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PARTIE I : LES LECTRICES ONT-ELLES ACCES AU MEME SAVOIR QUE LES LECTEURS ?

2.1. L’investissement financier

Disposant de huit listes d’achat (quatre pour les bibliothèques scolaires féminines, quatre pour les bibliothèques masculines), il est possible de comparer les prix des ouvrages acquis, et l’argent investi pour enrichir les collections.

Les listes d’achats disponibles pour les bibliothèques scolaires des écoles de filles datent plutôt de la fin de période : entre 1888 (Angers) et 1898 (Segré). Pour les listes d’achats de livres destinés aux garçons, elles vont de 1878 (Baugé) à 1898 (Segré). Ces dates pourraient faire penser que les bibliothèques scolaires pour filles ne sont pas développées dans un premier temps, jugées secondaires. Cependant, il s’agit peut-être d’un simple manque de sources, et il est impossible de fonder cet argument avec le corpus de sources actuel.

27 57 titres ont été achetés pour les lectrices, 78 pour les lecteurs. 187,55 F ont été dépensés pour les premières, contre 213.15 F pour les seconds. Si la dépense est plus importante pour les garçons, le prix moyen par livre est plus élevé pour les filles, équivalent à 3.23 F, contre seulement 2.73 F pour les garçons, soit un écart de 0.5 F. Des statistiques plus précises permettent de mieux se rendre compte des différences et des similitudes des acquisitions dans les bibliothèques scolaires féminines ou masculines

Ce graphique indique que les prix sont, dans les deux cas, concentrés autour du prix médian.

Celui-ci est de 3 F pour les filles et de 2.10 F pour les garçons. 50% des ouvrages coûtent ainsi entre 2 F et 3.50 F pour les filles, et entre 1.5 F et 3 F pour les garçons. On investit donc plus d’argent par livre pour les filles que pour les garçons. Néanmoins, la différence n’est pas énorme : il y a seulement 0.54 F d’écart entre le prix moyen investi pour les lectrices (3.23F) et celui investi pour les lecteurs (2.69 F). Quelques achats exceptionnels sortent de ces intervalles de prix : le livre le moins chez coûte 0.70 F pour les bibliothèques scolaires de lectrices, et 0.90 F pour les bibliothèques scolaires de garçons. Le livre le plus cher coûte 10 F pour les filles, et 12 F pour les garçons.

Avec ces données, on constate que pour des achats ordinaires, on investit un peu plus pour les lectrices que pour les lecteurs par ouvrage. En revanche, lorsqu’il s’agit d’achats exceptionnels, les bibliothécaires sont prêts à payer plus cher pour les lecteurs que pour les lectrices. Il s’agit

Illustration 3 : représentation des coûts des ouvrages affichés sur les listes d’acquisition

28 souvent d’ouvrages en plusieurs volumes. Ainsi, le titre le plus cher à 12 F correspond à l’Histoire d’un paysan d’Erckmann et Chatrian, en 4 volumes. Par ailleurs, les bibliothèques scolaires pour les lectrices tolèrent des ouvrages moins chers que les bibliothèques scolaires pour les lecteurs : l’ouvrage le moins cher descend jusqu’à 0.70 F pour les lectrices, alors qu’il est à 0.95 F pour les lecteurs. Peut-être est-il significatif que le livre le moins cher de toute la collection soit écrit par une femme, et relève de la littérature pour enfants. Il s’agit en effet du roman Les jumelles de Florence, écrit par Mme Berton-Samson. A plus forte raison, cela s’explique surtout par son faible nombre de pages (95 p).

Les données peuvent donc s’entendre ainsi : de manière globale, pour les lectrices, on acquiert moins, mais en bonne qualité. Il est donc compréhensible que les prix montent moins que pour les lecteurs lorsqu’il s’agit d’acheter des ouvrages plus exceptionnels, l’argent étant déjà relativement élevé dans les achats les plus courants.

Pour les garçons, ce serait davantage la quantité que la qualité qui serait primordiale. On investit donc moins d’argent par ouvrage, afin d’en acheter plus. De temps en temps, les prix peuvent monter pour acquérir des ouvrages plus chers.

On remarque par ailleurs cette différence qualité/quantité en comparant les deux ouvrages les plus chers acquis pour les lectrices, avec celui acquis pour les lecteurs : pour les lectrices, deux livres à 10 F sont achetés. L’un fait deux volumes, l’autre n’en fait qu’un seul. Pour ce dernier, il s’agit de Cœurs vaillant, nouvelles plus ou moins historiques de Raoul de Navery. Composé d’un unique volume, il fait environ 350 pages, ce qui est raisonnable. Ce n’est donc pas pour l’importance de son contenu, mais certainement pour ses illustrations et son format in-8° que cet ouvrage est plus cher. Pour les lecteurs, un titre est acheté à 12 F. Il s’agit, comme dit plus haut, d’un roman d’Erckmann et Chatrian rassemblé en 4 volumes, d’un nombre de pages total de 450 p. D’une part, on accepte d’investir pour la qualité de l’ouvrage ; d’une autre part, on investit pour un ouvrage plus gros, avec plus de contenu. Bien sûr, le roman d’Erckmann et Chatrian doit tout de même être de bonne qualité, car d’autres ouvrages plus gros coûtent moins chers dans la collection.

Cette distinction entre la qualité pour les lectrices et la quantité pour les lecteurs peut refléter une fois encore la distinction des rôles féminins/masculins dans la société : d’une part, l’importance de l’esthétique, un ouvrage plus léger, agréable à lire, pour une lectrice qui n’a pas besoin de développer ses facultés intellectuelles outre mesure. De l’autre, un ouvrage moins beau, mais complet, instructif pour développer les connaissances du futur citoyen.

29 Cette interprétation doit pourtant être nuancée. Tout d’abord parce que les ouvrages achetés pour les lecteurs ne sont pas tous épais et instructifs : certains sont aussi des romans divertissants, illustrés... Inversement pour les lectrices, qui ont aussi accès à quelques traités d’agriculture, d’Histoire, de morale…

Par ailleurs, les sources ne fournissent pas le nombre d’élèves, d’inscrits aux bibliothèques.

Dès lors, on ne peut pas réellement juger qui des lecteurs ou des lectrices sont les plus fournis en livres. Ce dont on est sûr, c’est le fait que les livres coûtent un peu plus chers pour les filles. Mais il est tout à fait possible qu’étant moins nombreuses, les achats n’eussent pas à être aussi développés que les garçons. Dès lors, les lectrices auraient bénéficié non seulement de la qualité… mais aussi de la quantité !

Néanmoins, une mention apposée sur le catalogue de l’école de filles des Cordeliers, par Mme Leroy en 1880, indique un manque d’investissement dans le mobilier nécessaire pour les filles, ainsi qu’une absence d’acquisition. Elle écrit en effet : « Cette collection n’a pas été augmentée [depuis 1872], mais les élèves jouissent de la bibliothèque de l’école de garçons. Ne serait-il pas alors convenable de réunir cette collection à celle de M. Perdreau qui possède le meuble nécessaire pour les renfermer31 ? » En toute logique, les garçons de l’école des cordeliers ont ainsi une collection renouvelée depuis le don ministériel de 1872, et un meuble pour protéger les ouvrages.

Ce qui semble moins évident, c’est qu’il n’en soit pas de même pour les jeunes filles, et qu’une mise en commun des collections n’ait pas été prévue originellement. Cet exemple – peut-être isolé – dénote une absence de prise en compte des élèves féminines, qui ne sont que des bénéficiaires secondaires des investissements menés pour la bibliothèque scolaire.

Le catalogue de Soulanger32 indique lui aussi un manque d’investissement en établissant une

« liste des livres approuvés par Monsieur l’inspecteur d’Académie et que la commune de Soulanger n’a pas achetés par faute de fonds. » Ils représentent tout de même 21 ouvrages sur 77, soit 27 % de la liste d’achats. Ce second exemple vient confirmer l’idée que l’on investit moins pour les bibliothèques scolaires féminines.

31 Annexe 8 : remarque de Mme Leroy sur le catalogue de l’école de filles des cordeliers - 1880

32 Annexe 9 : extrait du catalogue de l’école de filles de Soulanger mentionnant les livres non achetés par manque de moyens

30 Dans tous les cas, les ouvrages achetés par les bibliothèques scolaires se distinguent des ouvrages populaires, accessibles à moins d’1 F33. Un effort est porté pour offrir des livres d’une qualité minimale, sans pour autant acheter de beaux ouvrages. Les sommes restent modestes, à un prix moyen, grâce à l’essor des éditeurs qui proposent de gros tirages à un prix modique à partir de 1850. Charpentier et Michel Lévy – présents dans les collections - sont les premiers à proposer des livres à 3, 50 F, 2 F puis 1 F. Avec un prix moyen environnant les 3 F, les ouvrages des bibliothèques scolaires sont donc issus de ces collections créées par les éditeurs, sans pour autant appartenir aux collections les moins chères, de moindre qualité, destinées au peuple. La recherche du « bon livre », et la lutte contre les ouvrages immoraux expliquent ce choix d’une gamme de prix moyenne.