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Une progression du divertissement liée à la progression de la littérature

PARTIE II : LE ROMAN, UNE LECTURE FEMININE ?

3.3. Une progression du divertissement liée à la progression de la littérature

Une progression du divertissement est clairement corrélée à la progression de la Littérature dans les collections.

0 20 40 60 80 100 120

1872 1874 1878 1880 1881 1891 1896 1898

divertissement filles divertissement garçons littérature filles littérature garçons

Illustration 12 : comparaison du taux de divertissement et du taux de littérature dans les collections

65 Ce graphique a été réalisé en dénombrant tous les ouvrages considérés comme divertissants, chaque année87. Les résultats ont été uniformisés en pourcentages88. Parmi tous les ouvrages réunis, 68 sur 726 ont été classés comme purement divertissants, soit 9 % de la collection. En parallèle, 121 sur 726 sont à la fois divertissants et moralisateurs, soit 17 % de la collection. Enfin, 29 sur 726 sont à la fois divertissants et instructifs, soit 4 % de la collection. Les ouvrages divertissants représentent donc en tout 218 livres sur 726, soit 30 % des collections sur toute la période.

Dans les catalogues datant de 1872, qui sont des dons ministériels, la part de littérature représente seulement 20% des collections, et les livres divertissants sont à peu près de la même proportion. Lorsque la part de littérature augmente à partir de 1878, une différence s’observe entre les livres destinés aux lectrices et ceux destinés aux lecteurs : les bibliothèques scolaires pour filles ne sont pas plus divertissantes, contrairement à celles des garçons, dont le taux de divertissement suit le taux de littérature. Cette donnée indique donc le rôle différent de la littérature envers les lecteurs et les lectrices entre 1874 et 1880 : pour les lecteurs, les ouvrages littéraires sont surtout divertissants. Pour les lectrices, ils sont davantage moralisateurs : en 1872, 55% des livres des collections pour les lectrices sont moralisateurs, 64% en 187889. Néanmoins, entre 1880 et 1881, le nombre d’ouvrages littéraires présents augmente brutalement, et le taux de divertissement des bibliothèques scolaires féminines suit le mouvement, allant jusqu’à dépasser celui des bibliothèques scolaires masculines. Un manque de sources entre 1881 et 1891 ne permet pas de savoir si la chute brutale du taux de divertissement pour les lecteurs est exceptionnelle ou non en 1891. La moralisation semble revenir au premier plan pour les lecteurs. Les romans achetés ont en effet une forte dimension de propagande, incitant à l’engagement militaire et à la revanche contre l’Allemagne. On trouve par exemple Les récits d’un soldat, écrit par Achard, ou encore Les veillées de la brigade : la vie d’un soldat de 1814 à 1870 écrit par Du Casse, qui fait le récit de toutes les grandes batailles : Algérie, Sébastopol, siège de Paris, etc…

Alors que les proportions globales annonçaient une prédominance de la Littérature pour les lectrices, une observation par année démontre que ce sont les bibliothèques masculines qui acquièrent des ouvrages littéraires en premières, à partir de 1878. En revanche, lorsque les

87 Les critères d’un ouvrage divertissant ont été définis en I, 1, 1.2

88 Annexe 7 : Proportion des différents genres d’ouvrages dans les collections féminines et masculines

89 Ibid.

66 bibliothèques scolaires à destination des lectrices se mettent à intégrer davantage de Littérature dans les collections, plus tardivement, elles lui font une large part qui remplace toutes les autres.

Les chiffres affichés sont toutefois à nuancer : il n’y avait sûrement pas réellement 100 % d’ouvrages littéraires. En effet, ces chiffres sont tirés de listes d’achats, qui ne souhaitaient acquérir que de la Littérature, mais ne prenaient pas en compte le reste de la collection. Néanmoins, de 1881 à 1898, les données concernant les collections à destination de lecteurs masculins sont aussi tirées de listes d’achats, et indiquent qu’après un pic littéraire en 1881 qui atteint les 78%, les achats restent encore diversifiés, contrairement à ceux qui sont menés pour les lectrices.

Comment expliquer le fait que – contrairement aux idées reçues – les bibliothèques scolaires pour les lecteurs acquièrent plus de romans que pour les lectrices dans un premier temps ? Plusieurs interprétations sont possibles. La première serait que les bibliothèques scolaires ne s’arrêtent pas aux représentations qui dédient le roman à la lectrice, et en achètent finalement plus - dans un premier temps - pour les lecteurs. Néanmoins, en observant la part quasiment exclusive de la littérature dans les achats plus tardifs à destination des lectrices, cette interprétation semble limitée, au moins temporairement. Une autre explication pourrait être le désir de rendre les bibliothèques scolaires plus attractives, en développant un fonds littéraire réclamé par les lecteurs populaires. Dans ce cas, les bibliothèques scolaires à destination des lecteurs seraient passées prioritaires par rapport à celles des lectrices, renouvelées plus tardivement. Enfin, une dernière hypothèse serait une prise en compte tardive des lectrices dans les bibliothèques populaires : l’essor des ouvrages littéraires à partir de 1880 dans les bibliothèques scolaires féminines pourrait faire penser à un renouvellement des collections données par le ministère, en vue d’une offre plus

« adaptée » aux lectrices, que le ministère n’avait pas pris en compte.

Quoiqu’il en soit, ce graphique semble sous-entendre un rééquilibrage des collections entre lecteurs et lectrices à la fin de la période : dans un premier temps, les lecteurs ont accès à une littérature divertissante, pendant que les lectrices sont face à des ouvrages moralisateurs. A l’inverse, à partir de 1880, la courbe du divertissement suit celle du développement de la littérature pour les lectrices ; pour les lecteurs, le taux du divertissement redescend aux alentours de 20 %, tandis que le taux de moralisation atteint les 55 % en 1898. Une temporalité inversée, qui laisse croire à des collections littéraires un peu plus uniformes – du moins dans leurs objectifs - à la fin du XIXème siècle pour les lecteurs et les lectrices.

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