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L’ouvrage dirigé par Neil McWilliamn, Catherine Méneux et Julie Ramos, L’art social en

France, de la Révolution à la Grande Guerre (2014), apporte un éclairage inédit sur la

question que nous proposons de présenter. Le sujet étant trop vaste, nous n’en aborderons que les traits les plus saillants, en nous appuyant sur le livre ci-nommé. En effet, l’idée d’art social émerge au XIXe siècle avec l’intérêt porté aux arts par des penseurs et militants politiques ou des philosophes, de la Révolution Française au XXe siècle. Elle s’est diffusée par le biais de doctrines politiques, de manifestes littéraires, de critiques d’art ou encore de traités philosophiques. Il s’agit d’intégrer les arts à la lutte idéologique et à une transformation des rapports sociaux et économiques. Sous la Troisième République, cette conception progressiste du pouvoir transformateur de l’art se complexifie pour tendre vers un art social qui trouverait

sa place dans la politique artistique de l’État1

. Ces idées interviennent à un moment où les arts, en particulier la musique, font partie du monde du spectacle. Dès lors, l’idée d’un art social interroge la fonction même de l’art au XIXe siècle dans la société française postrévolutionnaire, industrielle et marchande, époque où les artistes ont œuvré à conquérir leur autonomie en affirmant leur originalité et la force expressive de leur individualité. De plus, l’art social cherche-t-il à élaborer un art pour le peuple ou un art par le peuple ?

Selon les auteurs, l’idée d’art social née dans la « […] France postrévolutionnaire au moment où les différents courants de la gauche française élaborent divers systèmes qui intègrent l’art pour ses capacités critiques, prophétiques et didactiques, et pour la force de ses effets plastiques. »2

De plus, ils soulignent que l’art social est « […] une notion mouvante, protéiforme et clivante qui a servi de porte-drapeau à des réseaux singulièrement différenciés sur les plans socioculturel et politique, et a répondu à des fonctions tout aussi diversifiées. »3

La notion polysémique d’art social a suscité des débats, des enjeux et des pratiques qui ont évolués selon les acceptions de ces termes.

Dès 1797, Pierre Chaussard appelle les arts à œuvrer à la construction d’une société nouvelle en ralliant les arts à la cause de l’influence morale, en édifiant des monuments célébrant la victoire du peuple ou encore faire du musée « une école ». Dès lors, il rompt avec la conception élitiste de l’art, qui a contribué à élever les créateurs musicaux et artistiques au rang d’artistes. Ainsi, depuis la Renaissance l’art a perdu sa fonction sociale4. De cette évolution découle également la remise en cause des hiérarchies artistiques au XIXe siècle, à savoir les arts mineurs par opposition aux arts majeurs, les arts purs aux arts appliqués. C’est ainsi que les penseurs de la période révolutionnaire ont privilégié comme art social l’art dit populaire. Dès lors, dans cette société révolutionnaire en pleine mutation s’opposent deux courants de pensées qui, d’une part privilégient une démocratie devant conduire à l’égalité des citoyens et, d’autre part, une démocratie maintenant les inégalités existantes5

. On retrouve cette dichotomie dans l’application de l’art opposant l’artiste élitiste, réservé aux classes dominantes initiées et ayant accès à l’art, laissant ainsi le plus grand nombre de la population à l’écart, opposé à la conception de l’artiste populaire devant interagir dans toutes les couches sociales.

À cet égard, deux auteurs ont tenté de dégager une nouvelle vision d’organisation sociale,

1 MCWILLIAM Neil, MÉNEUX Catherine, RAMOS Julie, « Introduction », L’art social en France, de la Révolution à

la Grande Guerre, Neil MCWILLIAM, Catherine MÉNEUX, Julie RAMOS dir., Rennes, Presses Universitaires de Rennes, « Art et Société », 2014, p. 9-14.

2 Id., p. 12.

3 Ibid.

4 Cf. Chapitre IV p. 69.

notamment en destinant une nouvelle mission réservée aux arts. Saint-Simon attribue à la classe des artistes le rôle de traduire les mesures formulées par les savants et les industriels, et les définit comme des individus d’exception qui possèdent une imagination particulière, capable de traduire les idées abstraites de la classe dirigeante. L’art peut donc influencer l’opinion et, au final, le comportement par la force sentimentale qu’il exerce sur des esprits incapables de répondre aux appels de la raison1

. Identifiés à cette classe dans une société future, ils ont un rôle alors liés au sacerdoce, chargés dès lors de seconder le mouvement de propagande qui dénonce les injustices régnantes.2

L’art revêt alors deux fonctions critiques et prophétiques, qui structurent les différentes conceptions esthétiques mises en œuvre par les divers courants socialistes et républicain de l’époque : l’artiste est alors chargé d’imaginer un monde libéré des contraintes de la civilisation, où l’homme se délecte dans l’harmonie parfaite3

. Cette vision parfaite de l’art social constitue une utopie vouée à l’échec, dans la mesure où l’on ne tient pas compte des besoins réels du public concerné, auprès duquel on cherche à faire reproduire les habitus culturels de la classe bourgeoise, quant à leurs goûts et leurs comportements. D’ailleurs, sous le Second Empire l’art social connaît un coup d’arrêt. En effet, Napoléon III (1808-1873) n’est pas insensible à l’idéologie socialiste d’une démocratisation de la culture, mais il envisage les arts comme des instruments de moralisation et d’industrialisation4. Ce qui explique la naissance des textes sur le statut des arts décoratifs et leur enseignement au sein de l’Empire. En découle la question sur la formation des ouvriers et des objets d’usage à bon marché. Rossella Froissart démontre ainsi comment cette trajectoire est rendue plus ardue à cause de l’éclipse de l’artisanat au profit des processus industriels, nécessitant de repenser les relations entre les notions de l’art et l’utile dans un contexte où le travail mécanique, la consommation de masse et le rationalisme sont en plein essor.

Afin d’affiner cette réflexion, l’art social sous Napoléon III est représenté par Pierre-Joseph Proudhon dans un texte paru après sa mort en 1865, Du principe de l’art et sa

destination sociale, qui pose la question de manière franche et frontale. Le philosophe

s’adresse directement aux artistes pour les amener à participer au perfectionnement physique et moral de notre espèce et, pour rejoindre le concept de N. Mcwilliam précédemment évoqué, à l’édification de la société harmonieuse5

. Il propose aux artistes d’assujettir les conventions

1 McWilliam Neil, « Une esthétique révolutionnaire ? La politique de l’art social aux alentours de 1820-1850 », Arts et Sociétés [en ligne], disponible via http://www.artsetsocietes.org/f/f-william.html, [consulté le 14/10/2016]

2 MCWILLIAM Neil, MÉNEUX Catherine, RAMOS Julie, « Introduction », op. cit., p. 18. 3 Ibid.

4 Id., p. 24.

esthétiques établies aux exigences des formes populaires, et particulièrement l’imagerie accessible aux masses. C’est ainsi que par exemple, il implore les peintres de s’inspirer du présent (et non de sujets Antiques), de s’inscrire dans une démarche réaliste, puis de diffuser leur œuvres, faisant références notamment à celles du peintre Gustave Courbet (1819-1877). En réaction au courant académique qui s’attelle à ne représenter que des scènes mythologiques, l’art doit alors représenter la réalité de la condition humaine, s’ancrer dans le monde réel et en être le témoin pour réaliser sa fonction d’art social.1

Le statut de l’art social est repensé à la fin du XIXe siècle notamment face aux découvertes liées à la psychologie et à la physiologie. Dès lors, Jean-Marie Guyau (1854-1888) et Gabriel Tarde (1843-1904) vont affirmer la nature foncièrement sociale de l’art dont le but est de produire une émotion esthétique d’un caractère social, par opposition à la mise en question des conditions de vie actuelle ou la vision d’un bonheur à atteindre dans l’avenir2

. Par extension, la nature sociale de l’art réside dans sa capacité à « élargir la vie du vivant au-delà de son individualité » de telle manière que le plaisir esthétique n’a rien d’un jeu auto-suffisant ou d’un acte de contemplation désintéressé mais au contraire, le moment de la vie la plus active, la force par laquelle l’être est conduit à se dépasser vers la pure socialité3. Ainsi pour J.-M. Guyau , « le pouvoir socialisateur de l’art n’est pas d’organiser des individus mais de des-individualiser la société »4.

L’avènement de la III République nous amène à étudier une autre tournure de l’art social. En effet, la République qui s’appuie sur des valeurs de citoyenneté, de démocratie et de liberté, conduit à une modification dans le champ artistique. Une nouvelle conception de l’utilité sociale et politique de l’art émerge alors légitimant les institutions léguées par la monarchie et le Second Empire5

. Néanmoins, l’état soutient des institutions controversées, telle que les Beaux-Arts, et cautionne le modèle académique opposé à l’art utile et gardien d’une culture savante. Un échange d’intérêts entre l’État et la communauté artistique se crée. En effet, l’État offre du travail à l’artiste, il lui passe des commandes et lui garantit la liberté tout en lui facilitant la diffusion de ses œuvres, soit des commandes pour l’espace public accessibles et visibles de tous les citoyens6

. Ces commandes, et cette diffusion, interviennent principalement dans le domaine de la peinture, notamment avec le Salon et les musées.

Par opposition à cette définition de l’art social, cette période de l’histoire se voit doter

1 PROUDHON Pierre-Joseph, Du principe de l’art et sa destination sociale, Dijon, Les presses du réel, 2002. 2 MCWILLIAM Neil, MÉNEUX Catherine, RAMOS Julie, « Introduction », ibid.

3 Ibid.

4 Ibid.

5 Ibid.

d’une autre politique dans le domaine des arts industriels. On y prône une éducation basée sur une esthétique scientifique compatible avec l’utilisation de la machine qui vise à unifier la culture de l’ouvrier, de l’industriel et de l’artiste. Dès lors il s’agit d’encourager les industries d’art en vue de contribuer à la prospérité nationale et au prestige culturel de la France et non pas de mettre l’art moderne au service du peuple1

. Cela aboutit à envisager un système peu cohérent, où l’on trouve d’un côté le grand art et l’individu artiste, de l’autre les industries et les ouvriers d’art dont le mauvais goût doit être combattu par des artistes conscients de leur rôle économique et social. Cette politique menée tout au long de cette troisième République se détourne des conditions de vie difficiles des populations. C’est alors que autour de 1890 émergent les mouvements ouvriers et des progrès du socialisme, mettant en avant la question sociale au premier plan. Cela amène en cette fin de XIXe siècle à une remise en question de l’art des « classes supérieures » pour lui assigner de nouvelles fonctions2

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