• Aucun résultat trouvé

PARTIE I : LES LECTRICES ONT-ELLES ACCES AU MEME SAVOIR QUE LES LECTEURS ?

1.1. Une collection encyclopédique ?

En comparant les collections et les acquisitions des écoles de filles de la rue de Bouillou (Angers), de Soulanger, de Segré et de Baugé, avec celles des écoles de garçons de St Laud (Angers), Segré et Baugé, voici ce que l’on obtient :

Illustration 1 : Comparaison des disciplines proposées dans les bibliothèques scolaires féminines et masculines

19 Ces graphiques25 reprennent les différentes catégories du classement utilisé par les bibliothèques scolaires. Toutefois, par mesure de clarté, ils indiquent les disciplines correspondantes (Histoire, Littérature…), et non les lettres attribuées par le classement d’origine (Série A : ouvrages généraux, Série B : Histoire, Série C : Géographie...)

Il est très net que les garçons disposent de collections plus diversifiées que les filles, dont 65

% des ouvrages relèvent de la littérature. Toutefois, la littérature représente également la part la plus importante des collections masculines, avec 38% d’ouvrages littéraires. Les 26 % de différence avec les collections littéraires destinées aux lectrices, sont redistribués de manière plus équilibrée dans d’autres disciplines chez les garçons : l’Histoire représente 2 % de plus que dans les écoles de filles, avec un total de 22%, contre 20 %. Mais c’est surtout l’agriculture qui est une discipline tout à fait genrée, avec 11% d’ouvrages agricoles pour les garçons, contre seulement 2 % pour les filles.

Les sciences sont également davantage accessibles aux garçons qu’aux filles, avec 10 % d’ouvrages scientifiques pour les premiers, contre seulement 5 % pour les secondes. La géographie est à peu près équivalente, mais plus présente chez les garçons, avec 9 % des ouvrages dans les collections masculines, contre 7 % dans les collections féminines. Les ouvrages généraux (dictionnaires, grammaire...) les périodiques et l’industrie sont rares dans les deux cas (entre 0 et 1 %). Enfin, certaines disciplines sont totalement absentes dans les collections destinées aux lectrices : l’économie – qui représente tout de même 4% des collections masculines - l’hygiène et l’art, qui sont en faible proportion chez les garçons (entre 1 et 2 %).

Cette composition des collections démontre clairement une inégalité dans l’accès au savoir.

Les disciplines les plus instructives – les sciences, l’Histoire, la géographie – sont toujours en infériorité dans les collections féminines. Le rôle de la femme étant au foyer, au XIXème siècle, il lui est bien plus indispensable de savoir cuisiner, ranger, laver, coudre, soigner les enfants, être aimable auprès de son mari…. Que de connaître la composition de l’eau ou le phénomène d’éruption d’un volcan. Françoise Mayeur souligne ce fait en distinguant instruction et éducation26. La première, qui vise à développer les connaissances intellectuelles, est prioritaire pour les garçons. A l’inverse, la seconde, qui consiste à transmettre de bonnes valeurs et inculquer les bons comportements, concerne davantage la jeune fille. D’un côté le savoir, qui permet la réflexion, la discussion publique,

25 Annexe 6 : les données correspondantes à tous les graphiques sont consultables

26 MAYEUR, Françoise, L’éducation des filles en France au XIXème, op.cit., intro, p.8

20 la participation aux affaires du monde. De l’autre, le savoir-vivre, le savoir-faire et la morale, qui promettent séduction, discrétion, douceur et fidélité de la future épouse et mère. Cette distinction de l’homme public et de la femme au foyer se retrouve donc à travers les lectures qui sont proposées : quoi de plus adapté que la littérature - et le processus d’identification qu’elle met en place - pour inculquer une morale, un comportement à avoir aux futures épouses et mères?

Néanmoins, l’Histoire et la géographie ne sont pas négligeables dans les collections féminines. Ce fait s’explique notamment par le fait que beaucoup d’ouvrages se rapprochent du récit romancé : en Histoire, les biographies sont légions ; en Géographie, ce sont les récits de voyages qui ont du succès. Dans les deux cas, il s’agit de suivre le parcours d’une personnalité centrale – souvent magnifiée – comme on le ferait pour un personnage.

Les ouvrages qui parlent du travail sont quasiment absents des collections féminines : L’agriculture, dont la visée est d’instruire sur les techniques de culture ou d’élevage à partir de connaissances précises (constitution des sols, qualité des animaux selon leurs races, animaux nuisibles ou nécessaire à l’agriculture, etc...) est quasiment absente des collections féminines. On ne juge pas nécessaire de former les femmes au travail des champs. Les ouvrages d’économie sont souvent prescriptifs, cherchant à donner le bon exemple : l’épargne et les assurances. Les lectrices n’y ont pas du tout accès : elles ne sont pas jugées responsables de l’argent de la famille. A travers cette collection typiquement masculine, ressort une image de l’homme travailleur qui peut améliorer ses rendements en connaissant mieux son domaine.

Cette représentation est pourtant bien éloignée de la réalité en ce qui concerne les femmes populaires. Celles-ci sont souvent amenées à travailler pour ramener un salaire d’appoint27. Certaines travaillent avec leurs maris, dans les commerces ou dans les champs. En ville, les ouvrières peuvent travailler en tant que couturières, domestiques, ou dans certaines usines. Dès lors, elles sont tout aussi bien concernées par les questions d’argent, de comptabilité, de techniques industrielles, etc… que les hommes.

Ce qui est plus étonnant, si l’on se fie au rôle accordé aux femmes de l’époque, c’est le fait qu’aucun ouvrage sur l’art/l’art industriel et sur l’hygiène ne se trouve dans les collections des

27 SCOTT W. Joan, « la travailleuse », Histoire des femmes en occident, op. cit., chapitre 15, pp. 484-486

21 lectrices. Dans le premier cas, les ouvrages sont peut-être jugés trop instructifs et –relevant de l’artisanat – davantage associé au travail qu’à la beauté artistique. Dans le second cas, on aurait pu s’attendre à ce que les lectrices – mères en devenir – reçoivent des conseils sur les réflexes de propreté à avoir envers les enfants, ou dans leur maison. En réalité, si les ouvrages prodiguent effectivement des conseils, ils ont également un aspect plus scientifique. Dans Cours d’hygiène, que l’on trouve dans l’école de garçons de Segré en 1880, un passage donne par exemple une définition purement chimique de l’air : « L’air n’est point un élément, comme on l’avait cru longtemps, c’est-à-dire un corps qui ne peut être décomposé. La chimie […] a prouvé que ce prétendu corps élémentaire est composé de deux gaz, appelés, l’un oxygène, l’autre azote28 […].» Cette approche très scientifique de l’hygiène explique peut-être le fait que les lectrices n’y soient pas mêlées. Ce domaine reste de toute façon très peu présent, même chez les garçons. Il en est de même pour l’industrie, qui reste en marge des collections. Cela s’explique peut-être par le fait que les villes angevines desservies sont davantage agricoles qu’industrielles.

Enfin, la faible part de périodiques s’explique par le refus de la presse dans les bibliothèques populaires, qui cherchent au contraire à lutter contre les journaux bon marché très répandus chez le peuple, au profit du « bon livre ». Quelques magasines font exceptions, tels le Magasin pittoresque d’Edouard Charton. Ce ne sont jamais des journaux d’actualités, mais souvent des articles apportant des connaissances sur un thème, ou proposant des feuilletons, des conseils moraux, etc…

De ces deux graphiques découle donc l’idée que les femmes ont accès à une offre moins instructive que celle des garçons. Pour confirmer ce verdict, il est intéressant d’observer non plus les différentes disciplines proposées, mais les objectifs des différents ouvrages : sont-ils plutôt divertissants, instructifs, pratiques ou moralisateurs ?

28 TESSEREAU Auguste, Cours d’hygiène, Paris, Garnier frères, 1855, chapitre 2, p. 53

22