• Aucun résultat trouvé

De la responsabilité sociale du musicien dans un monde totalitaire

À travers ce bref panorama, on peut d’ores et déjà souligner l’incessante curiosité, la remise en question et ce besoin de rénovation du langage musical du compositeur, éléments qui le caractérise également sur le plan intellectuel. Face au romantisme agonisant qui a conduit au nationalisme, à l’idéalisme – et donc au fascisme anti-intellectuel, anti-artistique et « médiéval » – Luís de Freitas Branco est persuadé qu’une nouvelle époque, un nouveau monde, va émerger, et qu’il se caractérisera par la science, la rationalité, un nouveau classicisme. En somme, un nouvel Humanisme qui s’appuie sur l’héritage gréco-romain, où l’homme tient une place centrale, et sur le matérialisme. Le compositeur prône ainsi le bien être physique et intellectuel des êtres humains libres, vivant au sein d’une société propice à la création et à la réflexion, tout en étant ouverte sur les autres cultures.

Pour lui, cela représente donc une transition de l’état d’esprit métaphysique vers l’état d’esprit réaliste, transition qu’il est en train de vivre selon lui en 1932. Mais celle-ci n’est pas uniquement philosophique, elle doit être également artistique et politique, domaines devant être gouvernés par la raison, cette même raison qui conduit l’homme à une vision objective du monde où règne la justice, menant à la liberté et à la démocratie : « […] la raison, comme le disait Antero, est la sœur de l’amour et de la justice. » (Diário, 4 décembre 1941)

C’est pourquoi, il est primordial d’instruire le peuple afin d’élever son niveau culturel et intellectuel. Ce processus passe par deux moyens: ce que Freitas Branco appelle la « loi

sociale » et la pédagogie, c’est-à-dire l’État et l’école; moyens devant être appliqués par les hommes pour aider l’humanité à résoudre les problèmes de la vie : « La loi sociale et la pédagogie ont cela de commun: c’est que toutes deux doivent être des moyens appliqués par les hommes pour aider l’humanité à résoudre les problèmes de la vie. » (Diário, 21 mars 1934)

En effet, devant l’abaissement du niveau culturel, intellectuel et pédagogique du professorat portugais, élaboré par le régime salazariste, le compositeur est amené à réfléchir sur l’instruction. L’école publique étant de plus en plus orientée par les Jésuites et un régime toujours plus autoritaire, Freitas Branco, constate que les réformes de l’instruction de l’Estado Novo ont pour but de rendre les individus inconscients et passifs, complètement soumis à l’État, aux dirigeants, aux patrons, afin de les gouverner et les manipuler plus facilement, ce qui est contraire aux aspirations de notre compositeur. Pour résoudre le problème du niveau intellectuel et social du professorat portugais et donc, par extension, des élèves et de l’ensemble de la population, il préconise une pédagogie de l’initiative de l’élève, prône le travail personnel et un enseignement pratique. C’est ce type de pédagogie qui permettra à l’individu de devenir indépendant, autonome et de raisonner par lui-même, le conduisant plus tard à prendre des initiatives au sein de la société. Cette éducation se complète par davantage de concerts, de contacts avec les musées et une éducation supérieure du goût. La principale fin de l’instruction est donc de préparer des êtres conscients et cultivés.

De plus, tout comme la loi sociale et la pédagogie, Freitas Branco attribue à l’art et à la science des fins sociales, domaines a priori éloignés l’un de l’autre, mais qui permettent à l’homme de comprendre de manière toujours plus intelligible son environnement et son époque. Convaincu de ce principe, le compositeur veut se faire l’interprète de ce monde en écrivant pour l’Humanité, à l’image de Beethoven.

Il est évident que Luís de Freitas Branco n’est pas simplement un compositeur, mais également un être pensant qui réfléchit à l’organisation et au développement de la société dans laquelle il vit, ainsi qu’à la place de l’art et de la science au sein de celle-ci. Il croit en la capacité de la pédagogie et de l’art à régénérer les êtres humains et, selon lui, à les rendre responsables. C’est ce qui doit caractériser cette nouvelle époque à laquelle il aspire tant, et qui s’achemine sous l’égide du matérialisme. Ce dernier peut permettre, selon lui, aux nations de vivre en paix, et donc de servir de trait d’union entre elles – parce que le matérialisme est objectif et incontestable, contrairement à la religion, qui divise et engendre la violence. Cette vision du matérialisme conduit donc à la liberté, tout comme la science. Luís de Freitas Branco pense que la diffusion de cette dernière peut alors favoriser l’entente entre les peuples, et ainsi, avec intelligence, combattre l’intolérance. La raison renvoie aux idées d’amour, de

justice, d’ordre et de liberté. Toutefois, cette notion matérialiste est également appliquée dans son art. Grâce au matérialisme, le compositeur a une connaissance plus rationnelle, scientifique, du matériau musical, sur laquelle Freitas Branco s’appuie pour élaborer son langage néoclassique. Selon lui, cette tendance va caractériser la musique du futur.

Figure singulière dans le monde musical, pédagogue, cosmopolite et humaniste (au sens où on l’entendait au XVIe siècle), il s’est engagé à rendre la musique accessible au plus grand nombre, dans un contexte politique dictatorial par un projet d’éducation des individus, afin de les extraire de la mentalité nationaliste qui prévalait à l’époque. Alors que tous les discours et les productions artistiques exaltaient la fibre nationaliste, Freitas Branco souhaite les élever par sa musique vers les idées, si ce n’est une vision du monde, humaniste et universelle. Il s’agit donc d’une éducation intellectuelle, morale et du goût des individus, éducation qui, selon lui, permet à l’Homme de connaître le monde dans lequel il vit, de comprendre les choses qui nous entourent, mais aussi de se connaître soi-même. Attiré par les idées politiques de gauche, et sympathisant des communistes, ce projet ne peut être réalisé politiquement, pour lui, que par des gens de gauche. Le régime salazariste faisant tout le contraire, Freitas Branco s’est engagé personnellement à la réalisation concrète de cette éducation en donnant de nombreuses conférences, en écrivant des livres, des articles, notamment pour sa revue Art

musical, mais aussi à travers la radio, nouveau moyen de diffusion pour l’époque permettant

de toucher un plus grand nombre de personnes. Pour Freitas Branco, l’artiste a donc une mission, celle d’interpréter le monde et la vie, de donner une voix à l’humanité dans un langage élevé et profond, et il pense que la musique peut traduire le général, le profond, l’universel :

« […] l’artiste qui comprend que les hommes doivent communiquer les uns avec les autres dans un langage élevé et profond pour interpréter le monde et la vie, et que c’est à l’artiste qu’incombe la mission de donner à l’humanité une voix, pour que cette communication et cette interprétation se réalisent. » (Diario, 24 et 25 décembre 1944)

Luis de Freitas Branco apparaît comme l’une des figures les plus singulières de son temps. Cosmopolite et humaniste, il a cherché toute sa vie durant à se cultiver toujours plus, à former et exercer son esprit critique, garder ses sens en éveil afin de penser par lui-même. Le

Diário qu’il a tenu durant près de vingt-deux ans de sa vie en témoigne. En effet, on y

découvre non seulement un homme témoin de son temps, un être pensant, mais aussi une réflexion menée sur la place de l’artiste, de la musique à son époque. Freitas Branco a vécu dans un contexte historique difficile, où il assiste à la fin de l’ordre aristocratique portugais et l’avènement de la nouvelle société bourgeoise, qui se manifeste dans un premier temps avec

la période républicaine puis sous la dictature salazariste. Pour lui, cette période d’instabilité, dont les régimes autoritaires sont l’apogée, correspond à une période de transition qui met fin à une période romantique pour donner naissance à une nouvelle ère classique de l’histoire de la civilisation humaine. Celle-ci doit être placée sous le signe de la Raison, de l’objectivité, de la justice sociale, propres selon lui à l’esprit latin. Influencé par les idées socialistes et marxistes, il aspire alors à un ordre nouveau, où l’humain ne serait plus méprisé, ni annihilé comme dans les régimes dictatoriaux, mais valorisé, dignifié. Pour y parvenir, il est indispensable d’aborder le monde et toutes les formes de l’activité humaine sous l’angle de la rationalité, du matérialisme. C’est dans cet espoir que le compositeur esquisse un projet d’éducation scolaire et des masses, visant une élévation morale et intellectuelle des individus, qui leur fasse prendre conscience de leur dignité humaine, et comprendre le monde où ils vivent. Dans ce programme d’éducation, l’art tient une place centrale, contribuant pour une large part à cette compréhension de l’univers. C’est dans ce but que Freitas Branco s’est employé à écrire des articles, à faire de conférences et des émissions radiophoniques, tout en acceptant des responsabilités dans les institutions officielles. Convaincu que la musique et les autres arts peuvent changer intellectuellement et moralement les êtres humains, il aspirait ainsi rehausser le niveau musical et culturel du Portugal, en les rendant accessible au plus grand nombre.

En se professionnalisant à partir du XVIIe siècle, l’activité musicale permet aux musiciens d’accéder à un statut social, et finir par se distinguer de l’artisanat au tournant du XVIIIe siècle – la musique a gagné son autonomie en développant son propre langage – tout en s’éloignant ainsi de sa fonction sociale, qui prévalait encore au Moyen-Âge, car désormais la musique savante est destinée à une élite. Au XIXe siècle, un changement s’opère : les sciences humaines et le socialisme naissants influencent les musiciens, et notamment en France avec le courant de l’art social qui prône un retour de la fonction sociale de l’art, et donc de l’artiste ; c’est-à-dire édificateur de l’homme et de la société et porteur d’un message. De plus, le musicien n’est plus, dans le fond, cet artisan subordonné à l’aristocratie ou à l’Église (activité souvent transmise de père en fils), mais il accède au métier par sa propre vocation.

Au tournant du XXe siècle, dans un contexte historique troublé, le musicien s’éveille davantage aux réalités du monde et se dote progressivement d’une conscience politique, l’amenant à vouloir agir sur une situation politique, sociale, et à la transformer grâce à la musique. À cet égard, F. Liszt, Ch. Kœchlin et L. de Freitas Branco sont des personnalités remarquables dans l’histoire de la musique. Hommes de grande culture, penseurs ayant un

sens profond de l’humain et de la musique, ils ont cherché par leur art à améliorer moralement, intellectuellement et spirituellement, au sens large du terme, la grande majorité de la population à qui la culture artistique fait défaut. Au cours du XXe siècle, d’autres musiciens comme Erik Satie (1866-1925), Aaron Copland (1900-1990), Leonard Bernstein (1918-1990), ou, en ce début de XXIe siècle, Jean-François Zygel, ont œuvré à faire connaître et à diffuser la grande musique auprès d’un large public.

Cependant, au vu des considérations attribuées à la musique depuis le XIXe siècle, et au-delà des démarches pédagogiques, indispensables sur le plan de la culture et de la formation des êtres humains, la musique ne peut-elle pas faire davantage ? Dans nos sociétés contemporaines mécanisées et déterritorialisées par les nouvelles technologies du numérique, en crise sociétale, on peut se demander si le musicien n’est pas appelé à retrouver le rôle d’intermédiaire entre les hommes, et entre les mondes, qu’il avait dans les sociétés théocratiques. Depuis la fin du XXe siècle, les exemples de musiciens menant une action sociale par la pratique de musique tendent à se multiplier. Aujourd’hui, on ne compte plus les associations qui œuvrent auprès d’individus marginalisés et ou en situation de vulnérabilité sociale. La troisième partie de notre propos tente d’illustrer, par des exemples concrets, ce phénomène nouveau et assez récent du monde musical contemporain qui n’hésite plus à sortir des habituelles salles de concerts pour répondre à des problématiques sociales. Si la pratique de la musique apporte quelque chose de spécial aux dans la vie des musiciens, amateurs comme professionnels, voire les transforme, pourquoi n’opérerait-elle pas sur les autres ?

TROISIÈME PARTIE

La musique comme vecteur de

développement humain

C

HAPITRE

VIII

Exemples de musiciens contemporains engagés

__________

Dans ce chapitre, nous proposons de présenter trois démarches de musiciens qui œuvrent avec la musique, et dont les modes d’action et les objectifs tentent de répondre à une problématique sociétale spécifique. En effet, l’association Papageno de Jean-Noël Crocq donne des concerts de musique de chambre auprès de publics marginalisés : personnes détenues, hospitalisées, en situation de vulnérabilité ou d’exclusion sociale. Music Fund créé par Lukas Pairon soutient des musiciens et des écoles musique qui se trouvent dans des zones de conflits à travers le monde ou dans des pays en voie de développement, en leur procurant des instruments de musique collectés dans toute l’Europe. Enfin, le compositeur français Nicolas Frize sort la musique contemporaine de son contexte cloisonné pour la créer et la pratiquer dans des endroits insolites, avec les personnes qui vivent et évoluent dans ces espaces marginalisés. Pour le compositeur et les participants, c’est l’occasion d’interroger notre rapport aux lieux (publics, institutionnels, privés) et aux autres, réflexion artistique aux enjeux politiques.