M 8) H. Conscience 4/ 439 = 1% 19ème position M 9) Marie Maréchal 3/235 = 1,3 % 14ème position F 9) Porchat 3/439 = 0,7 % 23ème position M 10) Walter Scott 3/235 = 1,3 % 15ème position M 10) Cervantès 3/439 = 0,7 % 28ème position M

filles Garçons

Tableau 2 : Représentation des dix romanciers les plus présents dans les collections féminines et masculines

56 Verne. Les romans de Mayne-Reid portent davantage sur des voyages dans les pays colonisés, pour de grandes parties de chasse : girafes, ours, éléphants… Son ouvrage Les chasseurs de girafe est le plus présent, avec deux récurrences. La forte présence de Mayne-Reid ne s’observe pas que dans les collections angevines : son succès progressif auprès des lecteurs du Limousin a également été observé par le chercheur Alain Corbin78. Si les lectrices peuvent également lire du Jules Verne, c’est dans de moindres proportions : seulement 2.5 % des ouvrages sont de lui. Pour les lectrices, c’est le roman Les enfants du capitaine Grant que l’on trouve le plus, à deux reprises. Cela s’explique peut-être par la présence de plusieurs personnages féminins – rares chez Jules Verne : la petite Mary, fille du capitaine, et Miss Helena, auxquelles peuvent s’identifier les lectrices. Plus globalement, le fait que les héros soient des enfants peut aussi justifier le succès de ce livre dans les bibliothèques scolaires. Ce classement des romanciers confirme donc l’importance des romans d’aventures pour les lecteurs masculins, que les représentations associent aux explorations, au courage, à la raison scientifique. Néanmoins, la présence de Jules Verne dans les collections à destination des lectrices vient nuancer cette analyse et confirmer le succès de l’écrivain auprès de tous les publics de l’époque. Par ailleurs, prépublié dans le Magasin d’éducation et de récréation d’Hetzel, la qualité morale et instructive de ses ouvrages est garantie. Ils sont donc présents dans les bibliothèques scolaires.

Placés en deuxième position du palmarès des bibliothèques masculines, Erckmann et Chatrian sont connus pour leurs œuvres engagées, promotrices de la République. Ce classement indique la priorité donnée à la politique pour les lecteurs, et confirme leur rôle à jouer dans la vie publique. Par ailleurs, une forte dimension patriotique se retrouve dans certaines intrigues. Le fou Yégof, qui intervient deux fois dans les collections, invite par exemple à la revanche contre la Prusse en racontant l’invasion de l’Alsace et la Lorraine. Dans une moindre mesure, ces lectures patriotiques sont également proposées aux lectrices, qui trouvent 4 ouvrages écrits par les deux frères républicains. Plusieurs raisons à cela : premièrement, comme déjà dit, la petite fille et la mère sont des figures qui seront ou sont déjà chargées d’éduquer les futurs citoyens. Leur dispenser une pensée patriotique, c’est espérer qu’elles la diffusent autour d’elles. Deuxièmement, les bibliothèques scolaires prêtent à toute la famille, y compris les frères ou le père de la petite fille

78 CORBIN Alain, « Du capitaine Mayne Reid à Victor Margueritte : l’évolution des lectures populaires en Limousin sous la IIIe Rép. », Annales de Normandie, 1992, p. 457

57 scolarisée. Là encore, une occasion de toucher des lecteurs masculins. Enfin, il n’est pas complètement exclu que les bibliothèques scolaires souhaitent encourager ces valeurs chez les lectrices, même si l’engagement militaire et la politique ne sont pas leurs domaines de prédilection.

En ce sens, elles ouvrent les champs de lecture des femmes. Tout reste à relativiser puisque que ce soit pour les lecteurs ou les lectrices, ces lectures engagées sont éminemment partisanes du système en place, et participent à l’institution d’un ordre social bien plus qu’à l’émancipation personnelle.

En outre, la grande majorité des auteurs cités écrivent des romans de mœurs, traitant de la famille, de la religion, du travail : Edouard Charton, Jean Macé, Hendrik Conscience, Jacques Porchat pour les lecteurs ; Jules Girardin, Jules Tardieu de Saint Germain, Zénaïde Fleuriot, la comtesse de Ségur, Edmond About, et Marie Maréchal pour les lectrices. L’enjeu de ces ouvrages est avant tout l’éducation comportementale des lecteurs : politesse, honnêteté, patience… La plupart s’adressent d’ailleurs aux enfants et sont classés dans la catégorie E (ouvrages destinés à la jeunesse).

L’observation des auteurs les plus représentés confirme le fait que les lectrices sont davantage concernées par le roman de mœurs : 6 auteurs sur les 10 romanciers les plus présents dans les collections ont pour but direct l’éducation morale. Pour les lectrices, l’éducation est donnée en partie par des femmes. Cette situation distingue une fois de plus homme et femme dans la société, suggérant que les femmes ont besoin d’une éducation spéciale, mieux connue des femmes, et que les hommes seront mieux éduqués par des auteurs masculins. Par ailleurs, la plupart des autrices citées écrivent des romans pour enfants : Mémoires d’un âne79, un enfant gâté80, etc… Figures maternelles plus que littéraires, elles font partie de cette société divisée en deux entre homme et femme, et contribuent à sa construction.

Les auteurs de récits historiques sont aussi bien présents pour les lecteurs que les lectrices : Lamartine, Walter Scott, Cervantès… De grands noms de la littérature qui dressent des portraits héroïques (ou presque…) à imiter, des batailles épiques, des descriptions romanesques. Ces ouvrages proviennent des dons ministériels, d’où leur récurrence : 4 catalogues (2 de filles, 2 de garçons) sont identiques et contiennent donc les mêmes auteurs. Par ailleurs, ces auteurs

79 Ouvrage de la Comtesse de Ségur

80 Ouvrage de Zénaïde Fleuriot

58 romantiques tendent à disparaître à partir de 1881 dans les bibliothèques scolaires, que ce soit pour les lecteurs ou les lectrices. L’époque est à la République, à la citoyenneté, et il n’est plus temps de rêver aux grands hommes : il est tout aussi sage de mener sa modeste vie paysanne, ouvrière, et d’y consacrer tous ses efforts.

Ainsi, que ce soient par les personnages, les intrigues ou les auteurs, une distinction est bel et bien établie dans les romans, selon qu’ils s’adressent aux lecteurs et aux lectrices. Chacun est préparé à tenir son rôle dans la société, en tant qu’homme ou femme. D’une part, la femme bien éduquée, pieuse, douce et aimante, capable de tenir sa maison et ses enfants ; d’une autre part l’homme, travailleur, courageux, d’une force supérieure, est chargé de la protection et de la gestion du pays.

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Le roman, un genre en développement aussi bien pour les lectrices que pour les lecteurs

Deux offres distinctes sont ainsi proposées aux lecteurs, selon leur sexe. Néanmoins, l’attrait pour le roman concerne aussi bien les lecteurs que les lectrices populaires. Une attente générale d’une lecture divertissante se manifeste et oblige les bibliothèques populaires à repenser leur offre pour être plus attractives. Le colportage, les cabinets de lectures, les systèmes de location de livres correspondent bien davantage à ce que recherche le lectorat populaire. Si elles souhaitent le détourner de ces lectures jugées transgressives, les bibliothèques populaires doivent se remettre en question. Dès lors, des concessions sont faites au roman qui se développe dans les collections.