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Un projet pour l’épanouissement humain

À ses activités de compositeur et de pédagogue, s’ajoute celle de conférencier. L’ensemble des conférences de Kœchlin, publiques ou radiophoniques, ont une dimension pédagogique. Cela représente cent-seize textes couvrant une période allant de 1909 à 1948, dont quatre-vingt-quinze ont été prononcés à la radio. Activité régulière, elle s’intensifie au début de la Deuxième Guerre Mondiale, donnant au compositeur une place en tant qu’intellectuel qui diffuse des savoirs musicaux non seulement pour l’élite parisienne, dans un premier temps, mais aussi pour le peuple, dans le cadre d’un mouvement national de démocratisation de l’accès à la culture à partir des années 1930. La Grande Guerre ne l’empêche pas de continuer à prononcer ses conférences, et estime que poursuivre cette activité est comme une

contribution patriotique à la défense de la nation, mais il le fait librement sans influence idéologique. Il est un artiste et un intellectuel libre, liberté qu’il revendiqua toute sa vie. D’ailleurs, il s’oppose à la politisation du musicien, et rejette la conception nationaliste exclusive de l’art. Pour lui, l’art, la musique, peuvent aider à surmonter la guerre dans la mesure où ils portent en eux des valeurs universelles. Les conférences de Kœchlin sont animées par la volonté de régénérer les esprits en leur faisant percevoir cependant la beauté de la musique, tout en défendant les œuvres de ses contemporains français. Si dans un premier temps les conférences sont destinées aux salons bourgeois, Kœchlin est sollicité dès 1927 pour intervenir dans des sociétés ou des institutions musicales telles les conservatoires, la Schola Cantorum, et même jusque dans les universités américaines de Berkeley et de San Diego situées en Californie.

Comme nous l’avons vu plus haut, n’ayant pas réussi à obtenir un poste fixe dans une institution comme le Conservatoire ou l’École Normale, ses conférences lui permettent de diffuser sa pensée en dehors de ces structures académiques. Kœchlin présente ses conférences comme faites par un musicien au discours raisonné ; pour lui, le musicien du XXe siècle doit avoir de l’esprit. Le contenu de ses conférences a généralement pour sujet une histoire française du langage musical, la présentation des compositeurs français du passé, qui représentent la tradition, et ceux du présent qui incarnent la modernité. Durant sa période cinéphile, le sujet de la musique et du cinéma font partie de ses conférences. D’autre part, ses conférences sont aussi un engagement social, idée exprimée dès 1917 dans celle intitulée « L’art pour tous. Examen et discussion des idées de Tolstoï et Romain Rolland ». Pour Kœchlin, l’art doit pouvoir être accessible à tous, et ajoute que l’expérience esthétique est une nécessité vitale pour l’homme ; l’art a un rôle civilisateur. C’est à ce titre qu’il souhaite faire l’éducation musicale du peuple à travers des conférences associées à des concerts, tout en encourageant le développement des sociétés chorales, instrumentales et des concerts à un niveau national, pour l’amélioration de la culture des citoyens de toutes conditions sociales. La musique et la culture ne peuvent plus être le privilège d’une élite dans la mesure où, selon Kœchlin, elles sont une manifestation culturelle et sociale fondamentale qui doit être reliée aux autres faits sociaux et aux disciplines artistiques en lui faisant une place dans l’éducation. Il prend alors conscience de la nécessité d’une politique culturelle, d’une intervention de l’État et d’une éducation de la nation. Toujours soucieux de rendre la culture musicale accessible au plus grand nombre, il conçoit en 1921 un programme national d’enseignement de l’histoire de la musique pour les conservatoires, l’enseignement primaire, secondaire et universitaire. Par ailleurs, il préconise l’organisation de concerts de musique de chambre bon

marché, voire gratuit pour les étudiants. Encourageant la pratique amateur, il incite à la création de chorales, d’Orphéons et de concerts ouvriers. L’éducation musicale doit se faire aussi à l’école primaire par le chant, au lycée avec des cours d’histoire de la musique et d’histoire de l’art. Kœchlin souhaite voir également la musique entrer dans les universités où seraient enseignées l’histoire de la musique, l’esthétique et la philosophie musicale. De plus, dans une causerie de 1937 pour Radio-Liberté, Kœchlin promeut le concert scolaire grâce à la diffusion hebdomadaire de concerts dans les écoles. À partir de 1937, l’auditoire du conférencier s’agrandit. Alors qu’il cherche à concrétiser ses idées d’art social comme décrit plus haut, Kœchlin intervient dans des associations culturelles comme la Maison de la Culture1

, mais aussi à la radio. Grâce à ce médium, alors nouveau pour l’époque, ses causeries radiophoniques peuvent atteindre un public plus large, toutes classes sociales confondues, au niveau nationale.

Kœchlin porte un regard critique sur son temps, c’est-à-dire une civilisation technique et industrielle qui déshumanise et aliène, où la plupart de la population n’a pas accès à l’art. Il pense également aux conditions dans lesquelles l’ouvrier vit et travaille, côtoyant la laideur issue de la société moderne. De plus, il déplore que l’art soit réservé à une élite et que l’on cantonne le peuple dans un goût musical médiocre avec les airs à succès2. Or, Kœchlin veut y remédier car pour lui l’art est indispensable pour l’épanouissement humain. En réaction contre la culture de masse qui créé une séparation entre la musique savante et la musique populaire, Kœchlin a pour ambition de rehausser le peuple en éduquant son goût, en l’occurrence avec le concours de la radio, vu comme un bon moyen de diffusion d’une culture savante vers les masses. Cependant, lors de ses voyages aux États-Unis, il découvre comment la plupart des compositeurs s’abaissent à écrire une musique qui plaise au public afin d’assurer leurs conditions matérielles. C’est pourquoi il met en garde les musiciens face à cette société ses « […] méfaits d’une modernité où le matérialisme, la course au profit et ce qu’il appelle la « tyrannie du sens pratique » »3

qui aliènent leur liberté créatrice, écueil dans lequel ils ne doivent pas tomber.

Politiquement, les idées du compositeur s’apparentent à celles de la gauche, voire des communistes dans son attitude anticapitaliste. Cependant, certainement de par son éducation, il maintient des idées conservatrices qui évoquent traditionnellement la droite, notamment sa préférence pour un régime politique de type aristocratique et son rejet du suffrage universel.

1 Créée en 1936 sous le gouvernement du Front Populaire à l’initiative du Parti Communiste Français, elle avait pour mission de faire rayonner la culture dans les couches populaires de la société française, tout en cherchant dans le même temps de nouveaux adhérents au parti.

2 CAILLET Aude, Charles Kœchlin, l’art de la liberté, Anglet, Séguier, 2001, p. 156-157. 3 Ibid.

Sa convergence communiste se situe au niveau moral et social. Dans les années trente, le Parti Communiste, alors en vogue dans toute l’Europe, se présente aux yeux de certains intellectuels comme l’occasion de procéder aux changements qui amèneraient vers la nouvelle société à laquelle ils aspirent : un monde pacifiste et humain, où la culture aurait un rôle social et contribuerait au développement de l’esprit des individus. En effet, au lendemain du krach boursier de 1929, le monde plonge dans une récession accompagnée d’une augmentation du chômage et de la misère. Les années trente sont ainsi marquées par un sentiment de crise de la civilisation occidentale, éprouvées par les intellectuels et les artistes qui les amène à repenser la politique, l’économie et le social. Dans le même temps, la montée des totalitarismes provoque des mouvements antifascistes, entretenus et dirigés par les communistes qui tentent de rallier les intellectuels et les artistes à leur cause. C’est dans ce contexte troublé que Kœchlin milite pour la paix en participant aux réunions du Rassemblement Universel pour la Paix (R.U.P.) entre 1936 et 1938. Il signe un appel au gouvernement contre la guerre rédigé par l’Association internationale des écrivains pour la défense de la culture en 1938. L’année suivante, le compositeur y adhère, sur invitation de l’écrivain Jean-Richard Bloch (1884-1947), à rejoindre l’Association des intellectuels contre la guerre.

L’engagement politique de Kœchlin est plus un soutien, contrairement à son engagement social guidé par ses convictions esthétiques. Dans les années 1890, il se plaisait déjà à diriger régulièrement les chœurs des Universités Populaires. Selon lui, l’artiste doit être au contact de l’humanité. Bien des années plus tard cet engagement se concrétise dans sa participation aux activités de la Fédération Musicale Populaire (F.M.P.), en contribuant à la formation d’un répertoire nouveau pour le peuple. Il sélectionne les œuvres interprétées par les formations chorales et instrumentales de la F.M.P., et compose même des œuvres sans tomber dans une musique d’esthétique « facile », mais au contraire dans une écriture savante à la fois claire et simple. Pour mener à bien cette entreprise, il puise dans le répertoire populaire de différentes régions françaises qu’il réactualise dans ses propres arrangements, mais compose aussi des œuvres originales répondant à son ambition tels les quatre Chorals pour des fêtes populaires op. 153 (1935-1936) pour orchestre d’harmonie, La Victoire (1936) pour orchestre d’harmonie et chœur, ou encore Idylle op. 155 bis (1936) pour deux clarinettes ou violon et alto.

Kœchlin est un humaniste et un pacifiste qui rêve d’une société nouvelle plus humaine, sensible, qui élève les individus dans l’intelligence et le collectif. Selon le compositeur, la musique, dont le musicien est le serviteur nécessaire ayant aussi une responsabilité sociale, et

de manière plus générale la culture au sens large, a pour fonction l’épanouissement humain, dans une société où le commun des mortels est écrasé par le travail et le contexte politique d’alors. Comme il l’écrit en 1936 dans La Musique et le Peuple, la musique est « […] nécessité vitale, comme toute manifestation de beauté qui traduit la vie, qui nous aide à vivre, nous réconforte, et plus que toute chose vient nous aider au progrès de l’humanité. »1

Ainsi, l’action pédagogique et musicale de Kœchlin est tournée vers le peuple, dans le dessein de rendre la musique accessible au plus grand nombre et émanciper le peuple sur le plan culturel. Cette préoccupation du compositeur devenait de plus en plus commune aux musiciens dans un monde qui connaît la montée des totalitarismes, accompagné d’une crise financière, dans l’Europe de la première moitié du XXe siècle. Si Kœchlin a pu œuvrer dans un régime démocratique sans être inquiété par des répressions politiques, ce ne fut pas le cas du compositeur portugais Luís de Freitas Branco, son exact contemporain, qui partageait les idées du musicien français.

C

HAPITRE

VII

Art social et éducation en régime dictatorial :

Luís de Freitas Branco (1890-1955)

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Parmi les musiciens ayant mené une action engagée avec la musique, il en est un qui reste inconnu de la plupart des musicologues et mélomanes, Luís de Freitas Branco. À la fois compositeur, pédagogue et musicographe, il est l’une des plus importantes figures de la musique savante portugaise de la première moitié du XXe siècle. Avec José Vianna da Motta (1868-1948)1

et d’autres, il enrichit le répertoire de musique instrumentale, tout en rapprochant la musique portugaise des courants esthétiques européens les plus modernes de l’époque, mais il a également contribué à rénover l’enseignement musical portugais, et à lui donner une littérature musicale qui lui faisait alors défaut. Homme pensant doté d’une immense culture, Freitas Branco a réfléchi à la condition de l’art, de l’artiste et des êtres humains dans le contexte mondial tourmenté de la première moitié du XXe siècle, et particulièrement dans la société portugaise troublée par ses propres événements politiques.