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Des récits de propagande inculqués au lecteur

PARTIE II : LE ROMAN, UNE LECTURE FEMININE ?

2.2. Des récits de propagande inculqués au lecteur

Contrairement aux femmes, les hommes doivent jouer et jouent un rôle dans la société du XIXème siècle. On leur offre donc comme modèles les grands hommes de l’Histoire : Christophe Colomb, Saint Louis, Napoléon, Lazare Hoche… Pourtant, l’Histoire n’est pas le seul vecteur de la moralisation masculine. Tout comme pour les lectrices, des romans sont à disposition des lecteurs, proposant des héros typiquement masculins. Les bibliothèques scolaires étudiées proposent en effet 102 romans aux lecteurs angevins (sans compter les dons ministériels), dont 65 exclusivement à leur destination67. Parmi les plus fréquents que l’on ne trouve pas dans les collections féminines, on peut citer Francinet, de Bruno, dont la visée instructive est évidente ; des romans d’aventures de Mayne-Reid, tels que Les chasseurs de girafe, ou William le mousse ; certains ouvrages de Jules Verne et Erckmann-Chatrian - les moins connus ou les plus politiques dans le second cas : Le blocus, d’Erckmann-Chatrian, Les aventures de trois russes et de trois anglais, de Jules Verne, etc…

Dans les collections angevines, le soldat fait partie des héros incontournables. Au moins 12 ouvrages romanesques (sans compter les livres historiques) font référence à la guerre ou à l’engagement militaire. Le récit est toujours ancré dans une réalité historique, qu’il s’agisse des croisades, de guerres médiévales, des batailles napoléoniennes, de la guerre franco-prussienne… A Baugé, en 1874, on trouve par exemple Charles le Téméraire, roman historique de Walter Scott relatant les guerres de Bourgogne de 1474 à 1477 : « Arthur s'était armé de tout son courage […] il cherchait à réduire les périls qui l'entouraient d'après l'échelle de la raison, le meilleur soutien du vrai courage68. » Le lecteur admire le sang-froid du combattant, qui ne se laisse pas emporter par l’imagination et parvient à dominer ses passions. Il trouve ainsi une définition et une illustration du

« vrai courage », pouvant servir de précepte à l’imitation. Le lecteur trouve aussi des récits plus proches du témoignage, bien que classés dans les romans. Ainsi en 1880 à l’école de garçons d’Angers St Laud, le lecteur peut trouver le Journal d’un volontaire d’un an au 10ème de ligne, écrit par René Vallery-Radot : "j'ai noté presque chaque soir jusqu'au moindre détail de notre vie au régiment: nos exercices, nos corvées, nos cours, nos examens trimestriels, nos étapes, nos rapports avec nos officiers et avec les vieux soldats. […] Les volontaires futurs y trouveront des indications

67 Annexe 15 : Répartition des romans dans les bibliothèques scolaires masculines et féminines

68 SCOTT, Walter, Charles le téméraire et l’affranchissement de la Suisse, Limoges, E. Ardant, 1883, chapitre 1, p.18

52 qui peuvent leur être utiles69." Le journal a alors une visée rassurante, encourageante, prônant avec affection la vie de volontaire. Il peut d’ailleurs paraître étonnant que ce journal soit classé parmi les romans. Néanmoins, les catégories de classement en place ne permettent peut-être pas une autre classification, et l’écriture romancée n’est pas si différente d’un récit romanesque. Dans le contexte de la défaite de Sedan, après 1870, le lecteur populaire est encouragé dans ses sentiments patriotiques. L’Allemand devient l’ennemi à repousser, ayant annexé l’Alsace, et la revanche est soufflée depuis la plus tendre enfance, notamment à travers les romans. Ainsi, dans le premier tome de la trilogie de Charles Guyon, Le Franc-tireur Kolb, le récit s’achève sur cette phrase : « Il faudra que nous chassions l’ennemi dont le pieds foule la tombe de Peter Kolb ! [Héros alsacien]… Si ce n’est pas nous, ce sera lui… ajouta Michel en me montrant le jeune enfant qui jouait sur le sol70.”

Comment ne pas y voir, rétrospectivement, l’une des causes de ce départ de juillet 1914, la fleur au fusil ? Le roman apparaît ici au service de la nation, au risque de participer au « bourrage de crâne » de ses lecteurs. Alors qu’en 1874, le lecteur pouvait trouver les mémoires de Napoléon Ier, sous la plume élogieuse du Comte de Las Cases, ce sont les romans républicains d’Erckmann et Chatrian qui prennent la relève à partir de 1878.

Les récits d’Erckmann et Chatrian nuancent parfois le héros soldat. Dans le roman Histoire d’un conscrit de 1813, le héros est horrifié d’être engagé. Loin de la bravoure et de l’enthousiasme patriotique, le jeune homme se met à pleurer : « Comme Catherine me demandait ce qui s’était passé, je poussai un sanglot terrible71. » Ce n’est plus la figure du soldat aveuglément dévoué qui est défendue, mais celle de l’homme de bon sens, qui défend sa liberté, combat pour de vraies valeurs. Le conscrit de 1813 est celui qui doit risquer sa vie pour les ambitions d’un empereur. Les deux auteurs s’engagent avant tout pour la République, et dressent un héros citoyen engagé pour la défendre. Fervents partisans de la nation, ils critiquent le second Empire, responsable de la perte de l’Alsace-Lorraine. Ils appellent donc à un engagement plus réfléchi, invitant le lecteur à se considérer responsable de ce qu’il advient : « Que les autres profitent de mon exemple; qu'ils nomment toujours d'honnêtes gens pour les représenter. Que l'honnêteté, le désintéressement et le patriotisme passent avant tout le reste. […] C'est le meilleur conseil qu'on puisse donner aux Français; s'ils en profitent, tout ira bien, nous reprendrons nos frontières ; s'ils n'en profitent pas,

69 VALLERY-RADOT, René, Le journal d’un volontaire d’un an au dixième de ligne, Hetzel, Paris, 1878, péface, p.4

70 GUYON, Charles, Le franc-tireur Kolb, Paris, H. Lecène et H. Oudin, 1890, épilogue, p.80

71 ERCKMANN-CHATRIAN, Histoire d’un conscrit de 1813, Paris, Hetzel, 1864, chapitre 6, p.75

53 ce qui est arrivé aux Alsaciens et aux Lorrains leur arrivera, province par province72. » Le lecteur est encouragé à s’intéresser à la politique, prévenu de son rôle dans la vie publique. S’il doit craindre de s’engager dans l’armée d’un empire, il ne doit pas hésiter à défendre sa nation républicaine. C’est bel et bien la notion d’engagement qui est questionnée : un homme engagé choisit délibérément son combat, tandis qu’un homme d’une fidélité aveugle suit un mouvement, un ordre qui le dépasse. Pour Erckmann et Chatrian, l’engagement doit être Républicain, et c’est donc ce modèle qui apparaît dans leurs romans. La présence de ces ouvrages dans les bibliothèques scolaires s’explique bien sûr par la défaite de Sedan en septembre 1870, et la proclamation de la IIIème République. Elle supplante les ouvrages nostalgiques de l’Empire, que l’on ne trouve que dans le catalogue de 1874. Cette épuration des ouvrages n’est pas une réalité propre aux collections angevines, et peut être rapprochée de la censure générale appliquée dans l’école primaire sous la IIIème République, en ce qui concerne les empires napoléoniens73.

Le lecteur fréquentant les bibliothèques scolaires du Maine et Loire rencontrent également l’archétype de l’explorateur, qui part à la chasse aux grands animaux dans des contrées exotiques : Mayne-Reid créé tout un cycle de chasse (Les chasseurs de girafe, les vacances des jeunes Boërs, Bruin ou les chasseurs d’ours…). Ce type de héros regroupe encore une fois les attributs de l’homme idéal, selon l’époque : le courage, la force, le sang-froid, la rationalité… Mais sa présence dans les bibliothèques scolaires peut aussi s’expliques par une reprise intense de la colonisation française à partir de 1879, notamment en Afrique74. L’Etat français entre alors dans une propagande coloniale basée sur un triple argument : coloniser permet à la France de retrouver une grandeur face aux autres puissances européennes ; coloniser permet de développer l’économie nationale ; coloniser permet enfin de civiliser les populations autochtones. Celles-ci sont en effet perçues comme barbares et/ou infantiles. Les romans, mais surtout les récits de voyage, ainsi que les ouvrages géographiques portent les traits de ces arguments. Le récit de voyage Vie chez les indiens de George Catlin illustre la représentation des colonisés que construisent les colonisateurs : il écrit, en parlant des Indiens, qu’ « ils ignorent totalement les arts de la civilisation, ils sont faibles, sans connaissance du Bien et du Mal. […] C’est que ce sont des enfants, comme vous-même75. » Ce propos, adressé

72 ERCKMANN-CHATRIAN, Le brigadier Frédéric, Paris, Hetzel, 1874, chapitre 17, p. 264

73 KUNTZMANN Nelly, « L’école primaire et la censure, 1880-1945 », Censure et bibliothèques au XXe siècle, Marie KUHLMANN dir., Paris, Cercle de la Librairie, 1989, p. 251-291.

74 BOUCHE Denise, Histoire de la colonisation en Afrique (1815-1962), Paris, Fayard, 1991

75 CATLIN, George, Vie chez les Indiens, Paris, Hachette, 1863, chapitre 1, p.3

54 aux jeunes lecteurs, reprend bien l’image de l’indigène sauvage, barbare et enfantin. De cette représentation, le lecteur en déduit une légitimation de la colonisation, et peut admirer des hommes comme Livingstone, De Brazza et autres explorateurs. Lui-même ne sera peut-être qu’un simple agriculteur. Mais lorsque viendra le vote, pourquoi ne pas encourager des ministres colonialistes tels que Jules Ferry ? Par ailleurs, les hommes pouvaient aussi être enrôlés comme soldats coloniaux, et les acquérir à la cause coloniale étaient une première préparation.

Ces héros masculins, qu’ils soient soldats, citoyens ou explorateurs, sont donc au service de l’Etat. Les lecteurs, étant amenés à participer à la vie publique, ont face à eux des modèles qui conviennent au régime en place. Pour eux, peut-être davantage que pour les lectrices, la lecture proposée dans les bibliothèques scolaires comporte une part évidente de propagande politique. En considérant que les ouvrages qui prônent l’engagement militaire, l’Empire ou la République (selon la période) et la colonisation sont des romans de propagande, alors ceux-ci représentent 78 romans, soit 18% de la collection.

Les personnages permettent donc de diffuser des modèles traditionnels aux lecteurs et à la lectrice, selon le rôle distinct qui est attendu d’eux dans la société, que ce soit à travers les romans ou même les biographies historiques. Le rôle moral de l’Histoire est reconnu depuis l’Antiquité. Au XVIIIème siècle, la lecture de l’Histoire s’élargit progressivement, et sa visée morale est théorisée : « L’histoire est une philosophie purifiée de la barbarie de l’Ecole [scolastique], libre de l’embarras des divisions, des arguments, et toute réduite en actions et en exemples d’actions76. » En revanche, le roman est un genre nouveau, et son rôle moralisateur est éprouvé petit-à-petit à partir du XIXème siècle. Dès lors, une sélection d’auteurs est à faire : le roman recoupe de nombreux écrits, de tons et de thèmes diverses – en témoignent les œuvres variées de Diderot, appartenant toutes au genre du roman, mais offrant tour à tour du comique, de l’argumentation, du badinage, des conseils moraux77, etc... Tous ne sont pas jugés corrects par les bibliothèques scolaires, qui effectuent un tri, une sélection du « bon livre ». On peut dès lors se demander si les auteurs sélectionnés diffèrent selon que l’on compose une collection féminine ou masculine.

76 LE MOYNE, De l’Histoire, 1670

77DUFFLO Colas, « Diderot, roman, morale et vérité », Littérature, 2013, n° 171, p. 3-12

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