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Le roman de mœurs dédié à la lectrice

PARTIE II : LE ROMAN, UNE LECTURE FEMININE ?

2.1. Le roman de mœurs dédié à la lectrice

En comptant les livres pour enfants, les lectrices ont donc accès à 114 romans dans toutes les bibliothèques scolaires étudiées, dont 88 leur sont exclusivement dédiés. Parmi les auteurs les plus fréquents qui ne sont proposées qu’aux lectrices, se retrouvent beaucoup d’autrices : Zulma Carraud, Marie Maréchal, la Comtesse de Ségur, etc… De nombreux ouvrages proposent de suivre des personnages féminins : Une servante d’autrefois (le plus représenté), Béatrix, Madeleine… en tout, 32 livres sur 114 présentent au moins un personnage principal féminin51. Une spécificité est donc mise en place pour les lectures féminines.

Les lectrices - de surcroît lorsqu’elles sont populaires - sont préparées à devenir des femmes au foyer. La ménagère est donc une héroïne fréquente, telle que la fille de Carilès, de Joséphine Colomb. Cette petite fille recueillie par un vieil homme se met à nettoyer sa maison. La réaction du vieil homme est significative : « Ah, la bonne petite ménagère! Elle a déjà commencé à faire la lessive. [...] Ce que c'est que les femmes! Toutes petites, elles ont ça dans le sang52! ». Le terme

« déjà » indique ici à la lectrice que l’homme attend d’elle qu’elle devienne ménagère. La suite de l’extrait va plus loin en affirmant la part naturelle de la ménagère chez la femme. La jeune lectrice, qui peut s’identifier à la petite fille, est ainsi invitée à l’imiter dès son plus jeune âge. Savoir tenir la maison est par ailleurs une occasion de plaire à l’homme, comme l’indique cette réplique d’un

51 Ibid.

52 COLOMB, Joséphine, La fille de Carilès, Paris, Hachette, 1878, chapitre 7, p. 41

48 bourgeois face à une servante incrédule lorsqu’il la demande en mariage : « qui donc fera une meilleure femme que celle qui est une servante si dévouée53? ». Le fait d’être une bonne ménagère est tellement valorisé, qu’il est présenté ici comme facteur d’ascension sociale. Faire le ménage, mais aussi se soumettre au mari, tel est l’idéal de la femme populaire du XIXème siècle, véhiculé – entre autre - par les bibliothèques scolaires.

La figure de la bonne épouse et de la bonne mère est également diffusée à travers le roman :

« Mme Harel, dévouée à son mari et à ses enfants, avait le bon sens d’aimer son modeste bonheur54. » En tant qu’épouse, la femme doit être aimante, fidèle, dévouée. En tant que mère, la femme a deux fonctions : la première – évidente – consiste à donner la vie. A l’issue de la guerre de Prusse, la France sort mutilée du conflit, avec une perte démographique importante : environ 140 000 hommes sont morts au combat55. La figure maternelle est donc glorifiée, afin d’encourager la natalité. En tant que mère, la femme doit ensuite s’occuper des enfants, en particulier de leur éducation. Marie Pape-Carpentier écrit ainsi un ouvrage intitulé Histoire et leçons de chose, qu’elle destine aux mères pour éduquer leurs enfants. Dans la préface de l’ouvrage, elle définit l’éducation comme « fonction suprême de la femme » envers ses enfants. Cette haute considération de la mère éducatrice s’explique par l’enjeu sociétal qui en découle : dans un Etat où chaque individu (masculin) peut participer aux décisions politiques, les convictions personnelles sont influentes. Or, ces convictions naissent de l’éducation, du contexte familial de l’enfance. Dès lors, religieux comme républicains envisagent les femmes comme relais idéologiques, permettant de communiquer les bonnes valeurs à la famille, aux enfants comme aux maris. Dans l’Emile, Rousseau cristallisait déjà cette représentation de la femme comme garante du bon développement de l’homme : « Du soin des femmes dépend la première éducation des hommes ; des femmes dépendent encore leurs mœurs, leurs passions, leurs goûts, leurs plaisirs, leur bonheur même56». Enoncé dès la fin du XVIIIème siècle, cet argument perdure au XIXème, notamment pour l’Eglise qui souhaite reconquérir la société à l’issue de la Révolution. La femme devient donc un enjeu dans le cadre de la rivalité idéologique entre l’Eglise et l’Etat à partir de 1870. Cette même année, Jules Ferry illustre cette situation en déclarant : « celui qui tient la femme, celui-là tient tout, d’abord parce qu’il tient

53 CARRAUD, Zulma, Une servante d’autrefois, Paris, Hachette, 1869, p.132

54 GOURAUD Julie, La famille Harel, Paris, Hachette, 1878, chapitre 1, p.2

55 MINISTERE DE LA DEFENSE, Chemins de mémoire : le conflit franco-allemand, 1870-1871, page web http://www.cheminsdememoire.gouv.fr/fr/1870-1871-le-conflit-franco-allemand-0

56 MAYEUR, F., L’éducation des filles en France au XIXème, op.cit. p.31

49 l’enfant, ensuite parce qu’il tient le mari… Il faut que la démocratie choisisse sous peine de mort. Il faut que la femme appartienne à la Science, ou qu’elle appartienne à l’Eglise57». Le rôle de la mère éducatrice explique ainsi le fait que l’on trouve des ouvrages concernant la correction des petits garçons dans les collections féminines. A titre d’exemple, le roman Un enfant gâté de Zénaïde Fleuriot, que l’on trouve dans l’école de filles de Baugé en 1891, donne clairement le modèle du petit garçon idéal : « cet enfant gâté jusqu'à la moelle, est devenu raisonnable et charmant […] S'il a le goût des armes, la France comptera un bon officier de plus. S'il ne l'a pas, il deviendra toujours un bon citoyen utile à la patrie, car il sera capable de dévouement58. » Les collections offertes aux lectrices anticipent donc des destinataires masculins secondaires, du fait de leur éventuel rôle maternel : les enfants de la maison.

Les bibliothèques scolaires angevines s’inscrivent donc pleinement dans une conquête idéologique des femmes : Tout d’abord, elles présentent des personnages féminins mariés, mères.

Ensuite, elles explicitent clairement dans les préfaces ou les titres des ouvrages, le rôle éducateur de la mère : dans la préface du Roman d’un brave homme, Edmond About écrit ceci à sa fille :

« J'aime à espérer que plus tard, tu le liras à mes petit-fils. Ils y apprendront mainte chose que tu possèdes déjà mieux que personne: le culte de la patrie, l'amour de la famille, la passion du bien, le sentiment du droit, le respect du travail, l'esprit de solidarité qui unit les pauvres aux riches, les illettrés au savants, ceux qui n'ont rien encore, à ceux qui ont et sont presque tout […] ». La mère est donc celle qui transmet le savoir et la morale par les histoires. Une collection s’intitule même

« Bibliothèque des mères de famille », afin de proposer les récits adaptés. Enfin, les bibliothèques scolaires diffusent des ouvrages à fortes valeurs morales (positivistes, religieuses, patriotiques, travailleuses) qui ne concernent pas directement la lectrice, mais son entourage masculin, amené à être citoyen, travailleur, productif...

Une valeur domine particulièrement dans l’éducation féminine : la piété. Elle fait partie de l’idéal féminin : la bonne femme est une ménagère, une épouse, une mère, et une chrétienne fervente. Dans la société du XIXème siècle, les femmes sont plus particulièrement au contact de la religion. « Elevées sur les genoux de l’Eglise59», selon l’expression de Monseigneur Dupanloup en 1867, les jeunes filles évoluent dans les préceptes de la religion. En 1879, alors que 76% des garçons

57 ZANCARINI-FOURNEL,M., Histoire des femmes en France…, op.cit. p. 96

58 FLEURIOT, Zénaïde, Un enfant gâté, Paris, Hachette, 1881, p.246

59 MAYEUR, F., L’éducation des filles en France au XIXème, op.cit., chapitre 1, p.15

50 sont placés dans des établissements laïcs, dispensant une instruction scientifique, 56% des filles sont encore dans des établissements tenus par des religieux (public et privé confondu)60. Ceci peut notamment s’expliquer par l’importance des congrégations dans l’éducation féminine au XIXème siècle. Ce modèle d’éducation illustre la priorité donnée au comportement moral et religieux de la femme, plutôt qu’à ses facultés intellectuelles. Il n’est donc pas étonnant de retrouver, dans nos collections, des héroïnes féminines caractérisées par leur ferveur religieuse. Béatrix, personnage du roman éponyme écrit par Marie Maréchal, est ainsi décrite dès le début du récit : « Le front penché, les mains jointes, son cœur était bien d’accord avec ses lèvres en murmurant les saintes paroles, et si sa pensée s’éloigna un instant de la pieuse retraite, ce ne fut que pour aller chercher et présenter à Dieu les êtres si chers dont le bonheur lui était plus précieux que le sien61. » Cette image d’Epinal est d’autant plus attendue que le culte de la Vierge Marie se réaffirme à partir de 1854 avec la reconnaissance catholique de l’immaculée conception62. La femme pure, dévouée à Dieu, figure de maternité est donc l’un des modèles à imiter pour les femmes. Une fin heureuse récurrente consiste notamment à marier les personnages dans une chrétienté exemplaire : « Ils seront, dit le général, des chrétiens fervents et de jeunes gens accomplis, et ils feront de bons mariages63 […] » affirme avec satisfaction le général Dourakine à la fin du roman de la Comtesse de Ségur. La religion dessine donc les qualités attendues d’une femme idéale : foi active, bonté, fidélité et dévouement. Ce que résume Edouard Laboulaye dans la préface de ses contes et nouvelles : « de toutes les vertus qui honorent une femme, la plus belle et la plus précieuse sans contredit, c'est la piété, car elle contient en soi toutes les autres : la charité, le sacrifice, la modestie, le courage, l'amour de la justice et de la vérité64. » Béatrix, Natacha65, Valentine66 et bien d’autres sont parmi d’excellents modèles de piété pour les lectrices d’Angers, Baugé et Segré.

Trois grands rôles se détachent donc de ces modèles romanesques : la ménagère, la mère de famille et la chrétienne. C’est ainsi le roman de mœurs qui domine dans les collections dédiées aux lectrices.

60 ZANCARINI-FOURNEL,M., Histoire des femmes en France…, op.cit. Part. 2, Chap. 5, p. 97

61 MARECHAL, Marie, Béatrix, Paris, Librairie Ch. Blériot, 1874, chap.1 p.11

62 ZANCARINI-FOURNEL,M., Histoire des femmes en France…, op.cit., partie 2, chapitre. 6, pp. 115-116

63 COMTESSE DE SEGUR, Le Général Dourakine, Liège, Gordinne, 1950, chapitre 23, p. 150

64 LABOULAYE, Edouard, Contes et nouvelles, Paris, Ducrocq, 1868, p.155

65 COMTESSE DE SEGUR, Le Général Dourakine, op. cit., chapitre 23, p. 150

66 FLEURIOT, Zénaïde, Une parisienne sous la foudre, Paris, Plon, 1871, p. 63

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